Un
entretien avec Youssef Abdelké
Par Yves Gonzalez-Quijano
Il y a
moins d’un mois, les autorités syriennes relâchaient le peintre Youssef Abdelké
après une détention de 36 jours, qui a suscité les protestations des milieux
culturels syriens et arabes. Déjà emprisonné entre 1978 et 1980, l’artiste
s’était rendu par la suite en France avant de rentrer dans son pays après une
absence d’un quart de siècle, pour y poursuivre son œuvre artistique, celle
d’un des plus importants artistes syriens et arabes, ainsi que son combat au
sein de la gauche syrienne. Nous l’avons rencontré à Beyrouth, lors de sa
première sortie du territoire syrien après sa détention. Propos sur sa
détention, sur l’art, et sur le conflit qui ensanglante la Syrie.
Bienvenue à
Beyrouth ! C’est sans doute la première fois que vous quittez la Syrie après la
prison et depuis votre retour d’exil.
Cela fait
des années qu’il m’est interdit de quitter le pays. C’est mon premier voyage
après être resté des années durant, de gré ou de force, en Syrie. La dernière
fois que je suis venu à Beyrouth, c’était il y a trois ans et demi.
Pensez-vous
que les protestations contre votre arrestation, de la part des « modérés » et
de tous ceux qui admirent votre expérience politique et culturelle, ont joué un
rôle dans votre libération ? Étiez-vous au courant de ces protestations à
l’intérieur de la prison ?
Pour
commencer, je veux remercier tous les amis, et tous les autres, journalistes ou
non. Une telle solidarité à mon égard, c’est vraiment une manifestation
d’humanité. Il n’y a rien qui puisse abattre un prisonnier plus que le fait de
se sentir abandonné, de penser que personne ne s’interroge à son sujet. Savoir
que quelqu’un, qu’une voix parle de celui qui est détenu donne une capacité
extraordinaire à supporter la détention. Alors que dire lorsqu’il s’agit d’une
véritable campagne, d’un grand nombre d’amis qui se sentent concernés. En
prison, je ne l’ai su qu’à travers une remarque d’un des gardiens qui m’a
dit : « Il y a une chaîne qui parle de toi, tu es au courant ? – Non.
– On réglera tout ça plus tard ! » a-t-il répondu d’un ton menaçant.
Bien entendu, je ne l’ai pas revu ensuite et on n’a rien réglé du tout !
(Rire.) J’ai compris à ce moment-là qu’il se passait quelque chose à l’extérieur.
À part cela, les prisonniers sont totalement coupés du monde extérieur. La
seule occasion pour eux de recevoir des informations, c’est quand arrive un
nouveau prisonnier. Mais ceux qui entrent ne sont pas toujours véritablement
préoccupés par la situation politique, ils ont leurs propres soucis, leurs
propres problèmes. Mais c’est le seul moyen de rester en contact avec ce qui se
passe à l’extérieur.
Est-ce
qu’il y a une différence entre cette prison et celle que vous avez connue
autrefois ?
Une très
grande différence ! Les méthodes de torture qui existaient avant, je
trouve aujourd’hui qu’elles étaient bien moins dures. Ils mettaient le
prisonnier dans un pneu et le frappaient à coups de gourdin sur les pieds ou
sur le dos. Ça me paraît bien gentil par rapport à ce qui se passe
maintenant ! Aujourd’hui, ils tirent le prisonnier de la cellule et quand
il revient on dirait qu’il est resté enfermé avec une bête féroce ! Il est
en sang, il a des zébrures rouges et bleues imprimées sur sa peau, déjà
infectées parfois. On n’arrive pas à comprendre comment ils sont arrivés à un
tel résultat aussi vite, c’est une violence totalement déchaînée. Comme si la
violence qu’il y a aujourd’hui à l’extérieur se répercutait à l’intérieur de la
prison. Mais pire que la torture encore, c’est le fait pour le prisonnier de se
sentir humilié, d’être dépouillé de toute humanité et toute dignité. Un être
humilié qui ne peut pas se défendre devant des gens qui ressemblent à des
machines aveugles ! Pas de soins, pas de médicaments. La nourriture est
exécrable : chaque jour, des olives le matin, du borghol le soir. Il y a
32 ou 33 ans, quand j’étais prisonnier, on nous apportait du thé : un rêve
aujourd’hui ! En plus, tout le monde est entassé dans la même cellule. Une
cellule de 6 m
sur 8 peut contenir jusqu’à 120 prisonniers. Il fait tellement chaud, il y a u
ne telle humidité qu’on est obligé de se déshabiller. Parfois, on n’a pas le droit de dormir ou de parler. Parfois, c’est un peu moins terrible, comme la cellule où j’ai passé la plus grande partie de ma détention :3,5 mètres sur 5, nous
étions 20, on pouvait dormir ou se laver, et en général nous étions mieux
traités.
