Quatre heures à Chatila


Quatre heures à Chatila


 Par JEAN GENET

« A Chatila, à Sabra, des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? » Menahem Begin (à la Knesset).

Personne, ni rien, aucune technique du récit, ne dira ce que furent les six mois passés par les feddayin dans les montagnes de Jerash et d’Ajloun en Jordanie, ni surtout leurs premières semaines. Donner un compte rendu des événements, établir la chronologie, les réussites et les erreurs de l’OLP, d’autres l’ont fait. L’air du temps, la couleur du ciel, de la terre et des arbres, on pourra les dire, mais ne jamais faire sentir la légère ébriété, la démarche au-dessus de la poussière, l’éclat des yeux, la transparence des rapports non seulement entre feddayin, mais entre eux et les chefs.

Tout, tous, sous les arbres, étaient frémissants, rieurs, émerveillés par une vie si nouvelle pour tous, et dans ces frémissements quelque chose d’étrangement fixe, aux aguets, réservé, protégé comme quelqu’un qui prie sans rien dire. Tout était à tous. Chacun en lui-même était seul. Et peut-être non. En somme souriants et hagards. La région jordanienne où ils s’étaient repliés, selon un choix politique, était un périmètre allant de la frontière syrienne à Salt, pour la longueur, délimitée par le Jourdain et par la route de Jerash à Irbid. Cette grande longueur était d’environ soixante kilomètres, sa profondeur vingt d’une région très montagneuse couverte de chênes verts, de petits villages jordaniens et d’une culture assez maigre. Sous les bois et sous les tentes camouflées les feddayin avaient disposé des unités de combattants et des armes légères et semi-lourdes. Une fois sur place, l’artillerie, dirigée surtout contre d’éventuelles opérations jordaniennes, les jeunes soldats entretenaient les armes, les démontaient pour les nettoyer, les graisser, et les remontaient à toute vitesse. Quelques-uns réussissaient l’exploit de démonter et remonter les armes les yeux bandés afin de pouvoir le réussir la nuit. Entre chaque soldat et son arme s’était établi un rapport amoureux et magique.

Comme les feddayin avaient quitté depuis peu l’adolescence, le fusil en tant qu’arme était le signe de la virilité triomphante, et apportait la certitude d’être. L’agressivité disparaissait : le sourire montrait les dents. Pour le reste du temps, les feddayin buvaient du thé, critiquaient leurs chefs et les gens riches, palestiniens et autres, insultaient Israël, mais parlaient surtout de la révolution, de celle qu’ils menaient et de celle qu’ils allaient entreprendre. Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis – la Jordanie – et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté.

Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest. * * * Une photographie a deux dimensions, l’écran du téléviseur aussi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parcourus. D’un mur à l’autre d’une rue, arqués ou arc-boutés, les pieds poussant un mur et la tête s’appuyant à l’autre, les cadavres, noirs et gonflés, que je devais enjamber étaient tous palestiniens et libanais. Pour moi comme pour ce qui restait de la population, la circulation à Chatila et à Sabra ressembla à un jeu de saute-mouton. Un enfant mort peut quelquefois bloquer les rues, elles sont si étroites, presque minces et les morts si nombreux. Leur odeur est sans doute familière aux vieillards : elle ne m’incommodait pas. Mais que de mouches. Si je soulevais le mouchoir ou le journal arabe posé sur une tête, je les dérangeais. Rendues furieuses par mon geste, elles venaient en essaim sur le dos de ma main et essayaient de s’y nourrir. Le premier cadavre que je vis était celui d’un homme de cinquante ou soixante ans. Il aurait eu une couronne de cheveux blancs si une blessure (un coup de hache, il m’a semblé) n’avait ouvert le crâne. Une partie de la cervelle noircie était à terre, à côté de la tête. Tout le corps était couché sur une mare de sang, noir et coagulé. La ceinture n’était pas bouclée, le pantalon tenait par un seul bouton. Les pieds et les jambes du mort étaient nus, noirs, violets et mauves : peut-être avait-il été surpris la nuit ou à l’aurore ? Il se sauvait ? Il était couché dans une petite ruelle à droite immédiatement de cette entrée du camp de Chatila qui est en face de l’Ambassade du Koweït.

Le massacre de Chatila se fit-il dans les murmures ou dans un silence total, si les Israéliens, soldats et officiers, prétendent n’avoir rien entendu, ne s’être doutés de rien alors qu’ils occupaient ce bâtiment, depuis le mercredi après-midi ? La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre. Si l’on regarde attentivement un mort, il se passe un phénomène curieux : l’absence de vie dans ce corps équivaut à une absence totale du corps ou plutôt à son recul ininterrompu. Même si on s’en approche, croit-on, on ne le touchera jamais.
Cela si on le contemple. Mais un geste fait en sa direction, qu’on se baisse près de lui, qu’on déplace un bras, un doigt, il est soudain très présent et presque amical. L’amour et la mort. Ces deux termes s’associent très vite quand l’un est écrit. Il m’a fallu aller à Chatila pour percevoir l’obscénité de l’amour et l’obscénité de la mort. Les corps, dans les deux cas, n’ont plus rien à cacher : postures, contorsions, gestes, signes, silences mêmes appartiennent à un monde et à l’autre. Le corps d’un homme de trente à trente-cinq ans était couché sur le ventre. Comme si tout le corps n’était qu’une vessie en forme d’homme, il avait gonflé sous le soleil et par la chimie de décomposition jusqu’à tendre le pantalon qui risquait d’éclater aux fesses et aux cuisses. La seule partie du visage que je pus voir était violette et noire. Un peu plus haut que le genou, la cuisse repliée montrait une plaie, sous l’étoffe déchirée. Origine de la plaie : une baïonnette, un couteau, un poignard ? Des mouches sur la plaie et autour d’elle. La tête plus grosse qu’une pastèque — une pastèque noire. Je demandai son nom, il était musulman. — Qui est-ce ? — Palestinien, me répondit en français un homme d’une quarantaine d’années. Voyez ce qu’ils ont fait. Il tira sur la couverture qui couvrait les pieds et une partie des jambes. Les mollets étaient nus, noirs et gonflés. Les pieds, chaussés de brodequins noirs, non lacés, et les chevilles des deux pieds étaient serrées, et très fortement, par le nœud d’une corde solide — sa solidité était visible — d’environ trois mètres de long, que je disposai afin que madame S. (américaine) puisse photographier avec précision. Je demandai à l’homme de quarante ans si je pouvais voir le visage. — Si vous voulez, mais voyez-le vous-même. — Vous voulez m’aider à tourner sa tête ? — Non. — L’a-t-on tiré à travers les rues avec cette corde ? — Je ne sais pas, monsieur. — Qui l’a lié ? — Je ne sais pas, monsieur. — Les gens du commandant Haddad ? — Je ne sais pas. — Les Israéliens ? — Je ne sais pas. — Les Kataèb ? — Je ne sais pas. — Vous le connaissiez ? — Oui. — Vous l’avez vu mourir ? — Oui. — Qui l’a tué ? — Je ne sais pas. Il s’éloigna du mort et de moi assez vite. De loin il me regarda et il disparut dans une ruelle de traverse. Quelle ruelle prendre maintenant ?
J’étais tiraillé par des hommes de cinquante ans, par des jeunes gens de vingt, par deux vieilles femmes arabes, et j’avais l’impression d’être au centre d’une rose des vents, dont les rayons contiendraient des centaines de morts. Je note ceci maintenant, sans bien savoir pourquoi en ce point de mon récit : « Les Français ont l’habitude d’employer cette expression fade "le sale boulot", eh bien, comme l’armée israélienne a commandé le "sale boulot" aux Kataèb, ou aux Haddadistes, les travaillistes ont fait accomplir le "sale boulot" par le Likoud, Begin, Sharon, Shamir. » Je viens de citer R., journaliste palestinien, encore à Beyrouth, le dimanche 19 septembre. Au milieu, auprès d’elles, de toutes les victimes torturées, mon esprit ne peut se défaire de cette « vision invisible » : le tortionnaire comment était-il ? Qui était-il ? Je le vois et je ne le vois pas. Il me crève les yeux et il n’aura jamais d’autre forme que celle que dessinent les poses, postures, gestes grotesques des morts travaillés au soleil par des nuées de mouches. S’ils sont partis si vite (les Italiens, arrivés en bateau avec deux jours de retard, s’enfuirent avec des avions Hercules !), les marines américains, les paras français, les bersaglieri italiens qui formaient une force de séparation au Liban, un jour ou trente-six heures avant leur départ officiel, comme s’ils se sauvaient, et la veille de l’assassinat de Béchir Gemayel, les Palestiniens ont-ils vraiment tort de se demander si Américains, Français, Italiens n’avaient pas été prévenus qu’il faille déguerpir à toutes pompes pour ne pas paraître mêlés à l’explosion de la maison des Kataèb ? —

 C’est qu’ils sont partis bien vite et bien tôt. Israël se vante et vante son efficacité au combat, la préparation de ses engagements, son habileté à mettre à profit les circonstances, à faire naître ces circonstances. Voyons : I’OLP quitte Beyrouth en gloire, sur un navire grec, avec une escorte navale. Béchir, en se cachant comme il peut, rend visite à Begin en Israël. L’intervention des trois armées (américaine, française, italienne) cesse le lundi. Mardi Béchir est assassiné. Tsahal entre à Beyrouth-Ouest le mercredi matin. Comme s’ils venaient du port, les soldats israéliens montaient vers Beyrouth le matin de l’enterrement de Béchir. Du huitième étage de ma maison, avec une jumelle, je les vis arriver en file indienne : une seule file. Je m’étonnais que rien d’autre ne se passe car un bon fusil à lunette aurait dû les descendre tous. Leur férocité les précédait. Et les chars derrière eux. Puis les jeeps. Fatigués par une si longue et matinale marche, ils s’arrêtèrent près de l’Ambassade de France, laissant les tanks avancer devant eux, entrant carrément dans Hamra. Les soldats, de dix mètres en dix mètres, s’assirent sur le trottoir, le fusil pointé devant eux, le dos appuyé au mur de l’ambassade. Le torse assez grand, ils me semblaient des boas qui auraient eu deux jambes allongées devant eux. " Israël s’était engagé devant le représentant américain, Habib, à ne pas mettre les pieds à Beyrouth-Ouest et surtout à respecter les populations civiles des camps palestiniens.
Arafat a encore la lettre par laquelle Reagan lui fait la même promesse. Habib aurait promis à Arafat la libération de neuf mille prisonniers en Israël. Jeudi les massacres de Chatila et Sabra commencent. Le ’’bain de sang’’ qu’Israël prétendait éviter en apportant l’ordre dans les camps !... " me dit un écrivain libanais. " Il sera très facile à Israël de se dégager de toutes les accusations. Des journalistes dans tous les journaux européens s’emploient déjà à les innocenter : aucun ne dira que pendant les nuits de jeudi à vendredi et vendredi à samedi on parlait hébreu à Chatila. " C’est ce que me dit un autre Libanais. La femme palestinienne – car je ne pouvais pas sortir de Chatila sans aller d’un cadavre à l’autre et ce jeu de l’oie aboutirait fatalement à ce prodige : Chatila et Sabra rasés avec batailles de l’immobilier afin de reconstruire sur ce cimetière très plat – la femme palestinienne était probablement âgée car elle avait des cheveux gris.
Elle était étendue sur le dos, déposée ou laissée là sur des moellons, des briques, des barres de fer tordues, sans confort. D’abord j’ai été étonné par une étrange torsade de corde et d’étoffe qui allait d’un poignet à l’autre, tenant ainsi les deux bras écartés horizontaux, comme crucifiés. Le visage noir et gonflé, tourné vers le ciel, montrait une bouche ouverte, noire de mouches, avec des dents qui me semblèrent très blanches, visage qui paraissait, sans qu’un muscle ne bougeât, soit grimacer soit sourire ou hurler d’un hurlement silencieux et ininterrompu. Ses bas étaient en laine noire, la robe à fleurs roses et grises, légèrement retroussée ou trop courte, je ne sais pas, laissait voir le haut des mollets noirs et gonflés, toujours avec de délicates teintes mauves auxquelles répondaient un mauve et un violet semblable aux joues. Étaient-ce des ecchymoses ou le naturel effet du pourrissement au soleil ? — Est-ce qu’on l’a frappée à coups de crosse ? — Regardez, monsieur, regardez ses mains. Je n’avais pas remarqué. Les doigts des deux mains étaient en éventail et les dix doigts étaient coupés comme avec une cisaille de jardinier. Des soldats, en riant comme des gosses et en chantant joyeusement, s’étaient probablement amusés en découvrant cette cisaille et en l’utilisant. — Regardez, monsieur. Les bouts des doigts, les phalangettes, avec l’ongle, étaient dans la poussière. Le jeune homme qui me montrait, avec naturel, sans aucune emphase, le supplice des morts, remit tranquillement une étoffe sur le visage et sur les mains de la femme palestinienne, et un carton rugueux sur ses jambes. Je ne distinguai plus qu’un amas d’étoffe rose et grise, survolé de mouches. Trois jeunes gens m’entraînaient dans une ruelle. — Entrez, monsieur, nous on vous attend dehors. La première pièce était ce qui restait d’une maison de deux étages. Pièce assez calme, accueillante même, un essai de bonheur, peut-être un bonheur réussi avait été fait avec des restes, avec ce qui survit d’une mousse dans un pan de mur détruit, avec ce que je crus d’abord être trois fauteuils, en fait trois sièges d’une voiture (peut-être d’une Mercédès au rebut), un canapé avec des coussins taillés dans une étoffe à fleurs de couleurs criardes et de dessins stylisés, un petit poste de radio silencieux, deux candélabres éteints. Pièce assez calme, même avec le tapis de douilles... Une porte battit comme s’il y avait un courant d’air. J’avançais sur les douilles et je poussai la porte qui s’ouvrait dans le sens de l’autre pièce, mais il me fallut forcer : le talon d’un soulier à tige l’empêchait de me laisser le passage, talon d’un cadavre couché sur le dos, près de deux autres cadavres d’hommes couchés sur le ventre, et reposant tous sur un autre tapis de douilles de cuivre. Je faillis plusieurs fois tomber à cause d’elles. Au fond de cette pièce, une autre porte était ouverte, sans serrure, sans loquet. J’enjambai les morts comme on franchit des gouffres. La pièce contenait, entassés sur un seul lit, quatre cadavres d’hommes, l’un sur l’autre, comme si chacun d’eux avait eu la précaution de protéger celui qui était sous lui ou qu’ils aient été saisis par un rut érotique en décomposition. Cet amas de boucliers sentait fort, il ne sentait pas mauvais. L’odeur et les mouches avaient, me semblait-il, l’habitude de moi. Je ne dérangeais plus rien de ces ruines et de ce calme. — Dans la nuit de jeudi à vendredi, durant celles de vendredi à samedi et samedi à dimanche, personne ne les a veillés, pensai-je. Et pourtant il me semblait que quelqu’un était passé avant moi près de ces morts et après leur mort. Les trois jeunes gens m’attendaient assez loin de la maison, un mouchoir sur les narines.
C’est alors, en sortant de la maison, que j’eus comme un accès de soudaine et légère folie qui me fit presque sourire. Je me dis qu’on n’aurait jamais assez de planches ni de menuisiers pour faire des cercueils. Et puis, pourquoi des cercueils ? Les morts et les mortes étaient tous musulmans qu’on coud dans des linceuls. Quels métrages il faudrait pour ensevelir tant de morts ? Et combien de prières. Ce qui manquait en ce lieu, je m’en rendis compte, c’était la scansion des prières. — Venez, monsieur, venez vite. Il est temps d’écrire que cette soudaine et très momentanée folie qui me fit compter des mètres de tissu blanc donna à ma démarche une vivacité presque allègre, et qu’elle fut peut-être causée par la réflexion, entendue la veille, d’une amie palestinienne. — J’attendais qu’on m’apporte mes clés (quelles clés : de sa voiture, de sa maison, je ne sais plus que le mot clés), un vieil homme est passé en courant. – Où vas-tu ? – Chercher de l’aide. Je suis le fossoyeur. Ils ont bombardé le cimetière. Tous les os des morts sont à l’air. Il faut m’aider à ramasser les os. Cette amie est, je crois, chrétienne. Elle me dit encore :

