Le pacifisme révolutionnaire peut-il engendrer la paix ?




Le pacifisme révolutionnaire peut-il engendrer la paix ?

 Par Noam Chomsky

Transcription complète de l’intervention de Noam Chomsky le 2 novembre 2011 à la conférence de Sydney Peace Prize, « Pacifisme Révolutionnaire : Choix et Perspectives », devant 2000 personnes qui lui ont réservé un « standing ovation ».


Comme nous le savons tous, les Nations Unies ont été fondées « pour épargner aux générations futures les affres de la guerre ». Ces mots ne peuvent susciter qu’une profonde tristesse lorsque l’on voit ce qu’il en est advenu, même s’il y a eu quelques améliorations notables, notamment en Europe.

Pendant des siècles, l’Europe a été l’endroit le plus violent de la planète, avec des conflits internes meurtriers et destructeurs qui ont forgé une culture de guerre qui a permis à l’Europe de conquérir une bonne partie du reste du monde, en choquant y compris leurs victimes qui n’étaient pas vraiment des pacifistes, mais qui pourtant « étaient épouvantés par la fureur destructrice de l’art de la guerre européen, » selon les termes d’un historien militaire britannique Geoffrey Parker. Ce qui a aussi permis à l’Europe d’imposer à ses conquêtes ce qu’Adam Smith a appelé « l’injustice sauvage des Européens », avec l’Angleterre en tête, ce qu’il n’a pas manqué de souligner.

La conquête globale a pris une tournure particulièrement horrible dans ce qu’on appelle parfois « l’Anglosphère », l’Angleterre et ses territoires, les sociétés coloniales, où les sociétés indigènes ont été ravagées et leurs populations chassées ou exterminées. Mais depuis 1945 l’Europe est devenue à l’intérieur de ses frontières l’endroit le plus pacifique et par de nombreux aspects le plus humain de la terre – ce qui constitue l’origine d’une partie de ses souffrances actuelles, un sujet important que je n’aurais pas le temps d’aborder.

Chez les chercheurs, cette transition dramatique est souvent attribuée à la théorie de la « paix démocratique », à savoir que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. Il ne faut cependant pas oublier que les Européens ont aussi fini par réaliser que la prochaine fois qu’ils se livreraient à leur passe-temps préféré qui consiste à se massacrer entre eux serait aussi la dernière : la civilisation avait développé des moyens de destruction tels qu’on ne pouvait les employer que contre des cibles trop faibles pour riposter, ce qui constitue en soi le résumé d’une bonne partie de l’épouvantable histoire de l’après Seconde Guerre Mondiale. La menace n’a pas disparu. Les affrontements entre les Etats-Unis et l’URSS ont frôlé le conflit nucléaire et de manière extrêmement choquante lorsqu’on les examine de plus près.

Et la menace d’une guerre nucléaire n’est que trop présente - c’est un sujet sur lequel je reviendrai brièvement.
Pouvons-nous au moins limiter les ravages de la guerre ? Une des réponses est donnée par les pacifistes absolus, dont font partie des personnes que je respecte mais avec lesquels je ne suis pas d’accord.

Une position plus convaincante, je crois, est celle du penseur pacifiste et militant social AJ Muste, une des grandes figures du 20ème siècle aux Etats-Unis, à mon avis. C’est ce qu’il a appelé le « pacifisme révolutionnaire ». Muste méprisait la lutte pour la paix si elle n’était accompagnée de la lutte pour la justice. Il insistait que « il faut être un révolutionnaire avant de pouvoir être un pacifiste » - par là il voulait dire qu’il nous faut cesser « d’acquiescer (si) facilement dans des conditions si maléfiques » et qu’il nous faut traiter « avec honnêteté et de manière appropriée ce qui constitue 90% de notre problème » - « la violence sur lequel est basé le système actuel, et tout le mal – matériel et spirituel – qui en résulte pour les masses à travers le monde » Si non, disait-il, « il y a quelque chose de ridicule, et peut-être d’hypocrite, à nous préoccuper des 10% composés de la violence exercée par les rebelles contre l’oppression » - quel que soit le niveau de cette violence.

Muste se heurtait au problème le plus difficile à résoudre pour un pacifiste, la question de savoir s’il faut participer à une guerre antifasciste. En écrivant sur la position de Muste il y a 45 ans, j’avais noté sa mise en garde que « Après une guerre, le problème est le vainqueur. Il croit qu’il vient de prouver que la guerre et la violence paient. Qui lui donnera une leçon ? » Sa remarque était plus que judicieuse à l’époque où les guerres d’Indochine faisaient rage. Et toute aussi judicieuse depuis.

Les alliés n’ont pas combattu « une bonne guerre », comme elle est souvent appelée, à cause des crimes affreux du fascisme. Avant leurs attaques contre les puissances occidentales, les fascistes étaient plutôt bien considérés, particulièrement cet « admirable gentleman italien », comme disait FDR (Président Roosevelt - NDT) à propos de Mussolini. Même Hitler était considéré par le Département d’Etat comme un « modéré » qui faisait barrage aux extrémistes de tous bords. Les Britanniques étaient encore plus sympathisants, particulièrement les milieux d’affaires. Le proche confident de Roosevelt, Sumner Welles, a rapporté au président que l’accord de Munich qui avait dépecé la Tchécoslovaquie « représente une occasion pour les nations du monde de créer un nouvel ordre mondial basé sur la justice et la loi, » et où les Nazis modérés pourraient jouer un rôle clé.

En avril 1941, l’homme d’état influent George Kennan, le plus pacifiste des faucons de l’après-guerre, a écrit depuis son poste consulaire à Berlin que les dirigeants allemands n’avaient aucune envie « de voir d’autres peuples souffrir sous le règne allemand », qu’ils « avaient très envie de voir leur nouveaux sujets heureux sous leur gouvernance, » et qu’ils faisaient « d’importants compromis » pour trouver une solution heureuse.

A l’époque, les horribles évènements de l’Holocauste étaient déjà bien connus, mais ces derniers ont été à peine abordés lors des procès de Nuremberg qui se sont focalisés sur l’agression, « le crime international par excellence, celui qui englobe et entraîne tous les autres crimes » : en Indochine, en Irak, et en bien d’autres lieux et sur lesquels il y aurait bien de choses à dire.

Les horribles crimes du fascisme japonais ont été virtuellement ignorés dans les accords à la fin de la guerre. L’agression du Japon a commencé il y a exactement 80 ans, avec la mise en scène de l’incident de Mukden, mais pour l’Occident, l’agression débuta 10 ans plus tard, avec l’attaque des bases militaires situées sur deux colonies US. L’Inde et d’autres grands pays asiatiques refusèrent de participer à la conférence du Traité de Paix à San Francisco en 1951 parce que les crimes commis par le Japon en Asie n’y étaient pas abordés – et aussi à cause de l’installation d’une grande base militaire US sur l’île (japonaise) d’Okinawa, toujours présente malgré les protestations vigoureuses de la population.

Il est utile de réfléchir à plusieurs aspects de l’attaque contre Pearl Harbor. Un est la réaction de l’historien et conseiller de Kennedy, Arthur Schlesinger, devant le bombardement de Bagdad en mars 2003. Il a rappelé les mots prononcés par FDR lors du bombardement de Pearl Harbor par le Japon, et qui a parlé d’une « date qui entrera dans l’histoire comme une infamie ».

« Aujourd’hui ce sont les Américains qui sont entrés dans l’infamie », a écrit Schlesinger au moment où notre gouvernement adoptait les méthodes du Japon Impérial. Ce sont des réflexions qui ont été à peine esquissées ailleurs dans la grande presse pour ensuite être rapidement évacuées : je n’ai trouvé aucune mention de cette déclaration lors des éloges prononcées sur Schlesinger quelques années plus tard, à l’occasion de son décès.

Nous pouvons aussi apprendre beaucoup sur nous mêmes en développant la remarque de Schlesinger. Selon les critères en vigueur aujourd’hui, les attaques du Japon seraient justifiées et même méritées. Après tout, le Japon ne faisait qu’exercer la doctrine tant louée de l’autodéfense préventive en bombardant les bases militaires à Hawaï et aux Philippines, deux colonies US, et avec des justifications bien plus sérieuses que tout ce que Bush ou Blair ont réussi à trouver lorsqu’ils ont eux-mêmes adopté la politique du Japon Impérial en 2003.

Les dirigeants japonais étaient parfaitement au courant des Forteresses Volantes B-17 qui sortaient des usines de Boeing, et ils pouvaient lire dans la presse Américaine que ces machines à tuer étaient capables d’incendier Tokyo, « une ville construite de papier de riz et de bois ».

En novembre 1940, un plan pour « bombarder Tokyo et d’autres grandes villes » fut accueilli avec enthousiasme par le Secrétaire d’Etat Cordell Hull. FDR était « tout simplement enchanté » par ce plan visant à « incendier le cœur industriel de l’Empire par des attaques avec des bombes incendiaires sur les fourmilières de bambou de Honshu et Kyushu, » ainsi que le soulignait l’auteur, le général de l’Armée de l’Air Chennault. En juillet 1941, l’Armée de l’air a envoyé des B-17 vers l’Asie et a affecté la moitié des grands bombardiers à cette région après les avoir retirés des voies maritimes de l’Atlantique. Ils devaient être employés en cas de besoin « pour mettre à feu les villes de papier du Japon », selon le Général George Marshall, le principal conseiller militaire de Roosevelt, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue trois semaines avant Pearl Harbor.

Quatre jours plus tard, le correspondant du New York Times Arthur Krock révéla des plans américains pour bombarder le Japon à partir des bases sibériennes et philippines, où l’Armée de l’Air faisaient parvenir en hâte des bombes incendiaires destinées à des cibles civiles. Les Etats-Unis savaient, par l’interception de messages codés, que le Japon était au courant de ces plans.

L’Histoire nous fournit de nombreux éléments qui confirment la conclusion de Muste selon qui « après une guerre, le problème est le vainqueur, il croit qu’il vient de prouver que la guerre et la violence paient ». Et la véritable réponse à la question de Muste, « qui lui donnera une leçon ? » ne peut être que chez les peuples eux-mêmes pour peu qu’ils adhèrent à quelques principes moraux élémentaires.