ne telle humidité qu’on est obligé de se déshabiller. Parfois, on n’a pas le droit de dormir ou de parler. Parfois, c’est un peu moins terrible, comme la cellule où j’ai passé la plus grande partie de ma détention :
Avez-vous
été torturé ?
Non, je
n’ai pas été maltraité non plus. Mais la torture est une pratique quotidienne
dans toutes les prisons.
Quelle
accusation a-t-elle été portée contre vous ?
Je ne sais
pas. Durant le premier interrogatoire, ils m’ont posé des questions à propos
d’une réunion avec des amis. Ils m’ont demandé si j’avais parlé de
politique. J’ai répondu que oui. Le second interrogatoire a été plus
long : ma vie, mes études, mes voyages, ma famille, quelques questions
politiques, mais sans accusation particulière. L’interrogatoire s’est terminé
sans accusation et le juge a ordonné ma mise en liberté en quelques minutes.
Pourquoi mettent-ils en prison quelqu’un un jour, une semaine, un mois, cinq,
je n’en sais rien ! Il s’agit d’appareils [de répression] qui pensent
différemment de nous. C’est une équation à plusieurs inconnues : l’un est
torturé, l’autre non ; l’un est libéré, l’autre, non. Parfois on n’arrive
pas à comprendre les véritables raisons des traitements qui sont infligés dans
la prison. Quelqu’un peut-il expliquer pourquoi les autorités mettent en prison
des hommes politiques et des juristes tels que le docteur Abdel-Aziz
al-Khayyer, l’avocat Khalil Maatouk, Adnan al-Debs ou encore Ali al-Chihabi…
Comment
avez-vous vécu l’expérience de la prison en tant qu’artiste ?
Comment
vous représentiez-vous la scène ? Est-ce que vous pensiez aux œuvres que
vous dessineriez une fois que vous seriez dehors ?
En prison,
c’est tellement différent qu’on ne pense pas à ces choses-là ! Bien sûr
j’ai pensé à des tableaux mais ce qui occupe tout l’esprit, c’est de se
retrouver prisonnier de quatre murs sans la moindre issue ! On pense sans
cesse aux petites choses de la prison : comment manger, dormir, se laver,
boire, des choses qui mobilisent tout ton temps… Avec en plus les rêves…
Vous voulez
dire les cauchemars ?
Non, les
rêves ! Des rêves différents. Un des moyens de se protéger pour le
prisonnier, c’est de continuer à rêver à toutes sortes de projets, à des
rencontres avec des amis, à des promenades dans des lieux sans murs. Rêver
c’est une façon de se protéger pour le prisonnier, de garder une sorte
d’équilibre. Mais travailler, réfléchir à des vraies questions artistiques,
c’est possible seulement une fois sorti de prison. Bien entendu, l’artiste
emmagasine des idées, des sentiments, des sensations, qui ressortent avec le
temps. Jusqu’à présent je n’ai encore rien fait mais j’ai toutes sortes de
projets. J’ai aussi le sentiment que ce sur quoi je travaillais ces derniers
temps n’est pas encore achevé. Du coup, il est encore trop tôt pour que je
commence quelque chose de nouveau.