"Quand la bombe à vide – dite à implosion – a tué deux cent cinquante personnes, nous n’avions qu’une seule caisse. Les hommes ont creusé une fosse commune dans le cimetière de l’église orthodoxe. On remplissait la caisse et on allait la vider. On a fait le va-et-vient sous les bombes, en dégageant les corps et les membres comme on pouvait." Depuis trois mois les mains avaient une double fonction : le jour, saisir et toucher, la nuit, voir. Les coupures d’électricité obligeaient à cette éducation d’aveugles, comme à l’escalade, bi ou triquotidienne de la falaise de marbre blanc, les huit étages de l’escalier. On avait dû remplir d’eau tous les récipients de la maison. Le téléphone fut coupé quand entrèrent à Beyrouth-Ouest, les soldats israéliens et avec eux les inscriptions hébraïques. Les routes le furent aussi autour de Beyrouth. Les chars Merkeba toujours en mouvement indiquaient qu’ils surveillaient toute la ville et en même temps on devinait leurs occupants effrayés que les chars ne deviennent une cible fixe. Certainement ils redoutaient l’activité de Mourabitounes et celle des feddayin qui avaient pu rester dans les secteurs de Beyrouth-Ouest. Le lendemain de l’entrée de l’armée israélienne nous étions prisonniers, or il m’a semble que les envahisseurs étaient moins craints que méprisés, ils causaient moins d’effroi que de dégoût. Aucun soldat ne riait ni ne souriait. Le temps ici n’était certainement pas aux jets de riz ni de fleurs Le père de Béchir, Pierre Gemayel, parut à la télévision libanaise, visage maigre aux arcades sourcilières très creuses et pleines d’ombre, aux lèvres très minces. Une seule expression : la cruauté nue. Depuis que les routes étaient coupées, le téléphone silencieux, privé de communication avec le reste du monde, pour la première fois de ma vie je me sentis devenir palestinien et haïr Israël. A la Cité sportive, près de la route Beyrouth-Damas, stade déjà presque détruit par les pilonnages des avions, les Libanais livrent aux officiers israéliens des amas d’armes, paraît-il, toutes détériorées volontairement. Dans l’appartement que j’occupe, chacun a son poste de radio. On écoute Radio-Kataèb, Radio-Mourabitounes, Radio-Amman, Radio-Jérusalem (en français), Radio-Liban. On fait sans doute la même chose dans chaque appartement. " Nous sommes reliés à Israël par de nombreux courants qui nous apportent des bombes, des chars, des soldats, des fruits, des légumes ; ils emportent en Palestine nos soldats, nos enfants... en un va-et-vient continu qui ne cesse plus, comme, disent-ils, nous sommes reliés à eux depuis Abraham, dans sa descendance, dans sa langue, dans la même origine... " (un feda’i palestinien). " Bref, ajoute-t-il, ils nous envahissent, ils nous gavent, ils nous étouffent et voudraient nous embrasser. Ils disent qu’ils sont nos cousins. Ils sont très attristés de voir qu’on se détourne d’eux. Ils doivent être furieux contre nous et contre eux-mêmes. "

* * * L’affirmation d’une beauté propre aux révolutionnaires pose pas mal de difficultés. On sait – on suppose – que les enfants jeunes ou des adolescents vivant dans des milieux anciens et sévères, ont une beauté de visage, de corps, de mouvements, de regards, assez proche de la beauté des feddayin. L’explication est peut-être celle-ci : brisant les ordres archaïques, une liberté neuve se fraye à travers les peaux mortes, et les pères et les grands-pères auront du mal à éteindre l’éclat des yeux, le voltage des tempes, l’allégresse du sang dans les veines. Sur les bases palestiniennes, au printemps de 1971, la beauté était subtilement diffuse dans une forêt animée par la liberté des feddayin. Dans les camps c’était une beauté encore différente, un peu plus étouffée, qui s’établissait par le règne des femmes et des enfants. Les camps recevaient une sorte de lumière venue des bases de combat et quant aux femmes, l’explication de leur éclat nécessiterait un long et complexe débat. Plus encore que les hommes, plus que les feddayin au combat, les femmes palestiniennes paraissaient assez forts pour soutenir la résistance et accepter les nouveautés d’une révolution. Elles avaient déjà désobéi aux coutumes : regard direct soutenant le regard des hommes, refus du voile, cheveux visibles quelquefois complètement nus, voix sans fêlure. La plus courte et la plus prosaïque de leurs démarches était le fragment d’une avancée très sure vers un ordre nouveau, donc inconnu d’elles, mais où elles pressentaient pour elles-mêmes la libération comme un bain et pour les hommes une fierté lumineuse. Elles étaient prêtes à devenir à la fois l’épouse et la mère des héros comme elles l’étaient déjà de leurs hommes. Dans les bois d’Ajloun, les feddayin rêvaient peut-être à des filles, il semble plutôt que chacun dessinât sur lui-même — ou modelât par ses gestes — une fille collée contre lui, d’où cette grâce et cette force — avec leurs rires amusés — des feddayin en armes. Nous n’étions pas seulement dans l’orée d’une pré-révolution mais dans une indistincte sensualité. Un givre raidissant chaque geste lui donnait sa douceur.

 Toujours, et tous les jours pendant un mois, à Ajloun toujours, j’ai vu une femme maigre mais forte, accroupie dans le froid, mais accroupie comme les Indiens des Andes, certains Africains noirs, les Intouchables de Tokyo, les Tziganes sur un marche, en position de départ soudain, s’il y a danger, sous les arbres, devant le poste de garde — une petite maison en dur, maçonnée très vite. Elle attendait, pieds nus, dans sa robe noire, galonnée à son rebord et au rebord des manches. Son visage était sévère mais non hargneux, fatigué mais non lassé. Le responsable du commando préparait une pièce à peu près nue, puis il lui faisait signe. Elle entrait dans la pièce. Refermait la porte, mais non à clé. Puis elle sortait, sans dire un mot, sans sourire, sur ses deux pieds nus elle retournait, très droite, jusqu’à Jerash, et au camp de Baq’a. Dans la chambre, réservée pour elle dans le poste de garde, j’ai su qu’elle enlevait ses deux jupes noires, détachait toutes les enveloppes et les lettres qui y étaient cousues, en faisait un paquet, cognait un petit coup à la porte. Remettait les lettres au responsable, sortait, partait sans avoir dit un mot. Elle revenait le lendemain. D’autres femmes, plus âgées que celle-là, riaient de n’avoir pour foyer que trois pierres noircies qu’elles nommaient en riant, à Djebel Hussein (Amman) : " notre maison ". Avec quelle voix enfantine elles me montraient les trois pierres, et quelquefois la braise allumée en disant, rieuses : &laqno; Dârna. » Ces vieilles femmes ne faisaient partie ni de la révolution, ni de la résistance palestiniennes : elles étaient la gaieté qui n’espère plus. Le soleil sur elles, continuait sa courbe. Un bras ou un doigt tendu proposait une ombre toujours plus maigre. Mais quel sol ? Jordanien par l’effet d’une fiction administrative et politique décidée par la France, l’Angleterre, la Turquie, l’Amérique... " La gaieté qui n’espère plus ", la plus joyeuse car la plus désespérée. Elles voyaient encore une Palestine qui n’existait plus quand elles avaient seize ans, mais enfin elles avaient un sol.
Elles n’étaient ni dessous ni dessus, dans un espace inquiétant ou le moindre mouvement serait un faux mouvement. Sous les pieds nus de ces tragédiennes octogénaires et suprêmement élégantes, la terre était ferme ? C’était de moins en moins vrai. Quand elles avaient fui Hebron sous les menaces israéliennes, la terre ici paraissait solide, chacun s’y faisait léger et s’y mouvait sensuellement dans la langue arabe. Les temps passant, il semblait que cette terre éprouvât ceci : les Palestiniens étaient de moins en moins supportables en même temps que ces Palestiniens, ces paysans, découvraient la mobilité, la marche, la course, le jeu des idées redistribuées presque chaque jour comme des cartes à jouer, les armes, montées, démontées, utilisées. Chacune des femmes, à tour de rôle, prend la parole. Elles rient. On rapporte de l’une d’elles une phrase : — Des héros ! Quelle blague. J’en ai fait et fessé cinq ou six qui sont au djebel. Je les ai torchés. Je sais ce qu’ils valent, et je peux en faire d’autres. Dans le ciel toujours bleu le soleil a poursuivi sa courbe, mais il est encore chaud.
Ces tragédiennes à la fois se souviennent et imaginent. Afin d’être plus expressives, elles pointent l’index à la fin d’une période et elles accentuent les consonnes emphatiques. Si un soldat jordanien venait à passer, il serait ravi : dans le rythme des phrases il retrouverait le rythme des danses bédouines. Sans phrases, un soldat israélien, s’il voyait ces déesses, leur lâcherait dans le crâne une rafale de mitraillette.

* * * Ici, dans ces ruines de Chatila, il n’y a plus rien. Quelques vieilles femmes, muettes, vite refermées sur une porte où un chiffon blanc est cloué. Des feddayin, très jeunes, j’en rencontrerai quelques-uns à Damas. Le choix que l’on fait d’une communauté privilégiée, en dehors de la naissance alors que l’appartenance à ce peuple est native, ce choix s’opère par la grâce d’une adhésion non raisonnée, non que la justice n’y ait sa part, mais cette justice et toute la défense de cette communauté se font en vertu d’un attrait sentimental, peut-être même sensible, sensuel ; je suis français, mais entièrement, sans jugement, je défends les Palestiniens. Ils ont le droit pour eux puisque je les aime. Mais les aimerais-je si l’injustice n’en faisait pas un peuple vagabond ? Les immeubles de Beyrouth sont à peu près tous touchés, dans ce qu’on appelle encore Beyrouth-Ouest. Ils s’affaissent de différentes façons : comme un mille feuilles serré par les doigts d’un King-Kong géant, indifférent et vorace, d’autres fois les trois ou quatre derniers étages s’inclinent délicieusement selon un plissé très élégant, une sorte de drapé libanais de l’immeuble. Si une façade est intacte, faites le tour de la maison, les autres façades sont canardées. Si les quatre façades restent sans fissures, la bombe lâchée de l’avion est tombée au centre et a fait un puits de ce qui était la cage d’escalier et de l’ascenseur.