Même le plus controversé de ces principes pourrait avoir un impact majeur sur la fin de l’injustice et de la guerre. Considérez le principe d’universalité, peut-être le principe le plus élémentaire des principes moraux : nous nous imposons les mêmes critères que nous exigeons aux autres, sinon plus strictes. Ce principe est universel, ou pratiquement, à trois égards : on le retrouve sous une forme ou une autre dans tous les codes éthiques ; il est universellement applaudi en paroles en constamment violé en actes. Le fait est évident et préoccupant.

Ce principe s’accompagne aussi d’un corollaire simple et qui connaît le même sort : nous devrions dépenser notre énergie là où nous avons la possibilité d’exercer une influence, typiquement dans les situations où nous avons une part responsabilité. C’est quelque chose qui va de soi lorsqu’il s’agit de nos ennemis. Personne par exemple ne s’intéresse aux intellectuels iraniens qui se joignent aux religieux au pouvoir pour condamner les crimes d’Israël ou des Etats-Unis. Ce que nous leur demandons, c’est de dire ce qu’ils pensent de leur propre gouvernement.

Nous avons rendu hommage aux dissidents Soviétiques selon le même principe. Bien sûr, la réaction au sein de leurs propres sociétés est différente. Leurs dissidents sont condamnés pour « anti-soviétisme » ou comme supporters du Grand Satan, à l’instar de leurs contreparties ici qui sont condamnés pour « antiaméricanisme » ou comme supporters du dernier ennemi officiellement désigné en date. Et bien sûr, la punition à l’encontre de ceux qui adhèrent à ces principes élémentaires peut être sévère, selon la nature de la société.

Dans la Tchécoslovaquie de l’ère soviétique, par exemple, Vaclav Havel fut emprisonné. Dans le même temps, ses contreparties au Salvador dirigé par les Etats-Unis se faisaient exploser la cervelle par des bataillons d’élite fraîchement débarquées de l’école militaire John F. Kennedy en Caroline du Nord, et agissant sous les ordres explicites du Haut Commandement, qui entretenait d’excellentes relations avec Washington. Tout le monde connaît et respecte Havel pour sa résistance courageuse, mais qui serait capable de citer un seul nom de ces dirigeants intellectuels d’Amérique latine, des prêtres jésuites, qui sont entrés dans la longue liste sanglante des victimes de la brigade Atlacatl peu de temps après la chute du mur de Berlin – en compagnie de leur femme de ménage et de sa fille, car l’ordre avait été donné de ne laisser aucun témoin ?

Et avant qu’on ne nous objecte qu’il s’agissait d’une exception, rappelons ce truisme des milieux universitaires latino-américains, que l’historien John Coatsworth indique dans son « Cambridge University History of the Cold War » récemment publié : de 1960 à « l’effondrement Soviétique en 1990, le nombre de prisonniers politiques, victimes de torture et exécutions de dissidents pacifiques en Amérique latine a très largement dépassé ceux de l’Union Soviétique et de ses pays satellites européens. » Parmi les assassinés se trouvaient de nombreux martyrs religieux, et il y avait aussi de nombreux massacres en masse, toujours soutenus ou initiés par Washington. Et la date de 1960 est très significative, pour des raisons que nous connaissons tous mais que je n’ai pas le temps d’aborder.

En Occident, tout ceci a « disparu », pour emprunter la terminologie de nos victimes latino-américaines. Malheureusement, ce sont des traits caractéristiques d’une culture intellectuelle et morale qui prend ses sources très loin dans l’histoire. Je crois qu’ils soulignent de façon très éloquente la phrase de Muste.

Si nous espérons un jour être dignes des nobles principes dont nous nous réclamons avec passion, et pouvoir réaliser le rêve original des Nations Unies, il nous faut réfléchir attentivement aux choix importants qui ont été faits, et qui sont faits encore chaque jour – sans oublier « la violence sur lequel est basé le système actuel, et tout le mal – matériel et spirituel – qui en résulte pour les masses à travers le monde ». Parmi ces masses on trouve 6 millions d’enfants qui meurent chaque année par manque de soins médicaux élémentaires que les pays riches pourraient fournir sans même que cela se fasse sentir dans leurs budgets. Et un milliard sont au bord de la famine ou pire, mais certainement pas hors d’atteinte de notre aide.

Il ne faut jamais oublier non plus que notre richesse provient pour une bonne part des tragédies que d’autres subissent. C’est particulièrement évident au sein de l’Anglosphère. Je vis dans une banlieue confortable de Boston. Ceux qui vivaient là avant ont été les victimes de « la véritable extirpation de tous les indiens de la plupart des régions peuplées de l’Union » par des moyens « plus destructeurs envers les indiens natifs que ceux des conquistadors du Mexique et du Pérou » - jugement prononcé par le premier Secrétaire à la Guerre des colonies nouvellement libérées, le Général Henry Knox.

Ils ont connu le sort de « cette race malheureuse d’Américains natifs, que nous sommes en train d’exterminer sans pitié et avec une telle cruauté... parmi les crimes abominables de cette nation, sur qui, je crois, Dieu portera un jour son jugement. » - selon les mots du grand stratège John Quincy Adams, auteur intellectuel du Destin Manifeste et de la Doctrine Monroe, bien après qu’il eut lui-même contribué à ces crimes abominables. Et les Australiens n’auraient aucun mal à fournir d’autres exemples.

Quel que soit le jugement de Dieu, celui de l’homme est loin des attentes exprimées par Adams. Pour ne mentionner que quelques cas récents, examinons ce que je crois sont les deux journaux de la gauche-libérale intellectuelle les plus réputés de l’Anglosphère, le New York et le London Reviews of Books.

Dans le premier, un éminent commentateur a récemment raconté ce qu’il avait appris des travaux de « l’historien héroïque » Edmund Morgan : à savoir, que lorsque Christophe Colomb et les premiers explorateurs sont arrivés « ils ont trouvé continent immense clairsemée d’agriculteurs et de chasseurs... Dans un monde illimité et vierge qui s’étendait depuis la jungle tropicale jusqu’aux glaces du nord, il n’y avait pas plus d’un million d’habitants. » Ce chiffre est faux de plusieurs dizaines de millions et « l’immensité » en question comprenait des civilisations avancées. Ce sont des faits bien connus depuis longtemps par tous ceux qui ont choisi de savoir.

Aucun courrier de lecteurs n’a été publié pour dénoncer ce véritable déni colossal de génocide. Chez leurs collègues du journal The London, un historien reconnu a mentionné en passant « les mauvais traitements infligés aux Américains natifs », sans provoquer plus de commentaires. Il est évident que nous n’accepterions jamais le terme de « mauvais traitements » pour désigner des crimes comparables ou même moins graves commis par nos ennemis.

Après des siècles de déni, la reconnaissance des crimes abominables dont nous tirons énormément profit serait un bon début.

Là où je vis, une des principales tribus s’appelait les Wampanoag. Ils ont encore une réserve pas très loin. Leur langue a disparu il y a bien longtemps. Mais par une remarquable prouesse universitaire et un dévouement envers les droits humains les plus élémentaires, leur langue a été reconstituée à partir de textes de missionnaires et d’éléments comparatifs et nous avons pour la première fois en cent ans une personne qui parle cette langue, la fille de Jennie Little Doe, qui est devenue la première personne à la parler couramment. C’est une ancienne élève du MIT (Massachusetts Institute of Technologie), qui a travaillé avec mon ami et collègue, le feu Kenneth Hale, un des linguistes les plus remarquables des temps modernes.

Parmi ses nombreux travaux, il y a son rôle moteur dans l’étude des langues aborigènes de l’Australie. Il était aussi très engagé dans la défense des droits des peuples indigènes, et aussi un militant dévoué pour la paix et la justice. Il a été capable de transformer notre département au MIT en un centre d’études des langues indigènes et de défense active des droits indigènes sur le continent Américain et au-delà.

La renaissance de la langue Wampanoag a revitalisé la tribu. Une langue, c’est plus que des sons et des mots. C’est la base de la culture, de l’histoire, des traditions, toute la richesse de la société et de la vie humaine. La perte d’une langue constitue un coup dur non seulement pour la communauté elle-même mais aussi pour tous ceux qui espèrent comprendre quelque chose à la nature humaine, à sa capacité et ses accomplissements. Elle constitue bien-sûr un coup particulièrement dur pour tous ceux qui sont attachés à la variété des langues humaines, un composant essentiel des facultés intellectuelles supérieures de l’homme.

On pourrait accomplir d’autres gestes similaires, très insuffisants mais symboliques en guise de repentir pour les péchés abominables sur lesquels reposent notre richesse et notre pouvoir.

Puisque nous commémorons des anniversaires, tels que celui des attaques japonaises d’il y a 70 ans, il y en a plusieurs importants qui tombent à peu près à cette période et desquels ont peut tirer des leçons à la fois pour notre culture et pour des actions concrètes. Je n’en citerai que quelques uns.

L’occident vient de commémorer le dixième anniversaire des attaques terroristes du 11 Septembre et de ce qu’on a appelé à l’époque, mais plus maintenant, « l’invasion glorieuse » de l’Afghanistan, suivie de près par l’invasion encore plus glorieuse de l’Irak. Le dossier du 11/9 a été partiellement clos par l’assassinat du principal suspect, Oussama Ben Laden, par des commandos US qui ont envahi le Pakistan, l’ont attrapé et puis l’ont assassiné, avant de se débarrasser de son corps sans autopsie.

J’ai bien dit « suspect principal », en référence à ce vieux principe oublié depuis longtemps et appelé la « présomption d’innocence ».

Le dernier numéro du principal journal US d’études sur les relations internationales publie plusieurs discussions sur les procès de Nuremberg contre certains des plus grands criminels de l’histoire. Nous y lisons que « la décision des Etats-Unis de poursuivre en justice, plutôt que d’appliquer une vengeance brutale, représente une victoire de la tradition américaine du droit et de cette marque particulière de légalisme à l’américaine : la punition est réservée à ceux qui sont prouvés coupables par un procès accompagné d’un arsenal de protections juridiques. »

Le journal est paru au moment même où on célébrait l’abandon de ce principe et ce d’une manière dramatique alors que la campagne d’assassinat de suspects, et les « dommages collatéraux » inévitables qui les accompagnent, continuent de s’étendre sous les applaudissements.