Dans vos
dessins, vous vouliez montrer la violence, comme une manière de la refuser.
Après la violence de la prison et tout ce que vous voyez aujourd’hui en dehors
de la prison, est-ce qu’on peut imaginer que cela va modifier votre
style ?
Je pense
que la violence de la prison fait partie de la violence de la société et de la
vie politique. Ce qui me m’angoisse vraiment, et c’était l’axe de mon travail
ces derniers temps, c’est l’idée de la mort, la mort comme perte que rien ne
pourra remplacer au niveau individuel.
On dirait
que vos précédentes œuvres représentaient déjà les massacres avant qu’ils
n’aient eu lieu. Maintenant que tout cela est arrivé, que dessiner ?
Qu’une
personne perde la vie à cause d’un slogan, qu’il s’agisse d’un défenseur de
régime ou d’un opposant, c’est une chose insupportable ! L’idée qu’un
homme vienne à mourir, c’est une perte épouvantable au point de vue humain et
c’est ce qui se passe pour des dizaines de milliers de Syriens. C’est ce qui
leur arrive, à eux, à leurs parents, à leurs enfants, à ceux qu’ils aiment, à
leurs amis… Pour moi la mort est une chose insupportable, c’est à cela que je
pense pour l’essentiel ces temps-ci. C’est une idée qu’il est difficile
d’exprimer rationnellement. Je ne peux pas supporter que quelqu’un meure parce
qu’il a dit quelque chose ou qu’il a manifesté ou qu’il a fait quelque chose
sur le plan politique. Rien ne mérite un tel châtiment. C’est une question
existentielle, au plus profond de moi, qui me bouleverse totalement, et qui va
bien au-delà de l’univers de la politique. Je pars du principe que les gens ne
méritent pas un tel destin. Tout peut être réparé sauf la mort. Si on se met à
la place des mères qui ont perdu leurs enfants, qu’est-ce qu’elles peuvent bien
ressentir ? C’est un véritable vol de leur vie, une blessure ouverte avec
laquelle elles vivront jusqu’au jour de leur mort.
Cela veut
dire que vous dessinez la mort pour la refuser, comme vous le faites avec la
violence ?
Voilà un
moment que je travaille sur cette question. Je pense qu’aucun travail
artistique, qu’il s’agisse de littérature, de musique ou de quoi que ce soit
d’autre, n’a de poids face à l’idée de la mort, même si les créateurs
travaillent pour s’en approcher, parce qu’il y a dans la mort une violence qui
va au-delà du pouvoir des artistes, au-delà des limites humaines de
l’expression. Ils s’efforcent d’y arriver, sans savoir jusqu’à quel point ils y
parviennent ou non, c’est le temps qui le dira. C’est vraiment quelque chose de
difficile.
Vous avez
certainement déjà commencé à penser à ce nouveau projet, vous avez imaginé des
choses qui commencent à s’accumuler dans votre tête. Pouvez-vous nous en dire
davantage sur ce nouveau projet artistique ?
Dans mes
dessins au charbon sur feuille, il y avait quelque chose qui s’approchait déjà
de cela, en rapport avec ce que signifie la mort, avec sa symbolique, par
exemple lorsque je dessine un oiseau mort ou un couteau fiché dans une table à
côté d’un oiseau. Mais ce que je fais à présent est vraiment très différent de
ce sur quoi j’ai travaillé durant les dix années passées. Je travaille sur des
gens, sur des personnages. Je sens quelque chose de fort en moi-même, je ne
saurais pas l’expliquer, quelque chose qui me pousse à dessiner non pas la
symbolique de la mort, ni même les gens « ordinaires », « stylisés
». Je veux dessiner des gens qui ressemblent aux vendeurs de foul, au loueur de
bicyclettes du quartier. Ce sont des gens faits de chair et de sang. Parler de
la mort de façon générale, c’est insupportable par rapport à la violence de la
mort, à sa totale injustice. Il faut vraiment montrer que les morts, les
victimes, les martyrs, ce sont les gens du quartier, les voisins. Il faut
absolument qu’ils soient vraiment présents, ce n’est pas juste une envie comme
ça…
Dans votre
célèbre portrait, intitulé « Le martyr », on a l’impression que vous avez
dessiné la mort elle-même, et pas simplement son action sur les vivants. C’est
cela que vous recherchez, l’effet de la mort ?