A Beyrouth-Ouest, après l’arrivée des Israéliens, S. me dit : " La nuit était tombée, il devait être dix-neuf heures. Tout à coup un grand bruit de ferrailles, de ferrailles, de ferrailles. Tout le monde, ma sœur, mon beau-frère et moi, nous courons au balcon. Nuit très noire. Et de temps en temps, comme des éclairs à moins de cent mètres. Tu sais que presque en face de chez nous il y a une sorte de P.C. israélien : quatre chars, une maison occupée par des soldats et des officiers, et des sentinelles. La nuit. Et le bruit de ferrailles qui se rapproche. Les éclairs : quelques torches lumineuses. Et quarante ou cinquante gamins d’environ douze à treize ans qui frappaient en cadence des petits jerricans de fer, soit avec des pierres, soit avec des marteaux ou autre chose. Ils criaient, en le rythmant très fort : Lâ ilâh illâ Allah, Lâ Kataèb wa lâ yahoud. (Il n’est point de Dieu que Dieu, Non aux Kataèb, non aux juifs.) " H. me dit : " Quand tu es venu à Beyrouth et à Damas en 1928, Damas était détruit.
Le général Gouraud et ses troupes, tirailleurs marocains et tunisiens, avaient tiré et nettoyé Damas. Qui la population syrienne accusait-elle ? Moi : Les Syriens accusaient la France des massacres et des ruines de Damas. Lui : Nous accusons Israël des massacres de Chatila et de Sabra. Qu’on ne mette pas ces crimes sur le seul dos de leurs supplétifs Kataèb. Israël est coupable d’avoir fait entrer dans les camps deux compagnies de Kataèb, de leur avoir donné des ordres, de les avoir encouragé durant trois jours et trois nuits, de leur avoir apporté à boire et à manger, d’avoir éclairé les camps de la nuit. " Encore H., professeur d’histoire. Il me dit : " En 1917 le coup d’Abraham est réédité, ou, si tu veux, Dieu était déjà la préfiguration de lord Balfour. Dieu, disaient et disent encore les juifs, avait promis une terre de miel et de lait à Abraham et à sa descendance, or cette contrée, qui n’appartenait pas au dieu des juifs (ces terres étaient pleines de dieux), cette contrée était peuplée des Cananéens, qui avaient aussi leurs dieux, et qui se battirent contre les troupes de Josué jusqu’à leur voler cette fameuse arche d’alliance sans laquelle les juifs n’auraient pas eu de victoire. L’Angleterre qui, en 1917, ne possédait pas encore la Palestine (cette terre de miel et de lait) puisque le traité qui lui en accorde le mandat n’avait pas encore été signé. — Begin prétend qu’il est venu dans le pays... — C’est le titre d’un film : " Une si longue absence ". Ce Polonais, vous le voyez en héritier du roi Salomon ? " Dans les camps, après vingt ans d’exil, les réfugiés rêvaient de leur Palestine, personne n’osait savoir ni n’osait dire qu’Israël l’avait de fond en comble ravagée qu’à la place du champ d’orge il y avait la banque, la centrale électrique au lieu d’une vigne rampante. — On changera la barrière du champ ? — Il faudra refaire une partie du mur près du figuier. — Toutes les casseroles doivent être rouillées : toile émeri à acheter. — Pourquoi ne pas faire mettre aussi l’électricité dans l’écurie ? — Ah non, les robes brodées à la main c’est fini : tu me donneras une machine à coudre et une à broder. La population âgée des camps était misérable, elle le fut peut-être aussi en Palestine mais la nostalgie y fonctionnait d’une façon magique. Elle risque de rester prisonnière des charmes malheureux des camps.
Il n’est pas sûr que cette fraction palestinienne les quitte avec regret. C’est en ce sens qu’un extrême dénuement est passéiste. L’homme qui l’aura connu, en même temps que l’amertume aura connu une joie extrême, solitaire, non communicable. Les camps de Jordanie, accrochés à des pentes pierreuses sont nus, mais à leur périphérie il y a des nudités plus désolées : baraquements, tentes trouées, habitées de familles dont l’orgueil est lumineux. C’est ne rien comprendre au cœur humain que nier que des hommes peuvent s’attacher et s’enorgueillir de misères visibles et cet orgueil est possible car la misère visible à pour contrepoids une gloire cachée. La solitude des morts, dans le camp de Chatila, était encore plus sensible parce qu’ils avaient des gestes et des poses dont ils ne s’étaient pas occupés. Morts n’importe comment. Morts laissés à l’abandon. Cependant, dans le camp, autour de nous, toutes les affections, les tendresses, les amours flottaient, à la recherche des Palestiniens qui n’y répondraient plus. — Comment dire à leurs parents, qui sont partis avec Arafat, confiants dans les promesses de Reagan, de Mitterrand, de Pertini, qui les avaient assurés qu’on ne toucherait pas à la population civile des camps ? Comment dire qu’on à laissé massacrer les enfants, les vieillards, les femmes, et qu’on abandonne leurs cadavres sans prières ? Comment leur apprendre qu’on ignore ou ils sont enterrés ? Les massacres n’eurent pas lieu en silence et dans l’obscurité. Éclairées par les fusées lumineuses israéliennes, les oreilles israéliennes étaient, dès le jeudi soir, à l’écoute de Chatila. Quelles fêtes, quelles bombances se sont déroulées là où la mort semblait participer aux joyeusetés des soldats ivres de vin, ivres de haine, et sans doute ivres de la joie de plaire à l’armée israélienne qui écoutait, regardait, encourageait, tançait. Je n’ai pas vu cette armée israélienne à l’écoute et à l’il. J’ai vu ce qu’elle a fait.

A l’argument : " Que gagnait Israël à assassiner Béchir : à entrer à Beyrouth, rétablir l’ordre et éviter le bain de sang. " — Que gagnait Israël à massacrer Chatila ? Réponse : " Que gagnait-il à entrer au Liban ? Que gagnait-il à bombarder pendant deux mois la population civile : à chasser et détruire les Palestiniens. Que voulait-il gagner à Chatila : détruire les Palestiniens. " Il tue des hommes, il tue des morts. Il rase Chatila. Il n’est pas absent de la spéculation immobilière sur le terrain aménagé : c’est cinq millions anciens le mètre carré encore ravagé. Mais " propre " ce sera ?... Je l’écris à Beyrouth où, peut-être à cause du voisinage de la mort, encore à fleur de terre, tout est plus vrai qu’en France : tout semble se passer comme si, lassé, accablé d’être un exemple, d’être intouchable, d’exploiter ce qu’il croit être devenu : la sainte inquisitoriale et vengeresse, Israël avait décidé de se laisser juger froidement. " Le peuple juif, bien loin d’être le plus malheureux de la terre, - les Indiens des Andes vont plus au fond dans la misère et l’abandon - comme il a fait croire au génocide alors qu’en Amérique, des Juifs, riches ou pauvres, étaient en réserve de sperme pour la procréation, pour la continuité du peuple " élu ", enfin grâce à une métamorphose savante mais prévisible, le voilà tel qu’il se préparait depuis longtemps : un pouvoir temporel exécrable, colonisateur comme on ne l’ose plus guère, devenu l’Instance Définitive qu’il doit à sa longue malédiction autant qu’à son élection. Dans ce pouvoir exécrable il s’enfonce tellement loin qu’on peut se demander, une fois de plus dans son histoire, s’il ne veut pas, méritant l’unanime condamnation, retrouver son destin de peuple errant, humilié, au pouvoir souterrain. Il s’est, cette fois, trop exposé dans la lumière terrible des massacres qu’il a cessé de subir mais qu’il inflige, et il veut retrouver l’ombre d’autrefois pour redevenir, supposant l’avoir été, le " sel de la terre ". Mais alors quelle démarche ! L’Union soviétique, les pays arabes, aussi veules soient-ils, en refusant d’intervenir dans cette guerre, auraient donc permis à Israël d’apparaître enfin aux yeux du monde et en plein soleil, comme un dément parmi les nations ? ». De nombreuses questions restent posées : Si les Israéliens n’ont fait qu’éclairer le camp, l’écouter, entendre les coups de feu tirés par tant de munitions dont j’ai foulé les douilles (des dizaines de milliers), qui tirait réellement ? Qui, en tuant, risquait sa peau ? Phalangistes ? Haddadistes ? Qui ? Et combien ? Où sont passées les armes qui ont fait toutes ces morts ? Et où les armes de ceux qui se sont défendus ? Dans la partie du camp que j’ai visitée, je n’ai vu que deux armes antichar non employées.
Comment sont entrés les assassins dans les camps ? Les Israéliens étaient-ils à toutes les issues commandant Chatila ? En tout cas, le jeudi ils étaient déjà à l’hôpital de Acca, face à une ouverture du camp. On a écrit, dans les journaux, que les Israéliens sont entrés dans le camp de Chatila dès qu’ils ont connu les massacres, et qu’ils les ont fait cesser aussitôt, donc le samedi. Mais qu’ont-ils fait des massacreurs, qui sont partis où ? Après l’assassinat de Béchir Gemayel et de vingt de ses camarades, après les massacres, quand elle sut que je revenais de Chatila, madame B., de la haute bourgeoisie de Beyrouth, vint me voir. Elle monta – pas d’électricité – les huit étages de l’immeuble – je la suppose âgée, élégante mais âgée. — Avant la mort de Béchir, avant les massacres, vous aviez raison de me dire que le pire était en marche. Je l’ai vu. — Ne me dites surtout pas ce que vous avez vu à Chatila, je vous en prie. Mes nerfs sont trop fragiles, je dois les ménager afin de supporter le pire qui n’est pas encore arrivé. Elle vit, seule avec son mari (soixante-dix ans) et sa bonne dans un grand appartement à Ras Beyrouth. Elle est très élégante. Très soignée. Ses meubles sont de style, je crois Louis XVI. — Nous savions que Béchir était allé en Israël. Il a eu tort. Quand on est chef d’état élu, on ne fréquente pas ces gens là. J’étais sure qu’il lui arriverait malheur. Mais je ne veux rien savoir. Je dois ménager mes nerfs pour supporter les coups terribles qui ne sont pas encore venus. Béchir devait retourner cette lettre où monsieur Begin l’appelait son cher ami. La haute bourgeoisie, avec ses serviteurs muets, à sa façon à elle de résister. Madame B. et son mari ne " croient pas tout à fait à la métempsychose ". Que se passera-t-il s’ils renaissent en forme d’Israéliens ? Le jour de l’enterrement de Béchir est aussi le jour de l’entrée à Beyrouth-Ouest de l’armée israélienne. Les explosions se rapprochent de l’immeuble où nous sommes ; finalement, tout le monde descend à l’abri, dans une cave. Des ambassadeurs, des médecins, leurs femmes, les filles, un représentant de l’ONU au Liban, leurs domestiques. — Carlos, apportez-moi un coussin. — Carlos, mes lunettes. — Carlos, un peu d’eau. Les domestiques, car eux aussi parlent français, sont acceptés dans l’abri. Il faut peut-être aussi les sauvegarder, leurs blessures, leur transport à l’hôpital ou au cimetière, quelle affaire ! Il faut bien savoir que les camps palestiniens de Chatila et de Sabra, c’est des kilomètres et des kilomètres de ruelles très étroites – car, ici, même les ruelles sont si maigres, si squelettiques parfois que deux personnes ne peuvent avancer que si l’une marche de profil – encombrées de gravats, de parpaings, de briques, de guenilles multicolores et sales, et la nuit, sous la lumière des fusées israéliennes qui éclairaient les camps, quinze ou vingt tireurs, même bien armés, n’auraient pas réussi à faire cette boucherie. Les tueurs ont opéré, mais nombreux, et probablement des escouades de tortionnaires qui ouvraient des crânes, tailladaient des cuisses, coupaient des bras, des mains et des doigts, tramaient au bout d’une corde des agonisants entravés, des hommes et des femmes vivant encore puisque le sang a longtemps coulé des corps, à tel point que je ne pus savoir qui, dans le couloir d’une maison, avait laissé ce ruisseau de sang séché, du fond du couloir où était la mare jusqu’au seuil ou il se perdait dans la poussière. Était-ce un Palestinien ? Une femme ? Un phalangiste dont on avait évacué le corps ? De Paris, surtout si l’on ignore la topographie des camps, on peut en effet douter de tout. On peut laisser Israël affirmer que les journalistes de Jérusalem furent les premiers à annoncer le massacre. En direction des pays arabes et en langue arabe comment le dirent-ils ? En langue anglaise et en français, comment ? Et précisément quand ? Quand on songe aux précautions dont on s’entoure en Occident dès qu’on constate un décès suspect, les empreintes, l’impact des balles, les autopsies et contre-expertises ! A Beyrouth, à peine connu le massacre, l’armée libanaise officiellement prenait en charge les camps et les effaçait aussitôt, les ruines des maisons comme celles des corps. Qui ordonna cette précipitation ? Après pourtant cette affirmation qui courut le monde : chrétiens et musulmans se sont entretués, et après que les caméras eurent enregistré la férocité de la tuerie.