Il y en a qui n’applaudissent pas. Le principal quotidien Pakistanais a récemment publié une étude sur les effets des attaques par drones et autres terrorismes des Etats-Unis. L’étude a montré qu’ « environ 80% des habitants des régions tribales du Sud et Nord Waziristan sont affectés par des troubles mentaux tandis que 60% de ceux du Peshawar frisent le cas clinique si le problème n’était pas réglé immédiatement, » et a prévenu que « la survie de notre jeune génération » était en jeu. En partie pour ces raisons, la haine de l’Amérique a atteint des niveaux phénoménaux, qui sont montés encore plus haut après l’assassinat de Ben Laden.

Une des conséquences a été des tirs par dessus la frontière sur des bases de l’armée d’occupation US situées en Afghanistan – ce qui a provoqué une sévère condamnation du Pakistan pour son absence de coopération dans la guerre US à laquelle les Pakistanais sont massivement opposés, adoptant la même position que lors de l’occupation de l’Afghanistan par les Russes. Une position saluée à l’époque mais condamnée aujourd’hui.

La littérature spécialisée et même l’ambassade US à Islamabad a prévenu que les pressions exercées sur le Pakistan pour le faire participer à l’invasion américaine, ainsi que les attaques US contre le Pakistan, sont en train de « déstabiliser et radicaliser le Pakistan, créant le risque d’une catastrophe géopolitique pour les Etats-Unis - et le monde – d’une ampleur qui dépasserait largement tout ce qui pourrait survenir en Afghanistan » – selon l’analyste en affaires militaires britanniques et pakistanaises, Anatol Lieven. L’assassinat de Ben Laden a fortement augmenté ce risque, chose qui a été ignorée dans l’enthousiasme général affichée lors de l’assassinat d’un suspect.

Les commandos US avaient reçu l’ordre de livrer combat si nécessaire pour rebrousser chemin. Ils auraient certainement bénéficié d’une couverture aérienne, peut-être plus, auquel cas le risque était celui d’une confrontation majeure avec l’armée pakistanaise, la seule institution stable au Pakistan et qui est très sourcilleuse par rapport à la souveraineté du pays. Le Pakistan possède un énorme arsenal nucléaire, celui qui est en plus forte croissance dans le monde. Et tout le système est imbriqué aux islamistes radicaux - résultat du ferme soutien américano-saoudien au pire des dictateurs pakistanais, Zia ul-Haq, et à son programme d’islamisation radicale. Ce programme, ainsi que les armes nucléaires du Pakistan, font partie de l’héritage de Ronald Reagan. Obama a rajouté le risque d’assister à des explosions nucléaires à Londres et New York, si la confrontation avait abouti à la fuite de matériel nucléaire en direction des djihadistes, un risque plausible. Voilà un des nombreux exemples des menaces posées par les armes nucléaires.

L’assassinat de Ben Laden portait un nom de code : « opération Géronimo ». Ceci a provoqué un scandale au Mexique et les protestations des survivants de la population indienne aux Etats-Unis. Mais ailleurs, peu semblaient saisir la signification d’avoir associé Ben Laden à un chef indien Apache héroïque qui a mené la résistance face aux envahisseurs et qui a cherché à protéger son peuple du sort de « cette race malheureuse » que John Quincy Adams avait décrit avec éloquence. La mentalité impériale est si profondément enracinée qu’elle empêche de remarquer ce genre de choses.

Il y a eu quelques critiques formulées contre l’opération Géronimo – sur son nom, son mode opératoire et ses conséquences. Toutes ont suscité les condamnations furieuses habituelles qui ne méritent pas d’être mentionnées, mais certaines sont instructives. La plus intéressante est celle du commentateur respecté de centre-gauche, Matthew Yglesias. Il a patiemment expliqué que « une des fonctions principales de l’ordre institutionnel international est précisément de légitimer le recours à la force militaire létale employée par les puissances occidentales, » et qu’il était donc « incroyablement naïf » de laisser entendre que les Etats-Unis devaient respecter le droit international ou n’importe quelle autre condition que nous imposons aux plus faibles. Il ne formulait pas une critique mais une louange.

On ne serait donc en droit d’émettre que des objections d’ordre tactique lorsque les Etats-Unis envahissent un autre pays, assassinent et détruisent sans compter, assassinent des suspects à leur guise, et remplissent toutes leurs autres obligations envers l’humanité. Et si les victimes habituelles voient les choses d’un autre œil, cela ne fait que révéler leur arriération morale et intellectuelle. Et l’esprit critique occidental éventuel qui ne comprend pas ces vérités fondamentales sera qualifié de « sot », comme l’explique Yglesias. Et soit dit en passant, c’est à moi qu’il faisait explicitement référence, alors je plaide volontiers coupable.

Retournons 10 ans en arrière, en 2001. Dés le départ il était évident que « l’invasion glorieuse » était tout sauf ça. Elle fut entreprise en sachant qu’elle risquait de plonger plusieurs millions d’Afghans dans la famine, raison pour laquelle les ONG ont sévèrement condamné les bombardements et ont été obligées de mettre un terme à leurs programmes sur lesquels 5 millions d’Afghans comptaient pour survivre. Heureusement, le pire a été évité, mais il faut être particulièrement obtus moralement pour ne pas comprendre que les actes se jugent selon leurs conséquences prévisibles et non réelles.

L’invasion de l’Afghanistan n’avait pas pour objectif le renversement du régime brutal des Talibans, comme il a été affirmé par la suite. Cette justification a été donnée plus tard, trois semaines après le début des bombardements. La raison officielle donnée était que les Taliban refusaient de livrer Ben Laden sans preuves, preuves que les Etats-Unis refusaient de fournir – on a appris plus tard que c’était parce qu’ils n’en avaient aucune, et qu’ils en ont toujours si peu qu’elles auraient du mal à tenir devant un tribunal indépendant, même si sa responsabilité ne fait pas de doute. En fait, les Taliban ont effectué quelques gestes en vue d’une extradition, et nous avons appris depuis qu’il y avait d’autres options mais qu’elles ont toutes ignorées pour leur préférer la violence qui a ravagé le pays. Selon l’ONU, la violence a atteint cette année son apogée depuis dix ans, et aucune amélioration n’est en vue.

Une question très grave, et rarement posée à l’époque ou même depuis, est de savoir s’il y avait une alternative à la violence. Tout indique que oui. Les attaques du 11/9 avaient été sévèrement condamnées par le mouvement djihadiste, et il existait une bonne possibilité de diviser et isoler Al Qaeda. Au lieu, Washington et Londres ont choisi de suivre le scénario rédigé par Ben Laden et l’aider à confirmer ses accusations selon lesquelles l’Occident attaquait l’Islam, provoquant ainsi de nouvelles vagues de terrorisme. Le responsable en chef de la CIA chargé de traquer Ben Laden depuis 1996, Michael Scheuer, avait prévenu dès le début et répété depuis que « les Etats-Unis d’Amérique sont le dernier allié indispensable de Ben Laden ».

Voici quelques unes des conséquences naturelles lorsqu’on ignore l’avertissement de Muste et la dimension principale de son pacifisme révolutionnaire, qui devrait nous inciter à examiner les mécontentements qui débouchent sur la violence et, lorsque ces mécontentements sont légitimes, comme ils le sont souvent, tenter de trouver une solution. En suivant ce conseil, on peut obtenir de très bons résultats. L’expérience récente de la Grande-Bretagne en Irlande du Nord est un bon exemple. Pendant des années, Londres répondait au terrorisme de l’IRA par plus de violence, provoquant une escalade qui avait atteint des sommets. Lorsque le gouvernement s’est décidé à examiner les doléances, la violence a diminué et le terrorisme a disparu. J’étais à Belfast en 1993 lorsque la ville était une zone de guerre et j’y suis retourné l’année dernière. Il y avait encore des tensions, mais rien d’extraordinaire.

Il y a encore beaucoup de choses à dire sur ce que nous appelons le 11/9 et ses conséquences, mais je ne veux pas clore mon intervention sans mentionner d’autres anniversaires.

En ce moment, c’est le 50ème anniversaire de la décision du Président Kennedy de procéder à une escalade dans le conflit au Sud Vietnam, en passant d’une répression féroce qui avait déjà fait des dizaines de milliers de victimes et provoqué au final une réaction que le régime marionnette du Sud Vietnam n’arrivait plus à contrôler, à une invasion ouverte par les Etats-Unis : bombardements par l’armée de l’air, l’emploi du napalm, l’emploi d’armes chimiques rapidement suivies par des destructions de récoltes pour affamer la résistance et des programmes pour envoyer des millions de Sud Vietnamiens dans des camps de concentration pour les « protéger » des guérillas qui, selon notre propre aveu, avaient le soutien de la population.

Je n’ai pas le temps de passer en revue le triste résultat, et je ne devrais pas avoir à le faire. Les guerres ont ravagé trois pays (Vietnam, Cambodge, Laos - NdT), avec des millions et des millions de victimes, sans parler des pauvres victimes de la gigantesque guerre chimique dont les effets se font encore sentir aujourd’hui chez les nouveaux nés.

Il y avait quelques uns qui protestaient - « des sauvageons marginaux » selon le terme de McGeorge Bundy, ancien doyen de Harvard et conseiller à la Sécurité Nationale de Kennedy et Johnson. Et au moment où l’existence même du Sud Vietnam était en jeu, les protestations ont pris une certaine ampleur. A la fin de la guerre, en 1975, environ 70% de la population la jugeait « fondamentalement mauvaise et immorale », et non « une erreur », chiffres confirmés par tous les sondages dés lors que la question était posée. Par contre, dans les grands médias, la dissidence la plus radicale qu’on pouvait entendre se limitait à dire que la guerre avait été « une erreur » parce que nos nobles objectifs avaient un coût exorbitant.

Un autre anniversaire que nous ne devrions pas oublier est celui du massacre du cimetière de Santa Cruz (*) à Dili, il y a tout juste 20 ans, une des atrocités les plus connues et les plus choquantes commises lors de l’invasion et l’annexion du Timor Oriental par l’Indonésie. L’Australie et les Etats-Unis avaient reconnu l’occupation indonésienne, après une invasion génocidaire. Le Département d’Etat expliqua au Congrès en 1982 que Washington reconnaissait à la fois l’occupation indonésienne et le régime du « Kampuchea Démocratique » des Khmers Rouges. La justification avancée était que les Khmers Rouges étaient « sans aucune doute » « plus représentatifs du peuple cambodgien que le FRETELIN (mouvement de libération nationale du Timor - NdT) ne l’était du peuple timorien » parce qu’ « il y avait eu une continuité (au Cambodge) depuis le début », en 1975, date où les Khmers Rouges ont pris le pouvoir.