Je ne veux
pas dessiner la mort elle-même. C’est difficile de parler de la mort comme
d’une idée philosophique parce que c’est également quelque chose qu’on ressent
physiquement, qui touche profondément, qui peut bouleverser, dominer toute
autre pensée en un instant…
Mais vous
avez déjà représenté la mort, cette chose qui arrive, directement dans des
œuvres comme « Le moineau » ou encore « Le martyr », ou dans ces dessins de
bras arrachés. Pourquoi représentez-vous les choses comme elles sont, juste en
vous plaçant à leur niveau ?
Je crois
qu’il est difficile de répondre à cette question, parce qu’il y a des
motivations qu’il est difficile de saisir. La mort est tellement dure,
immédiate, qu’il est difficile d’en parler d’une manière symbolique ou
générale, cela n’est pas à la hauteur de ce qui vous pousse à le faire. Il se
passe des choses comme on n’en a pas vu depuis des siècles. Il y a longtemps
qu’on n’avait pas vu des foules aussi nombreuses protester, autant de
manifestants dans les rues, dans les villes, dans les villages. Il s’agit d’un
événement qui est peut-être en train d’ouvrir une nouvelle époque, de permettre
des relations différentes entre les citoyens et le pouvoir, qui va peut-être
redessiner la géopolitique de la région, pas seulement en Syrie mais dans toute
la région, un vrai tournant dans l’histoire moderne pour ce pays et sa région.
Cela va se payer au prix fort.
Avant de
passer aux sujets politiques, on peut dire que, dans votre art, il y a une
représentation traditionnelle de la mort, en noir et blanc. Dès lors que la
mort n’est plus celle d’avant, peut-on s’en tenir au noir et blanc ?
L’univers
du dessin et celui des couleurs, ce sont deux choses à la fois différentes et
totalement liées. Il faut savoir ce que l’on a envie de faire, et ce dont on
est capable. Le noir et le blanc, ce sont mes outils en tant que dessinateur,
c’est avec eux que se joue le combat entre traits et surface, un combat et en
même temps une harmonie. C’est très différent des outils du coloriste qui
associe les couleurs chaudes et froides. De ce point de vue, il n’y a pas de
rapport entre le blanc le noir et les sujets traités. Le blanc et le noir,
comme les couleurs, peuvent permettre de traiter les sujets les plus légers ou
les plus dramatiques.
Pendant
votre détention, on a pu suivre les réactions et les prises de position des uns
et des autres : certains réclamaient votre liberté, d’autres se
réjouissaient de voir ce qui vous arrivait. Vous êtes à la fois rejeté par le
pouvoir et par une porte bonne partie des franges de l’opposition. C’est un peu
paradoxal de voir Youssef Abdelké, l’homme de gauche, apparaître aujourd’hui
comme un « modéré ». Qu’est-ce que vous pensez de cette « modération » ?
Je ne suis
pas d’accord avec cette idée de modération. Permettez-moi de vous dire que la
politique n’est plus rien quand elle est dominée par la haine, les sentiments,
les instincts, l’esprit de vengeance. Rien ne demande autant de réflexion,
d’analyse objective que la politique ! La question de la liberté l’emporte
sur toutes les divergences politiques et par conséquent celui qui donne plus
d’importance à des divergences politiques qu’à la question de la liberté commet
une faute politique contre lui-même et par rapport à son combat politique. Il y
a deux oppositions en Syrie. Je comprends qu’il y ait des divergences
politiques mais pas qu’il y ait un tel affrontement sur les questions qui nous
réunissent tous.