L’hôpital de Acca occupé par les Israéliens, en face d’une entrée de Chatila, n’est pas à deux cents mètres du camp, mais à quarante mètres. Rien vu, rien entendu, rien compris ? Car c’est bien ce que déclare Begin à la Knesset : " Des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? " Interrompue un moment ma description de Chatila doit se terminer.

Voici les morts que je vis en dernier, le dimanche, vers deux heures de l’après-midi, quand la Croix-Rouge internationale entrait avec ses bulldozers. L’odeur cadavérique ne sortait ni d’une maison ni d’un supplicié : mon corps, mon être semblaient l’émettre. Dans une rue étroite, dans un redan de mur en arête, j’ai cru voir un boxeur noir assis par terre, rieur, étonné d’être K.O. Personne n’avait eu le courage de lui fermer les paupières, ses yeux exorbités, de faïence très blanche, me regardaient. Il paraissait déconfit, le bras levé, adossé à cet angle du mur. C’était un Palestinien, mort depuis deux ou trois jours. Si je l’ai pris d’abord pour un boxeur nègre, c’est que sa tête était énorme, enflée et noire, comme toutes les têtes et tous les corps, qu’ils soient au soleil ou à l’ombre des maisons. Je passai près de ses pieds. Je ramassai dans la poussière un dentier de mâchoire supérieure que je posai sur ce qui restait des montants d’une fenêtre. Le creux de sa main tendue vers le ciel, sa bouche ouverte, l’ouverture de son pantalon ou manquait la ceinture : autant de ruches ou les mouches se nourrissaient. Je franchis un autre cadavre, puis un autre. Dans cet espace de poussière, entre les deux morts, il y avait enfin un objet très vivant, intact dans ce carnage, d’un rose translucide, qui pouvait encore servir : la jambe artificielle, apparemment en matière plastique, et chaussée d’un soulier noir et d’une chaussette grise. En regardant mieux, il était clair qu’on l’avait arrachée brutalement à la jambe amputée, car les courroies qui habituellement la maintenaient à la cuisse, toutes étaient rompues. Cette jambe artificielle appartenait au deuxième mort. Celui de qui je n’avais vu qu’une jambe et un pied chaussé d’un soulier noir et d’une chaussette grise. Dans la rue perpendiculaire à celle ou j’ai laissé les trois morts, il y en avait un autre. Il ne bouchait pas complètement le passage, mais il se trouvait couché au début de la rue, de sorte que je dus le dépasser et me retourner pour voir ce spectacle : assis sur une chaise, entourée de femmes et d’hommes encore jeunes qui se taisaient, sanglotait une femme – vêtements de femme arabe – qui me parut avoir seize ou soixante ans. Elle pleurait son frère dont le corps barrait presque la rue.
Je vins près d’elle. Je regardai mieux. Elle avait une écharpe nouée sous le cou. Elle pleurait, elle se lamentait sur la mort de son frère, à côté d’elle. Son visage était rose – un rose d’enfant, à peu près uniforme, très doux, tendre – mais sans cils ni sourcils, et ce que je croyais rose n’était pas l’épiderme mais le derme bordé par un peu de peau grise. Tout le visage était brûlé. Je ne puis savoir par quoi, mais je compris par qui. Aux premiers morts, je m’étais efforcé de les compter. Arrivé à douze ou quinze, enveloppé par l’odeur, par le soleil, butant dans chaque ruine, je ne pouvais plus, tout s’embrouillait. Des maisons éventrées et d’ou sortent des édredons, des immeubles effondrés, j’en ai vu beaucoup, avec indifférence, en regardant ceux de Beyrouth-Ouest, ceux de Chatila je voyais l’épouvante. Les morts, qui me sont généralement très vite familiers, amicaux même, en voyant ceux des camps je ne distinguais que la haine et la joie de ceux qui les ont tués. Une fête barbare s’était déroulée là : rage, ivresse, danses, chants, jurons, plaintes, gémissements, en l’honneur des voyeurs qui riaient au dernier étage de l’hôpital de Acca. Avant la guerre d’Algérie, en France, les Arabes n’étaient pas beaux, leur dégaine était lourde, traînassante, leur gueule de travers, et presque soudainement la victoire les embellit, mais déjà, un peu avant qu’elle soit aveuglante, quand plus d’un demi-million de soldats français s’éreintaient et crevaient dans les Aurès et dans toute l’Algérie un curieux phénomène était perceptible, à l’œuvre sur le visage et dans le corps des ouvriers arabes : quelque chose comme l’approche, le pressentiment d’une beauté encore fragile mais qui allait nous éblouir quand les écailles seraient enfin tombées de leur peau et de nos yeux. Il fallait accepter l’évidence : ils s’étaient libérés politiquement pour apparaître tels qu’il fallait les voir, très beaux. De la même façon, échappés des camps de réfugiés, échappés à la morale et à l’ordre des camps, à une morale imposée par la nécessité de survivre, échappés du même coup à la honte, les feddayin étaient très beaux ; et comme cette beauté était nouvelle, c’est-à-dire neuve, c’est-à-dire naïve, elle était fraîche, si vive qu’elle découvrait immédiatement ce qui la mettait en accord avec toutes les beautés du monde s’arrachant à la honte. Beaucoup de macs algériens, qui traversaient la nuit de Pigalle, utilisaient leurs atouts au profit de la révolution algérienne. La vertu était là aussi. C’est, je crois, Hannah Arendt qui distingue les révolutions selon qu’elles envisagent la liberté ou la vertu – donc le travail. Il faudrait peut-être reconnaître que les révolutions ou les libérations se donnent – obscurément – pour fin de trouver ou retrouver la beauté, c’est-à-dire l’impalpable, innommable autrement que par ce vocable. Ou plutôt non : par la beauté entendons une insolence rieuse que narguent la misère passée, les systèmes et les hommes responsables de la misère et de la honte, mais insolence rieuse qui s’aperçoit que l’éclatement, hors de la honte, était facile. Mais, dans cette page, il devait être question surtout de ceci : une révolution en est-elle une quand elle n’a pas fait tomber des visages et des corps la peau morte qui les avachissait. Je ne parle pas d’une beauté académique, mais de l’impalpable – innommable – joie des corps, des visages, des cris, des paroles qui cessent d’être mornes, je veux dire une joie sensuelle et si forte qu’elle veut chasser tout érotisme. * * * Me revoici à Ajloun, en Jordanie, puis à Irbid. Je retire ce que je crois être un de mes cheveux blancs tombé sur mon chandail et je le pose sur un genou de Hamza, assis près de moi. Il le prend entre le pouce, le majeur, le regarde sourit, le met dans la poche de son blouson noir, y appuie sa main en disant : — Un poil de la barbe du Prophète vaut moins que ça. Il respire un peu plus large et reprend : — Un poil de la barbe du Prophète ne vaut pas plus que ça. Il n’avait que vingt-deux ans, sa pensée bondissait à l’aise très au-dessus des Palestiniens de quarante ans, mais il avait déjà sur lui les signes – sur lui : sur son corps, dans ses gestes – qui le rattachaient aux anciens. Autrefois les laboureurs se mouchaient dans leurs doigts.

Un claquement envoyait la morve dans les ronces. Ils se passaient sous le nez leurs manches de velours côtelé qui, au bout d’un mois, était recouverte d’une légère nacre. Ainsi les feddayin. Ils se mouchaient comme les marquis, les prélats prisaient : un peu voûtés. J’ai fait la même chose qu’eux, qu’ils m’ont apprise sans s’en douter. Et les femmes ? Jour et nuit broder les sept robes (une par jour de la semaine) du trousseau de fiançailles offert par un époux généralement âgé choisi par la famille, éveil affligeant. Les jeunes Palestiniennes devinrent très belles quand elles se révoltèrent contre le père et cassèrent leurs aiguilles et les ciseaux à broder. C’est sur les montagnes d’Ajloun, de Salt et d’lrbid, sur les forêts elles-mêmes que s’était déposée toute la sensualité libérée par la révolte et les fusils, n’oublions pas les fusils : cela suffisait, chacun était comblé. Les feddayin sans s’en rendre compte – est-ce vrai ? – mettaient au point une beauté neuve : la vivacité des gestes et leur lassitude visible, la rapidité de l’il et sa brillance, le timbre de la voix plus claire s’alliaient à la promptitude de la réplique et à sa brièveté. A sa précision aussi. Les phrases longues, la rhétorique savante et volubile, ils les avaient tuées. A Chatila, beaucoup sont morts et mon amitié, mon affection pour leurs cadavres pourrissants était grande aussi parce que je les avais connus. Noircis, gonflés, pourris par le soleil et la mort, ils restaient des feddayin. Vers les deux heures de l’après-midi, dimanche, trois soldats de l’armée libanaise, fusil pointé, me conduisirent à une jeep ou somnolait un officier. Je lui demandai : — Vous parlez français ? — English. La voix était sèche, peut-être parce que je venais de la réveiller en sursaut. Il regarda mon passeport. Il dit, en français : — Vous venez de là-bas ? (Son doigt montrait Chatila.) — Oui. — Et vous avez vu ? — Oui. — Vous allez l’écrire ? — Oui.

Il me rendit le passeport. Il me fit signe de partir. Les trois fusils s’abaissèrent. J’avais passé quatre heures à Chatila. Il restait dans ma mémoire environ quarante cadavres. Tous – je dis bien tous – avaient été torturés, probablement dans l’ivresse, dans les chants, les rires, l’odeur de la poudre et déjà de la charogne. Sans doute j’étais seul, je veux dire seul Européen (avec quelques vieilles femmes palestiniennes s’accrochant encore à un chiffon blanc déchiré ; avec quelques jeunes feddayin sans armes) mais si ces cinq ou six êtres humains n’avaient pas été là et que j’aie découvert cette ville abattue, les Palestiniens horizontaux, noirs et gonflés, je serais devenu fou. Ou l’ai-je été ? Cette ville en miettes et par terre que j’ai vue ou cru voir, parcourue, soulevée, portée par la puissante odeur de la mort, tout cela avait-il eu lieu ? Je n’avais exploré, et mal, que le vingtième de Chatila et de Sabra, rien de Bir Hassan, et rien de Bourj el-Barajne. * * * Ce n’est pas à mes inclinaisons que je dois d’avoir vécu la période jordanienne comme une féerie. Des Européens et des Arabes d’Afrique du Nord m’ont parlé du sortilège qui les avait tenus là-bas. En vivant cette longue poussée de six mois, à peine teintée de nuit pendant douze ou treize heures, j’ai connu la légèreté de l’événement, l’exceptionnelle qualité des feddayin, mais je pressentais la fragilité de l’édifice. Partout, où l’armée palestinienne en Jordanie s’était regroupée – près du Jourdain – il y avait des postes de contrôle où les feddayin étaient si sûrs de leurs droits et de leur pouvoir que l’arrivée d’un visiteur, de jour ou de nuit, à l’un des postes de contrôle, était l’occasion de préparer du thé, de parler avec des éclats de rire et de fraternels baisers (celui qu’on embrassait partait cette nuit, traversait le Jourdain pour poser des bombes en Palestine, et souvent ne revenait pas). Les seuls îlots de silence étaient les villages jordaniens : ils la bouclaient. Tous les feddayin paraissaient légèrement soulevés du sol comme par un très subtil verre de vin ou la goulée d’un peu de hachich. C’était quoi ?
La jeunesse insoucieuse de la mort et qui possédait, pour tirer en l’air, des armes tchèques et chinoises. Protégés par des armes qui pétaient si haut, les feddayin ne craignaient rien. Si quelque lecteur a vu une carte géographique de la Palestine et de la Jordanie, il sait que le terrain n’est pas une feuille de papier. Le terrain, au bord du Jourdain, est très en relief. Toute cette équipée aurait dû porter en sous-titre " Songe d’une nuit d’été " malgré les coups de gueule des responsables de quarante ans. Tout cela était possible à cause de la jeunesse, du plaisir d’être sous les arbres, de jouer avec des armes, d’être éloigné des femmes, c’est-à-dire d’escamoter un problème difficile, d’être le point le plus lumineux parce que le plus aigu de la révolution, d’avoir l’accord de la population des camps, d’être photogénique quoi qu’on fasse, et peut-être de pressentir que cette féerie à contenu révolutionnaire serait d’ici peu saccagée : les feddayin ne voulaient pas le pouvoir, ils avaient la liberté. Au retour de Beyrouth, à l’aéroport de Damas, j’ai rencontré de jeunes feddayin, échappés de l’enfer israélien. Ils avaient seize ou dix-sept ans : ils riaient, ils étaient semblables à ceux d’Ajloun.
Ils mourront comme eux. Le combat pour un pays peut remplir une vie très riche, mais courte. C’est le choix, on s’en souvient, d’Achille dans l’lliade.