Les médias et les commentateurs ont été suffisamment bien élevés pour noyer tout ça dans le silence, ce qui n’est pas une mince affaire.

Quelques mois avant le massacre de Santa Cruz, le ministre des Affaires Etrangères, Gareth Evans, a prononcé sa fameuse déclaration où il minimisait l’invasion et l’annexion meurtrière parce que « le monde est un lieu plutôt injuste... parsemé... d’exemples d’acquisitions effectuées par la force, ». Nous pouvons donc détourner les yeux des crimes incroyables commis encore avec le soutien des puissances occidentales. En fait, sans détourner complètement le regard parce qu’au même moment Evans était en train de négocier le pillage des ressources naturelles du Timor Oriental avec son camarade Ali Alatas, ministre des affaires étrangères de l’Indonésie, pour pondre ce qui est apparemment le seul et unique document officiel occidental qui reconnaît le Timor Oriental comme une province indonésienne.

Des années plus tard, Evans a déclaré que « je rejette totalement l’idée que nous aurions à répondre sur le plan moral ou autre de notre gestion des relations Indonésie/Timor oriental » - une position qui peut être adoptée, et même respectée, par les vainqueurs. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, entre gens de bonne compagnie, la question n’est même pas soulevée.

Il serait injuste de ne pas ajouter que, par contraste, une bonne partie de la population australienne et des médias ont été en pointe pour dénoncer et protester contre ces crimes, parmi les plus graves commis au cours des 50 dernières années. En en 1999, lorsque les crimes ont recommencé à grimper, ils ont eu un rôle significatif pour convaincre le président Clinton d’informer les généraux indonésiens au mois de septembre que leur petit jeu était terminé, ce qui a provoqué le retrait immédiat de l’armée indonésienne et son remplacement par un force de maintien de la paix dirigée par l’Australie.

Dans ce cas aussi, nous pouvons tirer des leçons. Les ordres de Clinton auraient pu être donnés à n’importe quel moment au cours des 25 années qui ont précédé, et ainsi mettre fin aux crimes. Clinton lui-même aurait pu facilement les donner quatre ans auparavant, en octobre 2005, lorsque le général Suharto fut accueilli à Washington comme « un de nos gars ». Les mêmes ordres auraient pu être donnés 20 ans avant, lorsque Henry Kissinger a donné « le feu vert » à l’invasion indonésienne, et que l’ambassadeur auprès de l’ONU, Daniel Patrick, exprima sa fierté d’avoir rendu les Nations Unies « totalement inefficaces » devant l’invasion. Plus tard, Daniel Patric sera loué pour sa défense courageuse du droit international...

Il serait difficile de trouver un exemple plus douloureux pour illustrer les conséquences d’avoir ignoré la leçon de Muste. Il faut ajouter que certains intellectuels occidentaux respectés, dans une démonstration honteuse de leur subordination au pouvoir, se sont abaissés jusqu’à décrire cet épisode scandaleux comme un exemple type de la norme humanitaire dite du « droit de protéger ».

Dans le respect du « pacifisme révolutionnaire » de Muste, la Syndey Peace Foundation a toujours mis l’accent sur la paix et la justice. L’injustice peut perdurer longtemps après que la paix ait été déclarée. Le massacre de Santa Cruz il y a 20 ans pourrait servir d’exemple. Un an après le massacre, les Nations Unies ont adopté la Déclaration sur la Protection des Personnes Victimes de Disparitions Forcées (traduction non officielle - NdT), qui déclare que « les actes de disparitions forcées seront considérées comme une continuation du crime tant que les auteurs persistent à ne pas révéler le sort et la localisation des personnes disparues et que les faits n’ont pas été éclaircis. »

Le massacre est donc un crime toujours d’actualité puisqu’on ne connait pas le sort des disparus et que les auteurs n’ont toujours pas été trainés devant la justice. Il s’agit là d’une indication du chemin qui nous reste à parcourir avant d’arriver à un niveau respectable de civilisation.


De Tunis à Wall Street, la mondialisation de la politique




De Tunis à Wall Street, la mondialisation de la politique


Par Miniya Chatterji


D’un pays à l’autre, les révoltés obéissent au même sentiment. Les similitudes d’un pays à l’autre ne retirent rien à la spontanéité de ces mouvements. Du monde arabe à l’Europe ou à l’Asie, en passant par les Etats-Unis avec l’opération Occupy Wall Street, chaque action a obéi à un mobile qui lui était propre. Dans tous les cas, la stratégie comme l’organisation se sont définies localement. Les acteurs de ces mouvements n’en partagent pas moins le même sentiment, celui d’être privés de certains biens dont jouissent d’autres membres de leur société. En Egypte, sous la dictature de Hosni Moubarak, les citoyens considéraient ainsi qu’ils étaient privés de toute participation au pouvoir. En Inde, ils se sentaient privés de l’accès aux ressources dont d’autres bénéficiaient illégalement, comme l’a révélé un certain nombre de scandales récents.

Une approche socio-psychologique. Ce sentiment partagé d’être lésé dans son propre pays a été étudié par les sciences sociales. La théorie de la privation relative est apparue pour la première fois en 1949 dans une enquête socio-psychologique conduite au sein de l’armée américaine. Il y était expliqué que l’insatisfaction des soldats ne découle pas seulement des souffrances objectives qu’ils endurent mais varie selon l’évaluation qu’ils font de leur propre situation en comparaison avec celle des autres. En d’autres termes, l’impression d’être victime d’une injustice est issue d’une comparaison.

Dans un monde interconnecté comme le nôtre, un tel sentiment de privation relative est susceptible d’être décuplé. Aujourd’hui, une personne qui est privée d’un bien peut être informée rapidement du fait que d’autres bénéficient de ce même bien. Grâce aux nouveaux médias, sa frustration peut se transmettre plus largement et plus facilement. Cette personne sait par ailleurs que des actions ont été conduites avec succès pour mettre fin à des injustices semblables. La propension à la révolte est ainsi démultipliée par les nouveaux modes de communication.

La mondialisation de la colère. Une critique répandue de la théorie de la privation pointe le fait que si la majorité des gens partagent le sentiment d’être lésé, tous ne s’insurgent pas pour autant. Comment se fait-il par exemple qu’une majorité de sociétés privées de droits démocratiques ne se soulèvent pas ? En réalité, quelle que soit sa puissance, le sentiment de privation relative ne se traduit par un mouvement social qu’à la condition qu’un événement déclencheur se produise, que cet événement soit capable d’en entraîner d’autres, qui susciteront assez d’émotion au sein du peuple pour qu’il se soulève.

Suivant ce schéma, on peut considérer que la mondialisation a multiplié les chances de révolte. La rapidité des canaux de communication, la facilité de circulation des personnes et de l’argent donnent à "l’événement déclencheur" un impact plus rapide et plus large, qui peut dépasser les frontières. A cet égard, il n’est pas surprenant que, onze jours seulement après que les citoyens tunisiens renversent leur président, 90 000 Egyptiens se soient rassemblés dans les rues du Caire pour protester à leur tour contre un régime despotique et corrompu.

Du Caire à New Dehli, l’écho indien des révoltes arabes. En Inde, la nouvelle du soulèvement des peuples arabes a recueilli un très large écho, notamment du fait des slogans employés. La notion de mouvement social se traduit en Hindi par le vocable andolan (littéralement "balancement d’avant en arrière") qui fait référence à une action conduite envers soi-même. Cette idée de lutte pour sa propre autonomie se retrouve dans les mots swadesh (avoir "un pays à soi"), saraj ("obéir à sa propre règle") ou encore mukti ("libération personnelle").

Des correspondances se sont établies entre la tradition indienne de la révolte et les mots d’ordre des manifestants arabes qui invitaient le peuple à "reconquérir sa liberté" et à "reprendre sa dignité" aux mains du dictateur. Le peuple indien, ébranlé par les révélations récentes sur la corruption massive à laquelle se livrent ses dirigeants, a trouvé dans ces slogans l’expression de sa propre colère. En un sens, les révoltes arabes ont contribué à déclencher les manifestations en Inde.

La réplication du mode opératoire. Les révoltes arabes ont également influencé l’Inde dans le choix du type d’action, celui de manifestations publiques et non-violentes. Cette méthode permet de modifier le rapport de force entre le peuple et le dictateur, en ôtant à celui-ci son arme principale : sa capacité de répression. Ce type de protestation non-violente a été reproduit par l’organisation "L’Inde contre la corruption" au printemps 2011.

Créé par une vingtaine de dirigeants de la société civile indienne, ce petit groupe est parvenu à mobiliser des militants et à organiser des manifestations dans plusieurs villes du pays pour protester contre une proposition parlementaire anti-corruption jugée insuffisante. Le recours à ces méthodes est inhabituel en Inde, où la démocratie fonctionne relativement bien. Sans le facteur arabe, le désaccord d’une partie des citoyens avec les instances dirigeantes n’aurait pu conduire à de tels événements.

Quand les nostalgiques de Mao imitent les Américains… Certains Chinois ont réagi de manière surprenante en découvrant le mouvement Occupy Wall Street de cet automne.
Devant un tel spectacle, des citoyens nostalgiques des années Mao ont pris conscience de leur propre esprit révolutionnaire. Dans leurs déclarations, ils ont ainsi dénoncé le capitalisme comme une impasse, un système sans avenir, face auquel les Chinois doivent se dresser en prenant exemple sur les Américains. Un tel phénomène illustre encore une fois le phénomène de contagion de la révolte d’un pays à l’autre.

Nouveau paradigme de la mondialisation. Les trois composantes de la mondialisation – la circulation des personnes, de l’argent et des idées – ont ainsi abouti à l’émergence d’une quatrième composante : la mondialisation de la politique. Les représentations de la citoyenneté se déplacent désormais d’une région du globe à l’autre. Les peuples se jouent des frontières, apprennent les uns des autres et agissent de la même manière, en réseaux décentralisés. Ils partagent également la même stratégie : contraindre le gouvernement à la négociation pour aboutir à un changement politique et atteindre des objectifs spécifiques.