Il y a plus
que deux oppositions…
Globalement,
il y a une opposition qui a un agenda extérieur et qui s’efforce de provoquer
une intervention militaire étrangère parce qu’elle pense que cette intervention
réglera les choses à son avantage. Et il y a une opposition intérieure qui veut
un changement total, accompli par les Syriens eux-mêmes et pour eux. Elle
refuse toute intervention [extérieure] parce que cette intervention, c’est le
premier pas vers l’occupation et la division du pays en « comtés »
confessionnels, une chose dont l’administration américaine n’a pas caché
qu’elle œuvrait à sa réalisation. Une autre chose, c’est cette malheureuse
tendance à l’émiettement dans les cercles de l’opposition. Il y a un nombre
incalculable de conflits, entre partis, confessions, clans, personnes… Les
financements étrangers y jouent un grand rôle. Cet éparpillement de
l’opposition, et en particulier l’opposition extérieure, n’est pas à la
hauteurs des souffrances du peuple syrien. Quand on regarde les hommes
politiques, on dirait qu’il n’y en a pas un seul qui ait de l’envergure,
quelqu’un qui aurait le sens de l’intérêt collectif et qui répondrait aux
espoirs du peuple syrien et à ses sacrifices héroïques. A côté de tout cela,
qu’Untel ou Untel soit emprisonné, cela n’a vraiment qu’une importance
secondaire.
Vous avez
payé, pour l’opposition, le prix de vos déclarations contre l’utilisation des
armes. Où entraînent-elles la Syrie, ces armes ?
J’ai dit ce
que j’avais à dire sur la question des armes à la fin de l’année 2011. J’ai dit
alors, en gros, que cela revenait à voler la révolution syrienne, que c’était
la conduire vers des horizons qui n’avaient rien à voir avec la révolution.
Aujourd’hui même un aveugle peut se rendre compte que les armes et les
financements de l’étranger ont conduit la révolution syrienne à des objectifs
qui n’ont rien à voir avec elle, à des hypothèses qui n’ont rien à voir avec
les aspirations du peuple syrien. Une bonne partie de ceux qui participent à
l’opposition armée, on ne sait rien de ce qui les anime, on ne sait pas jusqu’à
quel point ils dépendent de l’étranger, quels sont leurs objectifs. Beaucoup
d’entre eux ont toutes les qualités, sauf celle d’être les défenseurs du peuple
syrien, de ses choix et de son avenir. Les armes ont détourné la révolution
syrienne de ses objectifs initiaux, la liberté, la dignité, la démocratie, la
justice, un gouvernement de la société civile (al-dawla al-madaniyya). Peu à
peu, elles lui ont fait perdre son soutien populaire. Toute révolution qui ne
présente pas un modèle moral supérieur à celui du régime contre lequel elle se
révolte perd son sens et son soutien auprès de la population.
Il y a une autre chose qui apparaît aujourd’hui dans la situation en Syrie, c’est que l’absence d’une direction, de dirigeants, tellement vantée par nombre de journalistes et de commentateurs comme un signe de « démocratie », et bien ce n’est pas vrai ! Une révolution qui ne possède pas une vision claire de sa tactique et de ses objectifs stratégiques ne peut pas réussir. Voilà le résultat de ces groupes armés qui pullulent, de ces chefs innombrables, des armes et des financements qu’ils ont reçus. Voilà ce qui a conduit la lutte à cette situation pitoyable. Une situation où les groupes armés sont tellement éparpillés qu’ils ne sont capables de rien, et encore moins de faire quelque chose en faveur du peuple syrien et du changement. Aujourd’hui il y a des groupes avec des motivations idéologiques et politiques si différentes qu’ils sont parfois capables de se battre les uns contre les autres ! Tout comme il y a des parties qui sont bien davantage liées à leurs intérêts extérieurs qu’à ceux du peuple syrien. De ce point de vue, les armes n’ont pas aidé le peuple syrien à se rapprocher de ses objectifs. Tout ce qu’elles ont fait, c’est rendre plus lourd le coût humain et matériel de la révolution.