Frantz Fanon, l’indépendance dans la chair




Frantz Fanon, l’indépendance dans la chair


Par Juliette Cerf

Né aux Antilles, psychiatre et militant aux côtés du FLN algérien, Frantz Fanon a décrypté dès les années 1950 les effets de la colonisation. Son œuvre, cinquante ans après sa mort, se révèle d’une troublante actualité.

La mère patrie a trahi son fils noir. Celui-ci la trahira en retour. Frantz Fanon, né antillais en 1925, est mort algérien le 6 décembre 1961, à l’âge encore tendre de 36 ans. Une courte vie qui lui aura laissé le temps de combattre le nazisme au sein des Forces françaises libres, d’étudier la médecine à Lyon – et de suivre les cours du philosophe Maurice Merleau-Ponty –, puis d’exercer, à partir de 1953, son métier de psychiatre en Algérie. Expulsé en 1956 car engagé aux côtés du FLN, il rejoint la Tunisie et sillonne l’Afrique noire à son tour lancée sur la voie de l’indépendance, en tant qu’ambassadeur du gouvernement provisoire algérien, chantre d’une solidarité panafricaine. « Il a choisi. Il est devenu algérien. Il n’est pas facile de se souvenir d’un homme comme celui-là en France », résumait sobrement Aimé Césaire il y a tous justes cinquante ans.

Longtemps occulté, Fanon refait aujourd’hui surface dans l’Hexagone à travers un volume d’œuvres complètes et la traduction de la biographie de référence de David Macey. « Il était temps de proposer une vision globale de sa trajectoire intellectuelle et politique, note François Gèze, qui dirige les éditions La Découverte. Nous avons voulu répondre à la demande des lecteurs, et notamment des jeunes issus de l’immigration qui se retrouvent spontanément dans certaines pages de Fanon, stupéfiantes d’actualité. » Cette œuvre incandescente est devant nous. Vive et vivante.

« Fanon est dans l’air du temps et pas seulement dans les banlieues. Sa voix, souffle inépuisable, a l’éclat du métal. Sa pensée, une arme de silex, est animée par une indestructible volonté de vie, une poétique et une pratique de la vie », s’enflamme Achille Mbembe, politologue camerounais, préfacier de ses œuvres.

Son dernier souffle vital, Frantz Fanon l’a employé à dicter Les Damnés de la terre, son ouvrage le plus célèbre, préfacé par Jean-Paul Sartre. Le médecin, alors atteint d’une leucémie myéloïde, soigné entre Moscou et Washington, savait qu’il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre. Dans ce testament publié en France en 1961 par François Maspero, en pleine guerre d’Algérie – et aussitôt interdit pour atteinte à la sécurité de l’Etat –, Frantz Fanon voulait « mettre sur pied un homme neuf » qui devrait naître une fois que la paysannerie aurait renversé le colonialisme et la bourgeoisie locale, toujours prête à récupérer les forces de libération nationale.

Adoré aux Etats-Unis par les Black Panthers, cet essai fut condamné par beaucoup, vu comme une apologie antieuropéenne de la violence – attisée par la préface de Sartre. « L’homme colonisé se libère dans et par la violence », écrit en effet Fanon sans détour. Mais cette violence-ci, révolutionnaire, ne peut être comprise que si on la relie à la violence du racisme. La première le libère, le désintoxique de la seconde, qui l’a rendu malade. La perspective de la révolution lui a fait faire « peau neuve », après avoir toute sa vie souffert de sa peau noire.

Le Noir n’existe que dans le regard du Blanc : “Je suis un nègre – mais naturellement, je ne le sais pas, puisque je le suis.”

A l’orée de la mort, Fanon, aguerri mais apaisé, ne craignait plus le regard du colon : « Son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. » Cet échange de regards, « expérience vécue du Noir », était déjà au cœur de Peau noire, masques blancs, son premier livre, publié en 1952, époustouflant « essai de compréhension du rapport Noir-Blanc », tout à la fois confession philosophique et étude clinique. De même que c’est l’antisémite qui fait le Juif (Sartre), de même le Noir n’existe que dans le regard du Blanc : « Je suis un nègre – mais naturellement, je ne le sais pas, puisque je le suis. »

L’intensité contemporaine de Fanon émane peut-être davantage de cette féroce description du racisme très étudiée par les post-coloniaux studies anglo-saxonnes que des Damnés de la terre, bible tiers-mondiste de la praxis révolutionnaire. Ces Damnés, ancrés dans la lutte anticoloniale, ne risquent-ils pas de nous paraître prisonniers de leur époque, loin de nous ? Le best-seller du psychiatre est peut-être aussi sa camisole de force. Celui qui a lutté pour humaniser la psychiatrie mérite à son tour qu’on l’en libère un peu. En vue de découvrir d’autres textes.

« L’enjeu est aujourd’hui de sortir de la division entre le Fanon anticolonial et (dé)passé des Damnés de la terre et le Fanon précurseur, postcolonial avant l’heure, de Peau noire, masques blancs, propose le jeune philosophe Matthieu Renault. Faire de Fanon notre contemporain, lui redonner un présent, c’est retrouver une continuité théorique, dialectique, qui manque souvent aux biographies. » Dans son essai, Frantz Fanon, De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Renault remarque à juste titre que cette pensée francophone a tout de suite voyagé sans trouver d’attaches sur son propre sol. « Pour les Noirs américains, Fanon parle d’eux, précise la philosophe Magali Bessone, qui signe l’introduction aux œuvres. Il a tout de suite fonctionné aux Etats-Unis comme un auteur local, théoricien majeur de la lutte contre la ségrégation raciale. Son unité est bien plus évidente là-bas. »

“Un pays colonial est un pays raciste […] il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part.”

De part et d’autre de l’Atlantique, que nous révèle Fanon ? Que le racisme n’est pas une tare psychologique individuelle mais une vaste machinerie culturelle, sociale, politique. Deux équations sans appel en composent les rouages : « un pays colonial est un pays raciste » et « il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part », écrit l’auteur dans sa conférence, « Racisme et culture », donnée à Paris en 1956 au Congrès des écrivains et artistes noirs.

C’est cette implacable mécanique raciste, clé de voûte de la colonisation, qui, la même année, le décide à couper le dernier cordon qui le liait à la France, en quittant son poste de chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida. Dans sa lettre de démission adressée au ministre résident Robert Lacoste, il expose son cas de conscience : ne plus pouvoir continuer à soigner des hommes deux fois aliénés – « l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ».

“Ils n’ont qu’à rester chez eux ! Eh oui ! Voici le drame : ils n’ont qu’à rester chez eux. Seulement on leur a dit qu’ils étaient français.”

Ce parallèle entre aliénation psychiatrique et aliénation coloniale est l’un des fondements de sa pensée. Quelques années auparavant, à Lyon, le médecin avait su identifier les maux de ses patients nord-africains discriminés. Hier comme aujourd’hui, Fanon rappelle à ceux qui auraient tendance à l’oublier que le racisme n’est pas une idée abstraite, il est physique, ronge le corps, est affaire de peau, de mélanine, de sang, de tension musculaire – « C’est le cœur qui voltige là-dedans. C’est la tête qui éclate », écrit-il magnifiquement dans « Le syndrome nord-africain », paru dans la revue Esprit en 1952, mais qui, en ces temps de reconduites à la frontière, n’a rien perdu de son ironie tranchante. « Ils n’ont qu’à rester chez eux ! Eh oui ! Voici le drame : ils n’ont qu’à rester chez eux. Seulement on leur a dit qu’ils étaient français. Ils l’ont appris à l’école. Dans la rue. Dans les casernes. Sur les champs de bataille. On leur a introduit la France partout où, dans leur corps et dans leur “âme”, il y avait place pour quelque chose d’apparemment grand. »

Fils d’un inspecteur des douanes et d’une commerçante qui lui disait de ne pas « faire le nègre » quand il faisait des bêtises, biberonné au culte de la grandeur française, le Martiniquais a vécu la même déconvenue que ses malades. « Convaincu qu’être français consistait à défendre une certaine idée de la vie, de l’égalité entre les êtres humains, de la liberté et du droit, Fanon a pris part, à l’âge de 19 ans, à la guerre contre le nazisme, nous raconte Achille Mbembe. Au cours de cette épreuve, il découvrit qu’aux yeux de la France il était avant tout un Noir. Il en éprouva un terrible sentiment de trahison. »

Un traumatisme que met en perspective l’historien de la ­colonisation Nicolas Bancel, auteur de La Fracture coloniale : « Fanon est un pur produit de la politique coloniale qui consistait à former des élites. Celles-ci devaient intégrer le système pour le faire durer, en faisant un lien, une interface, entre la société colonisée et le pouvoir colonial. Mais cet entre-deux culturel fut pour Fanon la source d’une immense souffrance quand il s’est rendu compte qu’il demeurait dans une position subalterne. La promesse de l’idéal républicain s’est alors violemment brisée. »

La République prétendue une et indivisible, Fanon l’a vécue dans sa chair sous la forme d’une abominable division – il parle même de « scissiparité ». L’intégration promise devint violente désintégration. La Seconde Guerre mondiale fut un siège intérieur. Une lettre envoyée à ses parents depuis le front alsacien, un an après son départ de Fort-de-France, jette aux orties cet « idéal obsolète » : « Cette fausse idéologie ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! » Un hurlement : « Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause... » S’il rejette une telle « erreur blanche », Fanon ne veut pas non plus tomber dans ce qu’il nomme le « mirage noir » ; il refuse d’être dépositaire de valeurs spécifiques, de se laisser figer dans une négritude qui deviendrait une essence inamovible – le « Nègre je suis, nègre je resterai » de Césaire. Ni livrée noire, ni masque blanc.

Sans égale, l’œuvre de Fanon pénètre les méandres psychiques et culturels de la colonisation, ses mécanismes d’hybridation, de mimétisme. Ainsi, ses pages sur le désir de « lactification » éclairent de mille feux un phénomène social préoccupant, problème de santé publique : ces femmes noires prêtes à tout pour blanchir leur peau, pour revêtir le fameux déguisement blanc. On n’exerce ni ne subit jamais une domination sans que cela ait des conséquences, écrit Fanon en substance.

“C’est le Blanc qui crée le nègre. Mais c’est le nègre qui crée la négritude. A l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile.”

A lire

Œuvres, de Frantz Fanon, éd. La Découverte, préface d’Achille Mbembe, introduction de Magali Bessone, 896 p., 27 €.
Frantz Fanon, Une vie, de David Macey, trad. de l’anglais par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, éd. La Découverte, 600 p., 28 €.
Frantz Fanon, De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, de Matthieu Renault, éd. Amsterdam, 224 p., 14 €.


Comment l’Orient et les Arabes ont découvert l’Europe



                                                                      Photo/Claire Lafargue

Comment l’Orient et les Arabes ont découvert l’Europe


Par Alain Gresh

Imaginons deux figures aux deux bouts du spectre Orient-Occident, un empereur romain et un calife arabe. Rien ne semble plus différent. Et pourtant, le premier était le fils d’un cheikh arabe d’une ville syrienne jouxtant le désert, le second avait les yeux bleus et les cheveux blonds. Le premier était l’empereur romain Philippe, dit l’Arabe, qui régna au IIIe siècle et célébra le millénaire de Rome, le second le calife Abderrahman III, souverain de l’Andalousie à son apogée, au Xe siècle.

Ainsi commence le livre de Warwick Ball, Out of Arabia. Phoenicians, Arabs and the Discovery of Europe (Olive Branch Press, 2010), premier volume d’une série de quatre ouvrages qui se fixe comme objectif d’étudier l’influence des cultures qui se situent en dehors du Vieux Continent sur l’histoire et la culture européenne. Le second volume, One World, Persian Civilisation and the West, sort cet été. L’auteur est un archéologue et les découvertes archéologiques tiennent une grande place dans ses démonstrations.

Ce travail est important au moment où quelques historiens mettent leur savoir au service de l’islamophobie et tentent de dresser une ligne de fracture quasi-philosophique entre Orient et Occident. Heureusement, ils sont combattus par nombre de leurs collègues. Il ne s’agit pas pour Ball de montrer que l’Occident doit tout à l’Orient, mais que l’histoire de ces régions du monde ne peut être vue que dans leurs relations et leurs influences réciproques.

Warwick Ball commence en étudiant l’émergence de l’empire phénicien.
Comme on le sait, le terme « Europe » fait référence à une princesse phénicienne enlevée par Zeus et violée. C’est bien sûr un mythe, mais ce qui ne l’est pas, c’est la colonisation de l’Europe par les Phéniciens et les origines phéniciennes de l’alphabet grec. Et aussi bien les Grecs que les Romains étaient conscients de cette origine asiatique (Rome aurait été fondée par Enée fuyant Troie). Les Phéniciens ont créé le premier grand empire colonial en Méditerranée et sur les rives de l’Atlantique.