La notion de mondialisation politique a jusqu’ici désigné l’influence croissante des discours sur les droits de l’homme, la lutte contre le changement climatique ou la gouvernance mondiale. Cette définition doit prend aujourd’hui une nouvelle dimension. La reproduction formelle, d’un pays à l’autre, des mouvements sociaux doit en effet être comprise comme le signe et le facteur de l’unification croissante de la sphère citoyenne à l’échelle planétaire.


Huntington ou la culture de l’ennemi






Huntington ou la culture de l’ennemi.


COMPTE-RENDU DE MARC CRÉPON, L’IMPOSTURE DU CHOC DES CIVILISATIONS


Par René-Éric Dagorn

« Savoir de qui nous devons avoir peur » (p. 66), et accréditer « l’idée qu’il n’y a pas de politique sans désignation de l’ennemi » (p. 75) : tels sont pour Marc Crépon deux des principaux objectifs de Samuel Huntington dans son ouvrage Le choc des civilisations (Huntington, 1996) issu d’un article paru pendant l’été 1993 dans Foreign Affairs (1993 ; traduction française dans Commentaire, 1994). Car il faut dire et redire que cette théorie du « choc des civilisations » qui se présente comme une grille scientifique de lecture du monde est d’abord et avant tout une arme de guerre (Dagorn, 1999 ; Retaillé, 1998).

C’est ce à quoi s’atèle Marc Crépon dans L’imposture du choc des civilisations, paru en juin 2002 aux éditions Pleins Feux, et à qui on doit l’excellent Géographies de l’esprit (Payot, 1996) et la direction du récent Cahier de l’Herne sur Nietzsche (2001). Comment montrer les raisonnements de « tous ceux, terroristes compris, qui n’ont d’autres objectifs que de globaliser l’objet de notre peur » (p. 66) ? D’abord en s’attelant à démonter cette globalisation ici comprise comme la généralisation abusive du concept de « civilisation ».

Ensuite en montrant que nous avons à notre disposition d’autres modèles de lecture du monde, que « notre conscience politique (peut) prendre une dimension cosmopolitique et planétaire » et qu’il peut « y avoir une paix fondée sur le droit », une société-monde (Lévy, 1996 ; Dagorn 2003-a) où « progressivement, les individus de toutes les sociétés existantes commenceraient à se sentir cointéressées à ce qui se passe dans le monde. Or, c’est exactement l’inverse que propose Huntington. Nous ne pouvons nous sentir concerné », explique-t-il, « que par les événements qui interviennent dans notre sphère civilisationnelle. Le reste ne nous regarde pas [...] » (p. 68).

La lecture de cet ouvrage de Marc Crépon est d’autant plus nécessaire que l’on constate que les idées de Samuel Huntington ont contaminé des pans entiers de la réflexion politique. Ainsi - pour commencer par deux exemples qui ne sont pas du tout isolés - on peut lire dans un numéro Hors-série du Nouvel Observateur intitulé « La Guerre des dieux » (n°46, janvier 2002) les trois sous-titres suivants : « Le conflit des valeurs est-il inéluctable ? Les droits de l’homme sont-ils universels ?
 Le choc des huit civilisations majeures ». On aura noté que si on peut éventuellement se poser la question de l’universalité des droits de l’homme, la question du « choc des civilisations » est déjà réglée : ce choc est indiqué sous la forme d’une affirmation et non d’une interrogation. Sur France Info ensuite, une journaliste présente une conférence de Lionel Jospin aux États-Unis fin 2002, et précise que parmi les invités à ce colloque, on trouve également ce Samuel Huntington « qui avait prévu les attentats du 11 septembre 2001 ».

Une théorie qui s’est déjà insinuée jusque dans les programmes scolaires de Troisièmes et de Terminales.


Dès avant 2001 la carte des « civilisations » selon Huntington, et certains de ses arguments, sont entrés dans les manuels de géographie de Terminales en 1998 et de Troisièmes en 1999 : sous couvert d’analyses à la Braudel sur les Grammaires des civilisations, (Braudel, 1963), ce sont en réalité certaines des idées de Huntington qui apparaissent désormais dans ces ouvrages, le manuel de Terminales Bréal étant le plus explicite sur la question.
 La confusion entre les analyses en termes de distance culturelle et de « choc des civilisations » manière Huntington est dans presque tous ces ouvrages particulièrement visible. Seul le Magnard Terminales échappe à cette confusion. Dès avant 2001 on trouve dans des journaux comme Le Monde, pourtant peu suspect a priori, de plus en plus d’analyses en termes de guerre de civilisations et de religions.
 C’est particulièrement vrai des analyses de Henri Tincq - qui suit les questions religieuses au Monde - qui utilise abondamment la grille de lecture du « choc des civilisations » pour présenter certains conflits. Le 6 juillet 2000 par exemple, Le Monde consacre la page deux en entier à l’analyse des « “points chauds” du conflit entre islam et christianisme » : présentant la situation en Indonésie, aux Philippines, au Pakistan, au Nigeria et au Soudan, Henri Tincq affirme que « ces cinq points chauds illustrent la persistance d’une dangereuse confrontation internationale entre islam et christianisme ». Le quotidien est d’ailleurs assez souvent schizophrène sur ce point : le 27 décembre 2000, Jean-Claude Pomonti analysait la même situation en affirmant que « les attentats anti-chrétiens en Indonésie sont avant tout politiques » (p. 3).

Mais bien sûr c’est au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 que la grille de lecture du « choc des civilisations » va sembler particulièrement pertinente. Dominique Dhombres dans Le Monde : « Que dit Huntington qui semble se vérifier dans l’horrible fracas des tours Jumelles de Manhattan [...] Les attaques suicides menées contre l’Occident, son cœur financier (Wall Street) et militaire (le Pentagone) ne sont qu’un début », (Jeudi 13 septembre 2001, p. 19). Denis Jeambar et Alain Louyot dans L’Express du 13 septembre affirment que « les effroyables attentats commis aux États-Unis [...] ouvrent une nouvelle ère dans l’histoire du monde, (et) consacrent une fracture entre civilisations ». Comme beaucoup, ils voient dans le « choc des civilisations » la clé pour comprendre ce qui est en train de se passer. Leur article intitulé « Guerre contre l’occident » publie la carte du « choc des civilisations » et tous leurs arguments renvoient à Huntington : « Le mardi 11 septembre 2001 apparaît donc [...] comme le premier jour de cette guerre civilisationnelle entre l’islam et l’Occident. Mais c’est aussi le cours de l’histoire qui s’emballe. Comme cela s’est déjà produit depuis quatorze siècles dans les relations entre le monde musulman et le monde chrétien devenu occidental. Ce n’est pas une parenthèse, comme l’a été, le temps d’un siècle, l’affrontement entre la démocratie et le communisme, mais une très vieille affaire, une rivalité plus que millénaire dont l’intensité a varié en fonction de la démographie, du développement économique et de la fureur religieuse des deux camps ». N’ayant jamais pu faire leur deuil de l’ordre international de la guerre froide, n’ayant jamais accepté la fin de la belle ordonnance du géopolitique au profit de la complexité de l’émergence du politique à l’échelle-monde, de nombreux analystes et intellectuels trouvent chez Huntington, soit les raisons d’un nouveau « containment », soit celles d’une valorisation de la volonté de puissance.
 L’exemple le plus fameux est le texte de soutien à la guerre en Afghanistan What we’re fighting for, publié en février 2002 et signé par soixante intellectuels états-uniens de renom, Francis Fukuyama, Samuel Huntington ou encore Michael Walser (voir à ce sujet dans EspacesTemps.net les deux avis contradictoires de Jean-Louis Margolin, « Sud contre Nord, vraiment ? » et de René-Eric Dagorn « In Gun we Trust. La re-géo politisation du monde »).

C’est contre tout cela que Marc Crépon entreprend la tache de « déconstruire l’interprétation des événements du 11 septembre 2001 en termes de “choc des civilisations” » (quatrième de couverture). En un peu plus de quatre-vingt pages il parvient à montrer à la fois les faiblesses de la théorie de Huntington, les dangers des lectures en termes de « chocs des civilisations » et surtout l’imposture que constitue cette « vision » du monde. C’est un ouvrage important qui a été écrit ici. Un ouvrage qui décortique d’abord les insuffisances du concept de civilisation façon Huntington, et qui met ensuite en évidence la vision perverse du politique qui apparaît dans la thèse du « choc ». L’imposture du choc des civilisations nous met devant la nécessité de nous réapproprier le beau mot de « civilisation » sali par la médiocrité de la thèse de Huntington.


Les insuffisances du concept de civilisation chez Huntington.