On pourrait se demander : est-ce que l’action pacifique aurait permis au peuple syrien d’arriver à ses objectifs ? Je pense que c’était impossible au regard de la violence bestiale par laquelle on a répondu aux manifestations pacifiques. Mais il faut tout de même se demander aussi : est-ce que les armes ont permis à la révolution d’atteindre ses objectifs ? La réponse est un non sans appel. Le sang syrien coule aujourd’hui à flots, le pays s’enfonce toujours davantage dans la violence et le confessionnalisme, et on ne voit pas de lumière au bout du tunnel.
Et après
tout cela, comment voyez-vous l’évolution de la lutte ?
Un an après
le déclenchement de la révolution, les forces locales n’étaient plus
essentielles, elles n’avaient plus leur mot à dire dans les combats. Les forces
internationales avaient la haute main sur le cours des opérations. Les forces
locales, qu’il s’agisse des forces du régime ou des forces de l’opposition
gardent une certaine marge de manœuvre mais l’essentiel de la décision se fait
à l’étranger. Dès lors, aucune force internationale n’accepte la défaite de son
allié local. S’il est affaibli par une défaite sur le terrain, la partie
étrangère le renforce. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’insistance
américaine pour déclencher une frappe à cause de l’utilisation de l’arme
chimique, pourtant utilisée à quatre reprises auparavant comme le reconnaissent
les Américains eux-mêmes. Ils ne se sont mis en ordre de bataille que lorsque
l’équilibre des forces militaires a été modifié sur le terrain.
Malheureusement ce qui est appelé à durer, c’est la violence et la destruction qui finiront par provoquer la division du pays, sauf en cas d’accord politique au niveau international, avec sa traduction au niveau intérieur, sa mise en œuvre par les parties locales. Le problème c’est que les parties locales continuent à croire qu’elles peuvent l’emporter et que la « victoire » réclame un peu de patience. Mais il n’y aura ni vainqueur ni vaincu, tout le monde sera perdant. Nous sommes dans un trou noir, sans solution visible.
Les
conflits entre intellectuels ont été tout aussi violents, et même parfois
davantage, que les combats sur le terrain. A votre avis, c’est quelque chose de
normal ou bien s’agit-il d’une évolution injustifiable ?
Ce qui se
passe en Syrie est exceptionnel à tous points de vue. Les oppositions violentes
ou politiques se reflètent naturellement au sein des intellectuels. Peut-être
que cela se voit particulièrement à cause de la place qu’ils occupent, à cause
des médias. Les divisions sont parfaitement naturelles dans une situation aussi
exceptionnelle. La révolution syrienne a été pour tous un examen, une véritable
épreuve pour savoir vraiment ce qu’ils pensaient, pour révéler leurs véritables
aspirations au changement, même si le « changement » suscite la peur chez
beaucoup de gens, intellectuels ou non. Ce que je veux dire, c’est que le
régime ce n’est pas simplement l’institution militaire, les services de
renseignements, un gouvernement, des batteries de missiles, des avions, etc. Le
régime possède une base populaire que l’opposition a méprisée. Je crois qu’il
aurait fallu la gagner à soi. Mais cela n’a pas été fait et en fin de compte
cela a nui à la révolution car cela a réduit sa base populaire.
Les circonstances exceptionnelles que traverse la Syrie ont fait surgir une foule d’analystes, de sociologues, de politologues et de stratèges en tous genres. Des gens qui n’avaient jamais rien montré de toute leur vie, dont on n’avait jamais entendu parler, qui n’avaient aucun rôle politique et qui ont tout à coup obtenu des positions importantes. Les financements étrangers ont joué un rôle important dans la visibilité de ces gens-là, de ces personnes marginales jusque-là dans la vie politique, et cela pour des raisons qui ont quelque chose à voir avec cette énorme éponge qu’on appelle les médias et qui a besoin de ces gens-là : ceux qui financent ont besoin de personnes pour les représenter.