La patrie originelle des Phéniciens est le littoral du Levant, correspondant au Liban et en partie à la Syrie et Israël. Ils ont inventé la science de la navigation et de l’astronomie. C’est vers 1050 avant J.-C. qu’émergent de nouvelles cités, Byblos, Sidon, Tyr, Arvad, qui vont lancer la colonisation vers l’ouest. Des expéditions de Tyr atteignent l’Espagne et les rivages atlantiques de ce qui sera le Maroc ; une deuxième vague de colonisation autour du IX-Xe siècle, avec la fondation de Carthage. Au VIIe siècle, ils s’aventurent au-delà du détroit de Gibraltar, ils fondent Lixus (l’actuelle Larache, au Maroc) sur la côté atlantique. Ils vont atteindre les Açores et les îles Canaries. En 596, les Phéniciens réalisent la circumnavigation de l’Afrique. La Méditerranée devient un lac phénicien et leur avance préfigure celle des Arabes avec l’expansion de l’islam.

La destruction de Carthage par Rome date de 146, et elle marqua la fin de la domination phénicienne, qui avait duré un demi-millénaire. Mais cette domination avait déjà profondément modifié le paysage européen. Et ce sont les Phéniciens qui ont ainsi déplacé le centre de la civilisation de l’Est à l’Ouest. C’est en poursuivant Hannibal que, pour la première fois, une armée romaine puissante conduite par Scipion s’engagea en Asie. D’autre part, durant la fin du IIe siècle de notre ère, une nouvelle dynastie s’imposa à Rome, celle de Septime Severe, un membre d’une famille phénicienne.

La politique coloniale de Tyr ne fut dictée par aucun projet particulier, ne fut jamais « centralisée ». Mais, pendant près de mille ans, les Phéniciens ont colonisé l’Europe et la Méditerranée. Ils ont civilisé en premier lieu l’Espagne, une terre développée (ce que n’étaient ni la Gaule ni la Grande-Bretagne) quand elle sera conquise par les Romains ; c’est à cette tradition que l’Espagne devra son expansion ultérieure vers l’Ouest et la découverte des Amériques. Ce sont aussi les Phéniciens qui sont les inventeurs, bien avant les Grecs, des cités « planifiées ». L’héritage intellectuel n’est pas moins important et les historiens et géographes de Grèce ou d’Alexandrie ont reconnu leur dette envers les travaux phéniciens (qui ne nous sont pas parvenus, car consignés sur papyrus). La création par Septimus Severe d’une école de loi à Beyrouth doit beaucoup à l’héritage phénicien ; elle est à l’origine de la jurisprudence romaine, donc européenne – traité de Justinien. Enfin, les Phéniciens ont légué le premier alphabet en 1600, abandonnant le système de « hiéroglyphes » qui mêlait signes, sons, symboles. Et c’est des Phéniciens que les Grecs ont tiré leur alphabet.

L’auteur s’intéresse ensuite à l’émergence des Arabes en Méditerranée, qui date de bien avant l’islam et comprend une part de civilisation urbaine (elle ne se réduit donc pas aux Bédouins). Sans même évoquer les royaumes de l’Arabie du Sud, ceux du nord, Emesa (la Homs moderne), Nabatea et Palmyre sont incontestablement des royaumes arabes. Leur origine remonte à la période hellénique. L’effondrement de Palmyre au IIIe siècle met fin aux Etats arabes indépendants. Mais, dans les siècles qui suivent, se créent des grandes confédérations tribales arabes sous l’égide de Rome (puis Byzance) ou de la Perse dans les zones-tampons et les Ghassanides, la plus importante confédération arabe, se mettra au service de Constantinople, face à l’empire perse. Les Ghassan seront soumis aux musulmans à la bataille de Yarmouk en 637. Dès le temps des Ghassanides, les Arabes sont devenus un facteur important de l’histoire du Proche-Orient et le monothéisme un élément important de leur culture.

Il évoque ensuite la dynastie romaine des Severe, la dynastie qui connut la plus grande réussite depuis celle des Julio-Claudius ; son fondateur était né en Afrique du Nord, dans une colonie phénicienne Leptis, plus tournée vers Tyr que vers Rome. Il devint officier envoyé en Syrie en 180. Il se maria en 183 à Julia Domna dont on dit qu’elle était une princesse d’Emesa (Homs) et liée aux grandes familles d’origine phénicienne. Il deviendra empereur en 193 et règnera avec sa femme (et puis son fils Caracalla). Ce fut elle sans doute plutôt que Caracalla qui fut à l’origine du décret de 212 étendant la citoyenneté romaine à tous les libres citoyens de l’empire. Elle jouera un rôle central et les preuves abondent que les femmes occupaient une place plus grande en Arabie qu’à Rome ou en Grèce.

Un autre empereur arabe fut Philippe l’Arabe, originaire d’une ville du sud de la Syrie, qui régna à partir de 244 pendant cinq ans. Ce fut un règne court mais important : il célébra le millénaire de la fondation de Rome ; d’autre part, il fut le premier empereur chrétien avant Constantin. On comptait, avant la conquête musulmane, des colonies arabes jusqu’en Espagne, mais aussi en France.

Sans développer tous les thèmes de l’auteur, il en est un qui semble particulièrement nouveau : l’impact des religions arabes d’avant l’islam sur le christianisme. Selon Ball, cette religion non seulement n’est pas européenne, mais elle est complètement étrangère à l’esprit occidental. D’abord, l’idée de « ville sainte » était une partie de la réalité en Orient, les villes s’identifiant au culte d’un dieu dominant (on n’est pas loin du monothéisme) ; elles étaient aussi des lieux de pèlerinage régulier (comme La Mecque). Une des contributions majeures du christianisme fut la notion de « congrégation » (« the most revolutionary concept that Christianity brought to the West after the concept of monotheism », p. 88), l’idée que la communauté se réunissait certains jours dans son ensemble pour célébrer le culte, alors qu’à Rome le culte païen se faisait pour l’essentiel chez soi. Et les temples étaient bâtis pour répondre à cet objectif. A cela s’ajoute une conception « abstraite » de la déité. Les pierres (baetyls) étaient souvent l’objet du culte (pierre noire à Emesse ou dans certains temples phéniciens). Quand les Romains pénétrèrent dans les temples orientaux, ils furent souvent étonnés par l’absence de représentations, eux qui donnaient figure à chacun de leurs dieux. On peut trouver ainsi des motifs cubiques à Pétra et les cubes abstraits et sacrés pouvaient faire l’objet d’un culte, comme à La Mecque.

Autre idée orientale, celle de la renaissance et de la résurrection, particulièrement prégnante dans la religion phénicienne. Un culte pratiqué dans la cité d’Edesse, et qui devint largement répandu dans la Syrie du Nord, était celui de la vierge mère et de l’enfant. « Thus, long before Christianity had supplanted paganism in the Semitic Near East, many of the elements of Christian belief were already in place. » (p. 90). De nombreux éléments de ces cultes pénétrèrent à Rome, bien avant le christianisme, notamment à travers Septimus Severe et sa dynastie.

Le christianisme, bien qu’il ait un arrière-plan oriental, sera dominé par un peuple de tradition intellectuelle très différente, les Grecs. Pour eux, tout devait être expliqué, et notamment la nature du Christ. D’où les schismes et les persécutions contre les Arabes chrétiens par Byzance, sous prétexte qu’ils étaient monophysites (qu’ils ne croyaient qu’à la nature divine du Christ).

En conclusion, écrit l’auteur, et contrairement à l’idée reçue selon laquelle le monde musulman n’a jamais regardé vers l’extérieur, c’est un des commandements de l’islam de voyager, notamment à travers le hajj (pèlerinages). Mais, jusqu’à la Renaissance, l’Europe n’est pour l’essentiel (à part l’Espagne) pas un lieu de destination, elle est une terre plutôt à l’écart de la civilisation. « Perhaps the idea that the Arabs contributed most was the idea of universalism, of universal inquiry. » (p. 188)


Utopie




Utopie

Par Alain Gresh

Le 5 juillet 1962, dans toutes les rues de l’Algérie, d’Oran à Annaba, de Tizi Ouzou à Tlemcen, une foule en délire déferlait dans les rues pour célébrer la fin de cent trente années de colonialisme et d’une guerre d’indépendance de sept ans particulièrement traumatisante. Le peuple ne célébrait pas seulement la souveraineté retrouvée, mais exprimait aussi ses rêves : l’aspiration à une société différente, plus juste et plus égalitaire, à un développement impétueux s’appuyant sur les formidables ressources de la nation, enfin récupérées.
Pour une grande partie de ce que l’on appelait déjà le tiers-monde, notamment pour les pays encore sous le joug colonial, l’Algérie ouvrait la voie, représentait un modèle et une espérance. Dans sa capitale se rassemblaient tous les révolutionnaires qui, du Vietnam à l’Afrique australe, voulaient mettre à bas l’ordre impérial et colonial, lequel niait jusqu’à l’humanité des populations « de couleur », enfermées dans des stéréotypes qui allaient du « bon nègre » au « musulman perfide ».

Dans le monde arabe, le nouveau régime tissait des liens avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser et chevauchait une vague qui avait chassé les Français et les Britanniques après leur piteuse aventure de Suez en 1956, qui avait imposé l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, qui avait renversé la monarchie en Irak en 1958 et au Yémen du Nord en 1962. La lutte armée contre les Britanniques s’intensifiait au Yémen du Sud, et les Palestiniens lançaient leurs premières actions pour inscrire leur pays sur la carte politique dont il avait été rayé. Les peuples aspiraient à un ordre mondial plus juste, à récupérer leurs richesses naturelles, et en premier lieu le pétrole.

Que de déceptions ont suivi ! A tel point qu’ont redressé la tête en Occident ces apologistes du « bilan positif » de la colonisation. Qu’ont repris vigueur tous les stéréotypes sur les Arabes et les musulmans, inaptes à la démocratie, incapables de se bien gouverner, enfermés dans un univers médiéval, n’aspirant qu’au retour à un viie siècle mythique. Piètres justifications du soutien aux pires dictatures qui avaient ce formidable avantage de permettre aux compagnies transnationales et aux bourgeoisies locales de continuer à piller et à s’enrichir, tout en prétendant que ces pays avançaient sur la voie interminable du développement et de l’élargissement des libertés. Combien de rapports de l’Union européenne et du Fonds monétaire international ont-ils encensé l’Egypte et la Tunisie pour leurs réformes économiques, c’est-à-dire une privatisation des richesses du pays au profit d’une infime minorité liée au pouvoir politique ? Combien de chefs d’Etat européens ont-ils vanté la « sagesse » du président Hosni Moubarak ou la « laïcité » du régime de M.Zine El-Abidine Ben Ali, soi-disant défenseur des femmes ? Combien de partis politiques européens ont-ils adoubé les partis-Etats égyptien et tunisien, membres de l’Internationale socialiste ? Tout paraissait immobile et éternel dans cet Orient dont la population ne pouvait comprendre que la force.

Cinquante ans après l’indépendance algérienne, la bourrasque de la révolution balaie à nouveau tous les clichés. La révolte, née en Tunisie, a emporté les dictatures égyptienne et libyenne, s’est étendue, sous des formes multiples, du Yémen à la Syrie, du Bahreïn à la Jordanie, du Maroc à Oman. Aucun régime n’est plus à l’abri de cette aspiration à la fin des pouvoirs autoritaires, à un Etat civil, à la dignité, à une démocratie représentative, à la justice sociale, à la fin de la corruption. A nouveau, les peuples font leur propre histoire pour porter plus loin les rêves et les espoirs nés avec les indépendances.

Paradoxalement, l’Algérie, à l’avant-garde dans les années 1960, semble préservée de ces espérances. Illusion d’optique ! Loin des feux médiatiques, le pays a connu en 2010 et en 2011 un nombre sans précédent de manifestations, de grèves, d’occupations, d’affrontements avec les forces de l’ordre. S’y expriment les mêmes aspirations que dans le reste du monde arabe, même si pèse sur ces mobilisations le spectre de la « décennie noire » des années 1990, cette guerre civile qui a fait des dizaines de milliers de morts et laissé un pays meurtri et tétanisé, voulant à tout prix éviter de sombrer à nouveau dans les folies meurtrières. Les luttes intertribales en Libye, la militarisation partielle des affrontements au Yémen ou en Syrie ont accru ces craintes.

Pourtant, l’Algérie pourrait, une nouvelle fois, surprendre et renouer avec cet élan qui, il y a cinquante ans, faisait l’admiration du monde, insuffler un espoir nouveau non seulement dans tout le Maghreb, mais aussi sur l’autre rive de la Méditerranée, victime d’une crise économique et sociale sans précédent.
Car, malgré une histoire commune tourmentée, marquée par la colonisation, la guerre, la torture, les relations avec la France restent denses, multiples, riches. Des centaines de milliers de Français sont originaires de cette terre algérienne, des centaines de milliers d’Algériens vivent dans l’Hexagone. Et l’on se plaît à rêver d’une lutte commune des deux peuples pour bâtir un ensemble méditerranéen pacifié, cette utopie qui animait les Français « porteurs de valises » du Front de libération nationale (FLN) ayant parié sur l’indépendance algérienne et sur l’avenir fraternel des deux pays.