Samuel Huntington utilise le mot « civilisation » dans un sens bien précis : dans son article d’abord, puis dans le chapitre 3 de son ouvrage, la « civilisation » est définie comme « le mode le plus élevé de regroupement et le plus haut niveau d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. Elle se définit à la fois par des éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes et par des éléments subjectifs d’auto-identification [...].
 Les civilisations sont les plus gros “nous” et elle s’oppose à tous les autres “eux” » (Huntington, 1997, p. 40 ; cité p. 29-30). Marc Crépon note immédiatement les liens entre cette définition et les travaux d’Oswald Spengler et de Arnold Toynbee. Dans Le déclin de l’occident (Spengler, 1918) et dans un autre texte moins connu publié à la fin des années 20, Les années décisives, Spengler analyse « la pluralité concurrentielle des civilisations (qui) rythme l’histoire du 20e siècle » (p. 27) et propose de voir comme principal danger à venir celui de « l’attaque de tous les blancs en général par la masse totale de tous les peuples de couleur qui peu à peu se rendent compte de la communauté de leurs intérêts » (Spengler, 1928 ; cité p. 27).
 Huntington, qui se réclame à plusieurs reprises dans son livre des analyses de Spengler, le suit largement sur ce point : dans une période de crise ou « l’ennemi traditionnel » cesse d’être facilement identifiable (fin de la première guerre mondiale pour Spengler, fin de la guerre froide pour Huntington), désigner les civilisations ennemies, c’est « donne(r) un objet concret à l’angoisse diffuse qui accompagne toute crise, (c’est) rationalise(r) et justifie(r) la peur » (p. 28). De la même façon, dans sa monumentale Study of History, Toynbee utilise largement le concept de civilisation et son influence est évidente sur le travail de Huntington (Toynbee, 1934-1939). Marc Crépon propose alors une critique en trois temps du concept de civilisation tel qu’il apparaît chez Huntington.
 Utilisant les analyses que Raymond Aron avait proposées à la fin des années 50 lors d’un colloque à Cerisy (Aron [dir.], 1961) à propos du concept de civilisation chez Toynbee, Marc Crépon démonte les « trois questions que l’on retrouve dans le Choc des civilisations : celle de l’originalité, celle de la cohérence et celle du schème du devenir » (p. 29).
 Le premier problème de Huntington est celui de l’originalité : montrer qu’il ne peut y avoir de civilisation universelle, pas plus que d’humanité. Les civilisations sont « non seulement l’identité la plus large, mais surtout la dernière que l’on est susceptible de reconnaître [...].
 Chaque civilisation a son esprit spécifique et [...] ces esprits spécifiques sont incapables de se comprendre et donc de s’entendre » (p. 29 et 32). En restant à l’intérieur du concept de civilisations juxtaposées, Huntington cherche à démontrer à tout prix que les valeurs démocratiques d’égalité et de liberté n’ont de sens qu’à l’intérieur de la civilisation occidentale, que dans les autres civilisations, ces valeurs n’ont aucune existence. La différence entre civilisations n’est pas conjoncturelle, elle est essentielle. Marc Crépon précise bien sûr qu’il ne s’agit pas de nier « qu’au sein de l’Islam est apparu depuis une vingtaine d’années [...] une opposition systématique à “l’Occident” ». Ou, pour le dire mieux, qu’on a assisté dans cette partie extrême de l’islam à la « fabrication de (l’)’Occident’ comme le responsable de tous les maux, et l’ennemi à combattre » (p. 39-40).
 « Mais doit-on pour autant ignorer, au sein des sociétés islamiques (comme le fait systématiquement Huntington) l’existence d’autres aspirations [...] ? L’idée et surtout le désir de démocratie (de liberté et d’égalité) ne sont pas le privilège de l’Occident [...]. Sous prétexte qu’ils travaillent souvent dans la clandestinité, qu’ils sont loin encore d’être majoritaires, faut-il les vouer d’avance à l’échec ? » (p. 41-42). Marc Crépon s’appuie sur le célèbre livre de Mahmoud Hussein, Versant sud de la liberté.

(Hussein, 1989) pour montrer que la modernité n’est pas réservée à l’occident, et qu’il peut y avoir également des grammaires de l’individu (selon le beau titre du récent ouvrage de Danilo Martucelli) dans les pays du sud. Récemment encore, lors d’une des dernières grandes conférences de l’utls en 2000, les deux auteurs qui utilisent le pseudonyme de Mahmoud Hussein (Bahgat Elnadi et Adel Rifaat) insistaient sur « l’émergence de l’individu dans les sociétés du sud » (Hussein, 2001). Ce sont ces individus, porteurs des processus de civilisation justement (au sens de Norbert Elias), que Huntington décide de ne pas voir. Ou plutôt qu’il décide de faire perdre dans le combat qui les oppose aux intégristes. « (V) ont gagn(er), ceux qui sont conformes à ce qu’il suppose [...] être l’essence (de la civilisation) [...]. Autrement dit, on postule à l’avance que le sentiment d’appartenance à une civilisation abolit tout jugement critique - qu’il agit comme un atavisme indépassable. On ne saurait imaginer un déterminisme plus rigide » (p. 43 et 46).

Le deuxième postulat de Huntington menant à sa vision réductrice de la civilisation est celui de la cohérence. « Pour prouver que les civilisations sont originales, il faut, en effet, que ces différents domaines aillent dans le même sens, que rien ne puisse entamer le dogme de leur étanchéité, de leur incommunicabilité, de leur absence de relations autre que concurrentielles et conflictuelles » (p. 47). Or rien n’est moins sûr.
 Dans le colloque de Cerisy consacré à la discussion du concept de civilisation chez Toynbee, Henri-Irénée Marrou revenait sur cet aspect de la réflexion en termes de civilisations : parlant du sud de la France au 12e siècle, Marrou rappelait que « dans la civilisation que j’isole en ce moment, il y a sans doute de l’originalité, il y a sans aucun doute de la cohérence, mais il n’y en a jamais assez, il n’y en a jamais tout à fait assez [...]. Jamais nous ne trouvons [...] une civilisation totalement unifiée ; sinon peut-être sous sa forme utopique, au moment où elle est en train de se détruire [...]. La notion de civilisation se révèle comme un instrument provisoire sans cesse dépassé » (Aron (dir.), 1961, p. 49 ; cité p. 47-48).
 Dire cela c’est faire apparaître une des grandes faiblesses méthodologiques de Huntington : il postule une originalité maximale et une cohérence toujours suffisante pour nier (ou ignorer) tout ce qui viendrait mettre sa définition de la civilisation en question. Prétendant s’appuyer sur Braudel il fait l’impasse sur l’un des éléments les plus importants de la réflexion braudelienne : l’étagement de la causalité. Là où Braudel développait largement l’idée des causalités multiples, des temps multiples - multiplicités non emboîtées d’ailleurs mais plutôt enchevêtrées - Huntington ne voit qu’une seule causalité partout et toujours : la surdétermination par l’appartenance civilisationnelle. « Le double postulat de l’originalité et de la cohérence le font recourir à une causalité toujours simpliste » (p. 51). Marc Crépon analyse alors la manière réductrice et caricaturale avec laquelle Huntington analyse les conflits en Bosnie en ex-Yougoslavie. Avant de conclure sur ce deuxième point : « souscrire à la théorie d’une causalité unique [...] c’est donc privilégier systématiquement l’explication la plus faible et, plus grave encore, celle qui fait l’objet des instrumentalisations idéologiques et politiques les plus destructrices - c’est finalement aller toujours dans le sens de ceux qui cherchent des justifications à la violence [...]. La théorie du “choc des civilisations” [...] est [...] exactement la théorie qui convient aux terroristes, car elle est, à leurs yeux, la meilleure justification de la terreur » (p. 54).

Enfin, le troisième problème que pose la lecture du mot civilisation par Huntington est celui du « schème du devenir ». Commun à Spengler, à Toynbee et à Huntington, ce point capital « stipule que les civilisations évoluent en passant d’une période de troubles ou de conflits à l’installation d’un État universel, avant de connaître le déclin et la désintégration » (Huntington, 1997, p. 41 ; cité p. 55). Marc Crépon fait clairement apparaître comment ce schème du devenir est lié d’abord à l’idée de déclin et plus encore à l’idée « qu’une civilisation cesse d’exister ou de prospérer quand elle n’est plus identique à l’idée qu’on s’en fait. C’est lier son existence au maintien de l’originalité et de la cohérence [...] sans admettre d’autre forme de devenir que la préservation de ces fictions (l’identité à soi, l’homogénéité, quand ce n’est pas la pureté ou l’intégrité) » (p. 56).


Créer une arme de guerre sous couvert d’une théorie des relations internationales.

Le « choc des civilisations » se veut donc porteur d’une philosophie de l’histoire. Mais il ne se limite pas à cela. Samuel Huntington propose également une théorie des relations internationales. C’est d’ailleurs ainsi qu’il présente l’objectif de son ouvrage : reconstruire un modèle général d’analyse des relations internationales permettant de retrouver une théorie englobante après la fin de la guerre froide. « Or cette théorie a deux piliers : la culture de la peur et la culture de l’ennemi [...]. Le livre ne cesse de chercher à provoquer la peur du lecteur. Il n’a même pas d’autre but : apprendre aux Américains à redouter l’Islam [...] et la Chine. C’est donc notre rapport au monde que ce livre entend changer, du tout au tout - l’orientation de notre pensée et celle des relations internationales. La pensée comme l’action doivent être gouvernées par une nouvelle forme de certitude : savoir de qui nous devons avoir peur » (p. 65-66). S’appuyant sur un ouvrage de Karl Jaspers publié en 1958, La bombe atomique et l’avenir de l’homme, Marc Crépon analyse alors les conditions qui permettent de passer d’une simple trêve fondée sur la peur et la résignation (l’équilibre de la terreur pendant la guerre froide par exemple) à une paix fondée sur le droit. Précisons que Marc Crépon n’entend pas proposer ici une analyse générale de cette idée, mais, montrer à partir du livre de Karl Jaspers, les présupposés de la théorie de Huntington. Trois conditions alors, des conditions psychologiques, étaient requises par Jaspers. La première de ces conditions, nous l’avons indiqué dès l’introduction de ce compte rendu. Elle est essentielle, reprenons-là entièrement : « notre conscience politique devait prendre une dimension cosmopolitique et planétaire. Autrement dit, il ne pourrait y avoir de paix fondée sur le droit qu’à partir du moment où, progressivement, les individus de toutes les sociétés existantes commenceraient à se sentir co-intéressées à ce qui se passe dans le monde. Or c’est exactement l’inverse que propose Huntington. Nous ne pouvons nous sentir concernés [...] que par les événements qui interviennent à l’intérieur de notre sphère civilisationnelle. Le reste ne nous regarde pas » (p. 68). On voit clairement apparaître ici les éléments du modèle communauté-société qui permettent de dépasser la simple description des oppositions et de leur donner un sens normatif (Dagorn, 2003-b).