Les coptes se sont affranchis de leur Eglise




Les coptes se sont affranchis de leur Eglise

Les chrétiens d'Egypte ne veulent plus de la tutelle de leur pape Chenouda III, jugé trop conciliant avec l'ancien régime. Ils souhaitent à présent peser sur la vie politique.

Par Nader Shukri 

La révolution du 25 janvier, il y tout juste un an, n'a pas seulement mis fin au règne de Moubarak. Elle a également permis à la société de sortir du silence dans lequel l'avaient enfermé des décennies de dictature. Et les coptes [chrétiens d'Egypte] ne font pas exception. Jusque-là, l'Eglise avait été la seule voix à s'exprimer en leur nom et à se poser en interlocuteur avec le régime. Depuis, ils ont commencé à s'exprimer, à sortir des églises pour investir la rue et à manifester à l'instar des autres Egyptiens. Ainsi, ils marquent une rupture avec leur clergé et contribuent à faire émerger de nouvelles forces. Beaucoup se félicitent de cette expression nouvelle – bien qu'encore imprécise – dépassant les murs de l'Eglise.

Selon Chérif Dous, président du Comité général des coptes, la révolution a introduit du pluralisme parmi cette communauté, même s'il faudra davantage d'organisation et de coordination pour s'inscrire dans le temps aux groupes qui ont vu le jour, tels que l'Union des jeunes de Maspero [du nom de la place au centre du Caire où des dizaines de coptes ont été tués par la police le 9 octobre]. Plus de 300 candidats coptes ont participé aux élections législatives. Vont-ils pouvoir peser, notamment dans les banlieues pauvres et les campagnes ? Les partis politiques vont-ils permettre la participation copte ? De ces questions dépendra le fait de savoir s'ils continueront de s'engager en politique ou s'ils se replieront de nouveau sur une Eglise dirigée par le pape copte Chenouda III.

Amir Zaki, figure de la communauté copte d’Alexandrie, se félicite également du fait que la révolution ait permis aux coptes de refuser toute tutelle cléricale et qu'ils ont au contraire participé dès le départ aux manifestations de la place Tahrir, rejoint des partis et embrassé des causes nationales, pas seulement communautaires. Quant à l'intellectuel copte Gamal Asaad, il estime que le problème copte ne sera résolu qu'à condition que les coptes participent à la vie politique en tant que citoyens ordinaires, évitant de tomber dans le piège d'une nouvelle coupure d'avec le reste de la société.

Le politologue Hani Labib constate que la rupture d'avec l'Eglise s'explique par le silence injustifiable que celle-ci a gardé face aux événements. Sous l'ancien régime, elle avait été le seul interlocuteur de l'Etat, mais, même après la chute de Moubarak, Chenouda III a demandé la levée du campement devant le siège de la radio-télévision d'Etat à Maspero [pour protester contre la couverture biaisée de celle-ci], demande unanimement rejetée par les manifestants. "Pardon mon pape, mais vous êtes notre père spirituel, pas politique", s'exclame Labib, tout en admettant qu'on ne peut effacer d'un trait une culture politique ancrée durant cinquante années d'ancien régime.

De son côté, Imad Gad du Parti social démocrate égyptien explique que les coptes s'étaient d'abord portés sur le vieux parti Wafd [laïc], considéré comme libéral, mais qu'ils s'en sont éloignés depuis qu'il a fait alliance avec les Frères musulmans pour se tourner vers d'autres partis libéraux. Georges Ishak, leader du mouvement Kefaya ["Ça suffit", mouvement d’opposants laïcs], estime que les coptes, en se rebellant contre la tutelle cléricale, contribuent à la vitalité politique du pays, ce qui s'est manifesté lors des élections au sein des syndicats professionnels et aux élections législatives, malgré la présence des forces islamistes.

Face à la montée des partis islamistes, le pays est-il en voie de "pakistanisation" ? Les coptes seront-ils contraints d'émigrer ? Ramsès Al-Naggar, avocat de l'Eglise copte, estime qu'il faut réagir par la création d'un Conseil des coptes, représentant les coptes sur le plan civil et non religieux. Kamal Zakher, intellectuel copte, pense quant à lui que les islamistes n'auront d'autre choix que la démocratie et le respect des libertés et qu'il sera donc impossible que les coptes soient traités en minorité sous tutelle [dhimmis]. Dans le même temps, ajoute-t-il, les coptes doivent s'intégrer dans la vie politique, en tant que citoyens et en dépassant les clivages et les peurs. Autrement dit, il faut éviter un face-à-face entre deux camps, l'un musulman, l'autre chrétien.

Edward W. Saïd, L’outsider




Edward W. Saïd, L’outsider


Mona Chollet


Né en 1936 à Jérusalem, exilé adolescent en Égypte puis aux États-Unis, Edward W. Saïd est professeur à la Columbia University de New York. Dans L’Orientalisme, publié en 1978, il analysait le système de représentation dans lequel l’Occident a enfermé l’Orient - et même, l’acréé. Le livre, récemment réédité, est plus que jamais d’actualité, parce qu’il retrace l’histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques, et révèle plus généralement la manière dont l’Occident, au cours de l’histoire, a appréhendé « l’autre ». Aujourd’hui, Edward Saïd se bat contre la diabolisation de l’islam et pour la dignité de son peuple. Ancien membre du Conseil national palestinien, il fut un négociateur de l’ombre. Il est opposé aux accords d’Oslo et au pouvoir de Yasser Arafat, qui a fait interdire ses livres dans les territoires autonomes. Il défend une conception exigeante et courageuse du rôle de l’intellectuel, auquel il redonne une vraie noblesse. Sa marginalité l’a placé à la croisée des grands enjeux de notre temps : il perçoit avec acuité la réalité du brassage des cultures, affirme que les oppositions entre les civilisations sont des constructions humaines, et l’identité, le fruit d’une volonté. Voyage dans une œuvre cohérente, engagée, véhémente et attachante.

 « La vie d’un Palestinien arabe en Occident, en particulier en Amérique, est décourageante. Le filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique, d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman est réellement très solide. » C’est cette expérience qui a poussé en 1978 Edward Saïd, professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, à écrire L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, un livre qui a connu un retentissement mondial. Il y analyse le système de représentations presque autonome dans lequel les puissances occidentales - la France, l’Angleterre, les Etats-Unis - ont, au fil des siècles, enfermé l’Orient. L’enjeu est de taille :

« L’Orient n’est pas seulement le voisin immédiat de l’Europe, il est aussi la région où l’Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations et de ses langues, il est son rival culturel et lui fournit l’une des images de l’Autre qui s’impriment le plus profondément en elle. De plus, l’Orient a permis de définir l’Europe (ou l’Occident) par contraste : son idée, son image, sa personnalité, son expérience. La culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. » L’Orient est perçu comme un lieu de licence sexuelle ; les colonies ont leur utilité pour se débarrasser des fils rebelles...

L’orientalisme a d’abord été une science, celle de savants qui se rendaient en Orient « bardés d’inébranlables maximes abstraites », dont ils ne pensaient qu’à prouver la validité. Du décalage qu’ils constataient forcément entre la réalité et les « vérités moisies » qu’ils avaient apprises est née « la mythologie du mystérieux Orient, l’idée que les Asiatiques sont impénétrables ». « C’est, semble-t-il, un défaut fort courant que de préférer l’autorité schématique d’un texte aux contacts humains directs, qui risquent d’être déconcertants. » Ce fonctionnement en circuit fermé est le grand trait de l’orientalisme. Ses doctrines faisaient autorité : « L’Orient a dû passer par le filtre accepté de l’orientalisme en tant que système de connaissances pour pénétrer dans la conscience occidentale. »

L’Orient, « forme la plus élevée du romantisme »

Aux savants ont succédé les poètes. Les premiers, tenus en respect par le dogme et par les travaux de leurs prédécesseurs (« une définition du dictionnaire déloge l’expérience », résume Saïd), se gommaient entièrement pour livrer des récits le plus impersonnels possible, de manière à transformer des observations particulières en généralités à valeur universelle. Pour les seconds, au contraire, l’Orient était une « province personnelle », un domaine où laisser courir leur imaginaire, où projeter leur intériorité. Il était « la forme la plus élevée du romantisme », selon la formule de l’Allemand Friedrich Schlegel. Edward Saïd cite une lettre envoyée en 1843 par Gérard de Nerval (qui écrivit un Voyage en Orient) à Théophile Gautier :

« Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume, et province à province, la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ; mais c’est l’Égypte que je regrette le plus d’avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs ! »

L’orientalisme, un savoir né de la force

Si l’usage fait de l’Orient par les savants et par les poètes est différent, la rencontre véritable n’a lieu ni pour les uns ni pour les autres. « L’orientalisme repose sur l’extériorité, c’est-à-dire sur ce que l’orientaliste, poète ou érudit, fait parler l’Orient, le décrit, éclaire ses mystères pour l’Occident. » Les habitants des contrées étudiées sont réduits à des « ombres muettes », à des « types ». Jamais la parole ne leur est donnée. En exergue, Edward Saïd a placé ces mots de Karl Marx : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés. » Sans oublier la non-réciprocité de l’orientalisme : personne n’imagine qu’il puisse y avoir en Orient une école « occidentaliste »...

Pour Saïd, « l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci ». Car c’est bien de pouvoir qu’il s’agit : « Les représentations ont des fins. » L’orientalisme, note-t-il, est à la fois un aspect du colonialisme et de l’impérialisme. Il est un « discours », une manière d’agir sur l’Orient, et même de le créer : « Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde. » Ce qu’Edward Saïd étudie, c’est « un nœud de savoir et de pouvoir qui crée “l’Oriental” et en un sens l’oblitère comme être humain ».

Les Orientaux sont perçus comme des masses grouillantes, dont nulle individualité, nulle caractéristique personnelle ne se détache. Tous les phénomènes observés au sein de leurs sociétés sont expliqués par le fait qu’ils sont des « Orientaux ». « Si un Arabe est joyeux, ou s’il ressent de la tristesse à la mort de son enfant ou de son père, s’il ressent les injustices ou la tyrannie politique, ces sentiments sont nécessairement subordonnés au simple fait, nu et persistant, qu’il est un Arabe. » Ou mieux, au « retour de l’islam », sésame explicatif universel : « L’histoire, la politique, l’économie ne comptent pas. » Saïd évoque les travaux de Gibb, un orientaliste anglo-américain du vingtième siècle, et remarque qu’il paraît à Gibb « hors du sujet d’indiquer si les gouvernements “islamiques” dont il parle sont républicains, féodaux ou monarchiques ».

« Leur enseigner la liberté »

L’orientalisme énonce des généralités, développe une conception monolithique, figée, « essentialiste et idéaliste », de l’Orient ; il n’inscrit pas les sociétés qu’il étudie dans un processus dynamique de développement ou de continuité historique : « Il est vain de chercher dans l’orientalisme un sens vivant de la réalité humaine ou même sociale d’un Oriental : un habitant contemporain du monde moderne. » C’est sous la plume de Chateaubriand que Saïd trouve la première mention d’une idée totalement fausse, mais promise à une grande carrière, celle de l’Europe qui enseigne à l’Orient ce qu’est la liberté : « La liberté, ils l’ignorent ; les propriétés, ils n’en ont point ; la force est leur Dieu. Quand ils sont longtemps sans voir paraître ces conquérants exécuteurs des hautes justices du ciel, ils ont l’air de soldats sans chef, de citoyens sans législateurs, et d’une famille sans père. » Les conclusions en sont vite tirées : « Au dix-neuvième et au vingtième siècle, en Occident, on est parti de l’hypothèse que l’Orient avec tout ce qu’il contient, s’il n’était pas évidemment inférieur à l’Occident, avait néanmoins besoin d’être étudié et rectifié par lui. »

Au moment de l’expédition d’Égypte, Bonaparte embarque avec lui une cohorte d’orientalistes. Ils constituent « l’aile savante de l’armée », au service d’un projet encyclopédique. « Il n’y a pas de parallèle plus éclatant, dans l’histoire moderne de la philologie, entre la connaissance et le pouvoir que dans le cas de l’orientalisme. » Dès ce moment, les orientalistes mettront leur savoir au service de l’Occident conquérant. Aucun ne choisira jamais l’autre camp. Saïd décrit d’ailleurs la répugnance et le mépris singuliers qui habitent ces savants pour l’objet de leurs études, attitude qui perdure parfois jusqu’à nos jours : en 1967, Morroe Berger, professeur à Princeton, président de la Middle East Studies Association, affirmait noir sur blanc dans un article que son champ d’études « n’était pas le foyer de grandes réalisations culturelles » et ne le serait sans doute pas dans un proche avenir. Il le jugeait parfaitement ingrat « pour un savant qui s’intéresserait au monde moderne »...