La deuxième condition selon Jaspers, que Marc Crépon reprend comme critique de Huntington, c’est qu’il faut que « notre attachement à l’égalité et à la liberté (en tant que principe démocratique) excède les limites de notre territoire, les limites de l’appartenance à un peuple ou à une civilisation donnés » (p. 69). C’est ce que Norbert Elias analysait dans l’un de ses derniers textes en constatant la capacité des sociétés complexes à créer, pour les individus, les conditions d’une augmentation de l’identification à l’autre (Elias, 1991). Plus encore, c’est l’orientation même de notre pensée qui doit être dirigée vers cette idée - ce que Jürgen Habermas appelle « la charge utopique de notre conscience du temps » (Habermas, 1990). Huntington n’a bien sûr de cesse que de prouver le contraire : « l’égalité et la liberté sont des principes exclusivement défendus par la civilisation occidentale. Et c’est à ce titre qu’on ne peut pas s’entendre avec les représentants d’autres civilisations dans le cadre d’accords internationaux, puisque ceux-ci sont naturellement portés à la violence » (p. 70). Certains passages de l’ouvrage de Samuel Huntington insistent sur ces approches essentialistes de la violence : « Dans tous ces points du globe, les rapports entre musulmans et peuples appartenant à d’autres religions (qu’il s’agisse de catholiques, de protestants, d’orthodoxes, d’Hindous, de Chinois, de bouddhistes ou de juifs) ont généralement été conflictuels et la plupart du temps violents à un moment ou à un autre, en particulier au cours des années quatre-vingt-dix. Si l’on considère le périmètre de l’Islam, on peut se rendre compte que les musulmans ont du mal à titre avec leurs voisins » (Huntington, 1997, p. 284 ; cité p. 70).

Troisième condition enfin : Karl Jaspers - et Marc Crépon avec lui - estime qu’il ne peut y avoir de paix fondée sur le droit sans la modification radicale que chacun a de sa force comme garante de son bon droit : « La paix suppose que la force soit autre chose que la capacité propre à chaque État souverain de protéger ce qu’il considère comme son droit, ou celui de ces alliés [...]. Rien n’est plus étranger à Huntington » (p. 70-71). Pour lui, les institutions internationales ne fonctionnent pas mal ou ne sont pas instrumentalisées par hypocrisie ou cynisme. C’est le principe même d’institutions internationales qui n’a pas de sens.

Mais le plus important n’est pas là. Bien sûr cette culture de la peur sert à désigner ces nouveaux ennemis que sont les autres « civilisations » au sens où l’entend Huntington, bien sûr parmi ces ennemis, l’Islam est l’ennemi éternel par nature (« ce conflit fondamental entre deux grandes civilisations et deux modes de vie continuera à influencer leurs relations à venir tout comme il les a définies depuis quatorze siècles » (Huntington, 1997, p. 232 ; cité p. 74), mais plus encore, la culture de l’ennemi façon Huntington, c’est la construction, la fabrication de cet ennemi, et pas seulement sa désignation. De la même façon que les attentats terroristes créent la peur en retour, la radicalisation de la société, la régression vers les mythes de la puissance, l’objectif de la théorie du « choc des civilisations » est de créer la vision du monde mettant en place ces fonctionnements mêmes du monde.

La théorie du « choc des civilisations » fonctionne comme une prophétie auto-réalisatrice : en se présentant comme une théorie scientifique des relations internationales, le discours même de Huntington devient un élément fondamental de la création de ce « choc ». Instrumentalisant l’angoisse diffuse, proposant une vision faussement opérationnelle du monde, jouant sur les aspects les plus élémentaires de la réflexion identitaire, refusant la complexité de la relation à l’autre, la théorie du « choc » permet semble-t-il de donner un sens aux événements. Ce n’est pas le cas bien sûr. La théorie du « choc des civilisations » n’est que le déguisement d’une géopolitique qui ne dit pas son nom. On passe ainsi d’une géopolitique classique, « outil de propagande servant de justification aux rapports de force [...] (à une) ethno politique, une analyse du monde où le territoire de l’État est remplacé par les frontières des groupes d’identité, mais où ce qui importe toujours c’est la justification du rapport de force [...]. La géopolitique et ses avatars sont alors des armes de guerre qui tentent de se faire passer pour des grilles de lecture du monde » (Dagorn, 1999, p. 306).

La « civilisation » c’est le processus d’augmentation de l’identification à l’autre... et non l’enfermement communautaire au nom des codes biologiques, historiques ou sociaux.

De la même façon que le « choc des civilisations » constitue une imposture, le sens du mot « civilisation » tel qu’il est utilisé par Huntington et ses épigones est également une imposture. Et, le livre de Marc Crépon refermé, on se rend compte de l’importance de la tache en cours : sortir le mot « civilisation » de l’impasse communautaire dans laquelle il est en train d’être enfermé.

L’enjeu n’est pas seulement celui d’un mot, mais celui d’une vision de l’avenir du monde. C’est sans doute avec Norbert Elias et son analyse des processus de civilisation que nous pouvons trouver la porte de sortie à l’enfermement communautaire que Huntington veut faire passer pour de la civilisation : « Il semble que l’on ne voit pas très clairement encore le fait, pourtant frappant, que le puissant mouvement d’intégration de l’humanité [...] représente jusqu’à nouvel ordre la dernière étape d’un long processus d’évolution sociale non programmée qui a toujours systématiquement conduit, en passant par de multiples stades, d’unités sociales plus petites et moins différenciées vers des unités sociales de taille plus importante, plus différenciées et plus complexes [...]. À chaque passage d’une forme prédominante d’organisation peu différenciée et peu complexe [...] à une (autre) forme prédominante d’organisation plus différenciée et plus complexe [...] la position des individus [...] se modifie de manière caractéristique [...] : la portée de l’identification d’un être à l’autre [...] augmente » (Elias, 1989, p. 221-22). Le double objectif de Samuel Huntington est exactement à l’opposé de l’analyse de Norbert Elias : le « choc des civilisations » c’est d’abord imposer l’idée qu’un tel processus de civilisation est non seulement impossible mais également un non-sens ; et ensuite mettre en place les processus psychologiques menant à la fabrication par ces pseudo-civilisations de leurs ennemis. Le « choc des civilisations » est l’une des pièces maîtresses de cette mise en culture des identités meurtrières les plus régressives des êtres humains.


Bibliographie


Raymond Aron, L’histoire et ses interprétations. Entretiens autour de Arnold Toynbee, Paris-La Haye, éd. Mouton and Co, 1961 ; décade de Cerisy, consacrée à l’œuvre de Toynbee, du 10 au 19 juillet 1958.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1987 (1963).

René Dagorn, « Géopolitique », in Gemdev, Mondialisation. Les mots et les choses, Paris, Karthala, 1999, p. 304-306

René Dagorn, « Société-Monde », in Michel Lussault, Jacques Lévy (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003-a.

René Dagorn, « Communauté-société (modèle) », in Michel Lussault, Jacques Lévy (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003-b.

Norbert Elias, « Les transformations de l’équilibre “nous-je” », in La société des individus, Paris, Fayard, 1991 (1989).

Jürgen Habermas, « La crise de l’État-providence et l’épuisement des énergies utopiques », Écrits politiques, Paris, Flammarion, 1999 (1990).

Samuel Huntington, « The clash of civilizations ? », Foreign Affairs, Summer 1993, p. 22-49 ; traduction française : « Le choc des civilisations ? », Commentaire, n°66, été 1994, p. 238-252.

Samuel Huntington, The clash of civilizations and the remaking of world order, New York, Simon and Schuster, 1996 ; traduction française : Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

Mahmoud Hussein, Versant sud de la liberté, Paris, La Découverte, 2de éd. 1993 (1989).

Mahmoud Hussein, « L’émergence de l’individu dans les sociétés du sud », in Yves Michaud (dir.), Qu’est-ce que la culture ?, Tome 6 de l’UTLS, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 597-609 ; le fichier audio de la conférence est en ligne à http://www.tous-les-savoirs.com/ind...(Puis chercher par auteur dans le moteur de recherche interne).

Karl Jaspers, La bombe atomique et l’avenir de l’homme, Paris, Plon, 1958.

Jacques Lévy, Le monde pour cité, Paris, Hachette, 1996.

Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, Coll. « Folio essais », 2002.

Denis Retaillé, « La géopolitique dans l’histoire », Espaces Temps Les Cahiers, n°68-69-70, 1998, p. 187-201.

Oswald Spengler, Le déclin de l’occident, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées », 1948 (1918).

Oswald Spengler, Les années décisives, Paris, Éd. Copernic, 1980 (1928).

Harold Toynbee, L’histoire. Un essai d’interprétation, Paris, Gallimard, 1951 ; traduction partielle de A Study of History, Oxford, Oxford University Press (1934-1939).

Pour une autre approche du même thème lire également sur EspacesTemps.net l’article de Patrick Poncet : « les “Aires culturelles” face à la ville » ; (La carte du mois de mars 2003)


« Bandes à Gaza » : que savent les étudiants du conflit israélo-palestinien ?






« Bandes à Gaza » : que savent les étudiants du conflit israélo-palestinien ?


par Chloé Yvroux


Que savons-nous du monde et de ses conflits, vraiment ? Rien... Ou si peu. Nous recevons des médias d’énormes masses d’informations qui nous arrivent plus ou moins filtrées, et ces informations, ces images, notre cerveau les filtre à nouveau. C’est dire la distance qui, bien souvent, nous sépare de la réalité. Notre perception du monde est dès lors largement pervertie.

Chloé Yvroux s’est livrée à une expérience – riche d’enseignements – auprès d’un groupe d’étudiants en deuxième année d’histoire-géographie à l’université de Montpellier, en leur demandant leur vision du conflit israélo-palestinien à travers une série de questions simples. Pour un groupe a priori mieux informé que la moyenne de la population, les résultats sont tout simplement ahurissants.

« Gaza, la Cisjordanie, pour les gens c’est très clair », observe Frédéric Barreyre, correspondant de Radio France au Proche-Orient [1]. Que connaissent les auditeurs du conflit israélo-palestinien ? « Ils connaissent les noms d’Arafat et de Peres, mais ne comprendront peut-être plus si je parle d’Abou Mazen, le nom de guerre de Mahmoud Abbas. »

En dehors des éléments fournis par les sondages d’opinion, bien souvent limités à des questions de sympathie et de responsabilité [2], il s’agit de questionner les représentations du conflit par la population en France. Une enquête a été réalisée auprès d’étudiants en histoire-géographie au cours des mois d’avril et mai 2009 [3].

Au-delà du simple constat d’un manque général de connaissances, l’analyse des représentations révèle des perceptions bien partagées, apparemment dues à des déformations collectives. De la situation au Proche-Orient, la plupart des Français ne reçoivent des informations qu’au travers des conversations, de la littérature et des médias. Autant de filtres et d’intermédiaires à l’origine du processus de fabrication des représentations qui permettent de créer un cadre de médiation avec le « réel ». Considérées ici dans leur dimension spatiale en tant que « créations sociales ou individuelles de schémas pertinents du réel » [4], dans le cadre d’espaces qui ne sont pas familiers, les représentations sont le plus souvent réduites à des stéréotypes. Afin de mettre à jour ces représentations partagées sur le conflit israélo-palestinien, l’enquête s’appuie à la fois sur une série de questions ouvertes (portant sur la localisation du conflit, les colonies, les réfugiés, Jérusalem...) et sur la réalisation de cartes. Les fonds de carte sont proposés aux étudiants avec la consigne suivante : « Voici le territoire du conflit. Complétez cette carte avec tous les éléments que vous connaissez. »

Bien qu’il s’inscrive dans un contexte plus large, le conflit israélo-palestinien est surtout territorial. « Une terre pour deux peuples », voilà les termes du problème à résoudre et qui est à l’origine d’une imbrication de territorialités réelles ou projetées. De même, les principaux éléments de revendication et de contestation – qu’il s’agisse de la création de l’Etat palestinien, de l’occupation, de la colonisation, de Jérusalem ou du Mur de séparation – renvoient également à des aspects territoriaux.

Pour ceux qui ne sont pas familiers de ce conflit, cette apparente complexité est une source de confusion, et c’est également le cas pour les étudiants interrogés, alors même qu’ils sont supposés connaître cette question mieux que la moyenne de la population française.


La bande de Gaza devient, pour près d’un tiers des étudiants, l’enjeu principal du conflit israélo-palestinien.


« Une bande de terre revendiquée par les deux pays en conflit », un « lopin de terre sujet du conflit israélo-palestinien », une « zone de combat entre les deux pays » ou encore un « territoire, ou parcelle, en plein milieu du conflit israélo-palestinien ». Les cartes produites illustrent cette vision partagée : Gaza apparaît parfois littéralement comme une « bande » traversant le territoire de part en part, séparant Israël de la Palestine.

Pour nombre d’étudiants, la bande de Gaza constitue le seul territoire des Palestiniens. Une idée par ailleurs nuancée, soit en termes de contrôle :« dernière bande de terre encore sous un petit contrôle palestinien », « seul territoire encore sous contrôle palestinien », ou de présence : « territoire des Palestiniens, le seul qu’il leur reste, envié par les Israéliens », « bande de terre où sont réfugiés l’ensemble des Palestiniens ». Si 20 % des étudiants décrivent explicitement la bande de Gaza comme un territoire palestinien, le reste hésite et n’exprime clairement ni l’identité de la population qui y réside, ni les enjeux. Finalement, sur les cartes, pour la moitié d’entre eux, le territoire du conflit se limite à deux entités : la bande de Gaza et Israël.

Enfin, il n’est pas possible de faire abstraction des quelques cas de personnification de la bande de Gaza, qui devient « la bande à Gaza » : « Un groupe organisé, armé », « Des extrémistes palestiniens à l’origine de plusieurs attentats ».

Les résultats de l’enquête traduisent le contexte particulier dans lequel elle s’est déroulée, quelques mois seulement après les attaques israéliennes sur Gaza. Ces dernières restent très présentes dans l’esprit des étudiants, puisque 60 % d’entre eux se réfèrent à des thèmes tels que « conflits, violences, attaques et destructions » quand ils évoquent la bande de Gaza [5]. Les explications données au sujet de l’opération « Plomb durci » restent confuses : « Un territoire qui n’était pas dans le mandat israélien avec l’Angleterre, mais laissé aux Palestiniens, que les Israéliens voulaient, donc ils l’ont attaqué en début d’année. »

La Palestine et son allié cisjordanien…


L’enquête permet aussi de soulever l’un des points essentiels de la fausse perception du conflit ; il s’agit de la dissociation entre la Palestine, la bande de Gaza et la Cisjordanie. La plupart vont donc au plus simple ; le conflit israélo-palestinien, un conflit entre deux territoires, Israël et la Palestine. Peu d’entre eux se sont essayés à cartographier cette vision. Ils sont un quart à citer uniquement ces deux territoires lors d’une question sur la localisation du conflit.

Si l’utilisation du mot « Palestine » semble spontanée, bien que la définition d’une entité territoriale palestinienne reste confuse, la Cisjordanie reste l’élément le plus insaisissable pour la très grande majorité des étudiants interrogés. Il y a d’une part une confusion sur la nature de l’entité territoriale palestinienne, et, d’autre part, une dissociation entre la Cisjordanie et le conflit israélo-palestinien.

Moins de 10 % des étudiants mentionnent la Cisjordanie dans la question relative à la localisation du conflit. Elle est absente de près de 80 % des cartes réalisées, et quand elle apparaît, dans la moitié des cas, elle est signifiée comme un Etat voisin, souvent en lieu et place de la Jordanie. Les explications données par les étudiants sur l’entité « Cisjordanie » confirment la méconnaissance qui transparaît dans les cartes. Plus de la moitié d’entre eux ne se sont pas exprimés sur ce point. Beaucoup présentent la Cisjordanie comme un pays voisin accueillant des réfugiés palestiniens. La relation entre ce territoire et le conflit se trouve souvent limitée à cet aspect. Au mieux, la Cisjordanie devient un pays adhérant à la cause palestinienne : « Pays d’accueil des Palestiniens réfugiés qui s’allie aux Palestiniens pour la défense de leur territoire », « Allié du Hamas », « Aide non officiellement la Palestine. Ouvertement anti-israélien ». La formulation de l’un d’entre eux résume la vision de l’ensemble des étudiants : « Pays voisin accueillant des réfugiés et se mettant en conflit avec l’Etat d’Israël – même si je ne sais pas très bien son rôle –, ce pays revient souvent dans le conflit israélo-palestinien. »


Sur les colonies, les réfugiés et Jérusalem


Les cartes produites par les étudiants restent rudimentaires, relativement peu élaborées (les éléments les plus représentés sont respectivement les territoires voisins, la bande de Gaza, Jérusalem, Israël et la Palestine). Les manifestations concrètes d’un différend territorial, ou du moins d’un phénomène singulier, qu’il s’agisse des colonies, du Mur, etc. ont une fréquence d’apparition qui rend leur présence insignifiante. Ainsi, les deux cartes ci-dessous sont les exemples les plus renseignés. Si une partie de ces représentations offrent une vision relativement « conforme » du territoire du conflit, d’autres proposent des représentations plus fantaisistes ; toutes doivent être analysées en termes de pertinence.

Même les notions les plus basiques, telles que celles de « colonies » ou« colonisation », donnent lieu à des confusions. Les propositions sont multiples. L’utilisation du registre historique pour définir les colonies revient dans près de 6 % des réponses : « Israël, ancienne colonie britannique », « implantation initiale des colons après la seconde guerre mondiale », et certains n’y voient aucune résonance contemporaine : « Elles n’existent plus. » Par ailleurs, 5 % des étudiants affirment que la bande de Gaza est une colonie : « La Bande de Gaza abrite une importante colonie palestinienne, tout comme la Cisjordanie » et la même proportion présente les camps de réfugiés palestiniens comme des colonies : « Les réfugiés palestiniens se regroupent en colonies. » Malgré tout, 20 % présentent les colonies comme« israéliennes/juives » situées « sur le territoire palestinien », mais les informations données sont souvent succinctes : « colonies israéliennes sur le territoire palestinien protégées par l’armée », « occupation illégale de certains Israéliens sur des territoires que l’ONU considère comme palestiniens ».

Quant aux réfugiés, si les étudiants se réfèrent à près de 40 % aux Palestiniens, ils se rapportent dans leur grande majorité à ceux qui ont dû fuir leur territoire suite aux bombardements récents : « Palestiniens vers l’Egypte, la seule sortie », « Beaucoup de personnes (plutôt palestiniennes) ont dû se réfugier dans les pays voisins, comme des réfugiés, à cause du conflit dans la Bande de Gaza ». Ainsi seuls 15 % des étudiants replacent la notion de réfugié dans le contexte historique, mais dans ce cadre, les Israéliens sont évoqués dans 10 % des cas : « Israël est une terre de réfugiés. »

La confusion entre les éléments du passé et la situation contemporaine revient de façon récurrente dans les réponses : certains présentent Jérusalem comme une zone internationale ou neutre, se référant au statut de la ville préconisé par le plan de partage de l’ONU en 1947.

La connaissance géographique du conflit chez des étudiants en histoire-géographie est fragmentée, déformée et incomplète. L’intérêt n’est alors pas seulement l’évaluation des connaissances – ce que les individus savent ou ne savent pas –, mais la mise en valeur des perceptions partagées – ce que les individus croient savoir. Les résultats de l’enquête attestent un manque de connaissances, mais ils ne sont en rien surprenants dans ce type de questionnement, et ils peuvent être envisagés comme un indicateur des représentations détenues par l’ensemble de la population en France. Ils soulignent le décalage entre une information de plus en plus présente, accessible, actualisée presque en direct, et ce qu’en retiennent les « usagers de l’information ». Et on se demande quel est le processus qui produit ces représentations collectives « déformées » sur un sujet aussi prégnant dans l’actualité. Ces résultats constituent également un révélateur et offrent un bon support aux journalistes qui pourront, le cas échéant, penser la manière dont leurs lecteurs ou auditeurs reçoivent et absorbent les informations…



Notes


[1] Entretien réalisé le 12 janvier 2010 à Jérusalem.
[2] En mars 2010, un sondage réalisé par l’IFOP pour l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) demande notamment : « Qui porte la plus grande responsabilité dans la non-résolution du conflit israélo-palestinien ? » Autre sondage effectué en 2000-2001 : « Avez-vous davantage de sympathie pour les positions des Israéliens ou pour celles des Palestiniens ? » (Sondage BVA).
[3] Cette enquête s’est déroulée sur l’ensemble des étudiants inscrits en licence d’histoire-géographie de l’université Paul-Valéry de Montpellier. 221 questionnaires ont été récoltés.
[4] « Géographie et représentations », in Yves André, Antoine Bailly, Robert Ferras, Jean-Paul Guérin, Hervé Gumuchian, Représenter l’espace. L’imaginaire spatial à l’école, Ed. Anthropos, 1989.
[5] Il faut tout de même relativiser l’impact de l’actualité sur les réponses, car en dehors des éléments se référant à la violence, lors de tests préliminaires organisés en avril 2008, les tendances étaient les mêmes.