La réalité humaine est indivisible

L’analyse de l’orientalisme comme système de pensée et de représentation, révélateur de la façon dont l’Occident a, dans l’histoire, appréhendé et traité l’Autre, est si décourageante, qu’Edward Saïd en vient à s’interroger tout simplement sur la validité du découpage de la réalité en blocs distincts et forcément opposés. C’est là, dit-il, la principale question intellectuelle soulevée par l’orientalisme :

« Peut-on diviser la réalité humaine - en effet, la réalité humaine semble authentiquement être divisée - en cultures, histoires, traditions, sociétés, races même, différant évidemment entre elles, et continuer à vivre en assumant humainement les conséquences de cette division ? Par là, je veux demander s’il y a quelque moyen d’éviter l’hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre “nous” (les Occidentaux) et “eux” (les Orientaux). Car ces divisions sont des idées générales dont la fonction, dans l’histoire et à présent, est d’insister sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention qui d’habitude n’est pas particulièrement louable. »

Orient-Occident,
« des menottes
forgées par l’esprit »

Les distinctions ne restent en effet pas longtemps les simples constats qu’elles se prétendent au départ. Très vite, elles se mordent la queue : « Quand on utilise des catégories telles qu’“Oriental” et “Occidental” à la fois comme point de départ et comme point d’arrivée pour des analyses, des recherches, pour la politique, cela a d’ordinaire pour conséquence de polariser la distinction : l’Oriental devient plus oriental, l’Occidental plus occidental, et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures, les différentes traditions, les différentes sociétés. »

Cette polarisation, qui produit fatalement des déformations et des falsifications, résulte de cette manie de « l’opposition binaire », véritables « menottes forgées par l’esprit ». Saïd, lui, voit les choses différemment. Il juge l’opposition entre Orient et Occident non seulement « hautement indésirable », mais aussi « erronée ». « L’Orient n’est pas un fait de nature inerte. Il n’est pas simplement là, comme l’Occident n’est pas non plus simplement là. » L’analyse qu’il fait de l’orientalisme montre bien à quel point l’Orient est, en effet, une création active de l’Occident. Il rappelle que l’espace objectif est moins important que la signification dont on le charge. C’est, dit-il, ce que montrait Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace.

« L’idée qu’il existe des espaces géographiques avec des habitants autochtones foncièrement différents qu’on peut définir à partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extrêmement discutable. » Le découpage géographique lui-même ne peut être qu’arbitraire. Où placer les frontières ? « L’ordre dont l’esprit a besoin est atteint grâce à une classification rudimentaire ; mais il y a toujours une part d’arbitraire dans la manière de concevoir les distinctions entre objets ; ces objets mêmes, quoiqu’ils semblent exister objectivement, n’ont souvent qu’une réalité fictive. Des gens qui habitent quelques arpents vont tracer une frontière entre leur terre et ses alentours immédiats et le territoire qui est au-delà, qu’ils appellent “le pays des barbares”. Dans une certaine mesure, les sociétés modernes et les sociétés primitives semblent ainsi obtenir négativement un sens de leur identité. » Il appelle cela la « dramatisation de la distance ».


L’identité, une construction intellectuelle

« Chaque époque et chaque société recrée ses propres Autres », dit Saïd, de même que « l’identité humaine est non seulement ni naturelle ni stable, mais résulte d’une construction intellectuelle, quand elle n’est pas inventée de toutes pièces. » Cette définition de soi et des autres est le fruit d’un processus historique, social, intellectuel et politique élaboré : « La construction d’une identité est liée à l’exercice du pouvoir dans chaque société, et n’a rien d’un débat purement académique. » Il cite la législation sur le comportement individuel, le contenu donné à l’enseignement, l’élaboration de lois sur l’immigration, la conduite de la politique étrangère et la désignation d’ennemis officiels... Nous ne subissons pas qui nous sommes, Saïd en est convaincu, nous ne l’héritons pas ; mais nous le construisons sans cesse, et nous le faisons tous ensemble, avec tous les conflits que cela implique. Ainsi, pour lui, ce que l’on désigne aujourd’hui comme la résurgence de l’islam n’est rien d’autre que « la lutte en cours dans les sociétés musulmanes pour définir l’islam », définition sur laquelle personne n’a d’autorité décisive...

Si cette conception des choses est difficilement acceptée, c’est, estime-t-il, parce qu’« il n’est facile pour personne de vivre sans se plaindre et sans crainte avec l’idée que la réalité humaine est constamment modifiable et modifiée, et que tout ce qui paraît de nature stable est constamment menacé ».

La réalité du multiculturalisme

Dès 1978, remarque-t-il dans sa postface à la deuxième édition, L’Orientalisme soulignait « les réalités de ce qui sera appelé plus tard le multiculturalisme ». Le brassage des cultures est une réalité, en effet, et non un vœu pieux. Les cultures sont « hybrides et hétérogènes », si reliées entre elles et interdépendantes qu’elles « défient toute description unitaire ». Ce sont donc nos schémas mentaux, notre refus d’accepter la complexité des choses, et non une réalité objective, qui produit l’affrontement. Saïd indique le chemin d’une autre manière de voir, qu’il nous faut apprendre. « S’efforcer au discernement et à la nuance », c’est l’attitude qu’il dit vouloir lui-même adopté dans ses travaux. Selon lui, il faut notamment se demander « si les différences culturelles, religieuses et raciales comptent plus que les catégories socio-économiques, ou politico-historiques » - et on le devine tenté de répondre plutôt par la négative.

Appréhender « l’autre »,
un enjeu de civilisation

Reste à savoir comment on peut représenter « l’autre » de façon acceptable, étudier d’autres cultures et populations « dans une perspective qui soit libertaire, ni répressive ni manipulatrice ». Saïd met là le doigt sur un véritable enjeu de civilisation. Il s’agit, dit il, de « désapprendre l’esprit spontané de domination », c’est-à-dire d’inventer une attitude à peu près inédite : « Les cultures les plus avancées ont rarement proposé à l’individu autre chose que l’impérialisme, le racisme et l’ethnocentrisme pour ses rapports avec des cultures autres. »

Au sein même de l’orientalisme, certains ont su adopter une attitude ouverte. Edward Saïd rend hommage à des hommes comme le Français Jacques Berque, traducteur du Coran, professeur au Collège de France, mort en 1995. Ce qui caractérise Berque, dit-il, c’est « d’abord une sensibilité directe à la matière qui s’offre à lui, puis un examen continuel de sa propre méthodologie et de sa propre pratique ». Son intérêt pour l’ensemble des sciences humaines a offert à Berque des « correctifs instructifs » qui ont régénéré son travail, alors que l’orientalisme s’empoussiérait généralement dans l’autosatisfaction. D’autres ont réussi à évoquer l’héritage du colonialisme en dépassant la dialectique maître-esclave, à travers une « réappropriation de l’expérience historique du colonialisme, revitalisée et transformée par une nouvelle esthétique du partage et une reformulation qui souvent le transcende ». Saïd pense par exemple à Salman Rushdie dans Les Enfants de minuit, à Aimé Césaire ou à Derek Walcott.

L’islam,
« traumatisme durable »
pour l’Europe

Splendeur orientale, sensualité orientale, cruauté orientale : autant d’exemples des traces laissées par l’orientalisme dans l’imaginaire et le vocabulaire courants. « Quand un écrivain utilisait le mot “oriental”, il donnait au lecteur la référence qui suffisait à identifier un corps spécifique d’informations sur l’Orient. » Aujourd’hui encore, le terme « oriental », et tous ceux qui lui sont attachés - mille et une nuits, sérail, hammam, bazar, harem... - conservent une efficacité pavlovienne. Ils permettent par exemple à un magazine féminin de faire rêver ses lectrices à peu de frais en faisant instantanément éclore dans leur esprit des images d’exotisme, de faste, de volupté. Marielle Righini a récemment détaillé cette fascination dans un article du Nouvel Observateur, sous le titre « Les mille et un mirages de l’Orient ». Mais ce n’est là que l’héritage le plus innocent de l’orientalisme.

L’islam, religion que l’Occident a, selon Saïd, fondamentalement mal représentée, constituait pour les orientalistes, étant donné sa relation particulière à la fois au christianisme et au judaïsme, « l’effronterie culturelle originelle ». L’islam, dit-il, a été pour l’Europe, historiquement, « un traumatisme durable », et il est devenu, après le démantèlement de l’empire soviétique, « un nouvel empire du mal », sur lequel chercheurs et journalistes - américains, dans un premier temps - se sont précipités : « L’un des aspects du monde de l’électronique “postmoderne” est le renforcement des stéréotypes qui décrivent l’Orient. » Le monde islamique est présenté comme menaçant, « furieux, violent, et congénitalement antidémocratique ». Saïd dénonce le fantasme complaisamment entretenu d’une menace islamiste, alors que l’intégrisme musulman est, selon lui, inoffensif au niveau mondial. « Le résultat en est l’intolérance et la peur au lieu de la connaissance et de la coexistence », écrit-il.


Les musulmans, objets d’une attention
« thérapeutique et punitive »

Il a notamment croisé le fer en 1996 par presse interposée avec la journaliste américaine Judith Miller, qui a fait du péril islamiste son fonds de commerce et se présente comme une spécialiste du Proche-Orient, sans toutefois ne maîtriser aucune des langues de la région. « On démonise et on déshumanise une culture entière, de façon à transformer les musulmans en objets d’une attention thérapeutique et punitive », s’enflammait-il dans The Nation. Il reprochait à Judith Miller d’évoquer Mahomet sans citer une seule source musulmane : « Imaginez seulement un livre publié aux Etats-Unis sur Jésus ou Moïse qui ne ferait appel à aucune autorité chrétienne ou juive. »

De ce point de vue, la phrase de Marx, « ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés », est toujours et plus que jamais valable. « L’Occident est l’agent, l’Orient est un patient. L’Occident est le spectateur, le juge et le jury de toutes les facettes du comportement oriental. » Le fait de considérer plus ou moins consciemment que les Orientaux ne sont pas de véritables êtres humains permet de justifier la mainmise de l’Occident sur l’essentiel des ressources mondiales, estime Saïd.

Israël : racisme et confiscation
du « privilège de l’innocence »

C’est également l’orientalisme, affirme-t-il, qui gouverne la politique d’Israël à l’égard des Arabes aujourd’hui : « Il y a de bons Arabes (ceux qui font ce qu’on leur dit) et de mauvais Arabes (qui ne le font pas, et sont donc des terroristes). » Après les derniers attentats-suicides à Jérusalem, l’année dernière, suivis du bouclage des territoires palestiniens, il a signé dans Le Monde une mise au point traversée par le souffle d’une indignation et d’une colère douloureuses, impressionnantes. Il s’y insurge contre les « définitions pathologiques de la sécurité et du dialogue » imposées par le gouvernement israélien à ses partenaires, et contre les punitions collectives « sadiques, hors de proportion et de raison », infligées aux Palestiniens à la suite d’actes que, selon lui, la quasi totalité de la population désapprouve, et qui ne sont peut-être même pas le fait d’habitants des territoires. « Pour qui M. Netanyahu se prend-il, interroge-t-il, quand il parle aux Palestiniens comme à des domestiques soumis ?... »

Que les Etats-Unis et Israël demandent aux Palestiniens de « choisir entre la paix et la violence » est pour lui le symptôme d’une appréhension totalement fantasmatique et aberrante de la situation, provoquée par les « clichés sur la terreur islamique » dont ils sont bourrés. L’affirmation de Bill Clinton et de Madeleine Albright selon laquelle « il n’y a pas d’équivalence entre les bombes et les bulldozers » - allusion aux attentats-suicides et à la poursuite de la colonisation par Israël - le révolte. Cette appréciation simpliste de la situation résulte selon lui de l’occultation de tout ce qui a précédé les accords d’Oslo. « Il faut se rappeler qu’Oslo ne partait pas de zéro : il arrivait après vingt-six ans d’occupation militaire par les Israéliens, précédés de dix-neuf ans de spoliation, d’exil et d’oppression subis par les Palestiniens. »

La famille d’Edward Saïd est issue de Jérusalem, où il est né. Profondément marqué par l’exil qu’il a vécu à l’âge de douze ans, il est l’un de ces huit cent mille Palestiniens expulsés en 1948 et qui ne bénéficient pas du « droit au retour » accordé à tous les juifs. Ce droit, il ne le réclame pas. Il déplore, en revanche, que les Israéliens n’aient jamais voulu reconnaître le tort fait aux Palestiniens, et surtout que les accords d’Oslo, qui ont en quelque sorte remis les compteurs à zéro, reposent sur ce déni. Oubliés, le refus d’Israël d’appliquer les résolutions de l’ONU, le refus - sous prétexte qu’il s’agissait d’une situation de « guerre » - de rendre des comptes pour les morts de l’Intifada, les humiliations quotidiennes infligées aux Palestiniens, les destructions de maisons et de villages, la poursuite inexorable de la colonisation, les ravages de l’occupation militaire... Les Palestiniens, remarque-t-il, sont les seuls à qui l’on demande d’oublier le passé. Au nom de quoi ?, demande-t-il.

« Pour qui se prennent ces gens qui s’arrogent le droit d’occulter ce qu’ils nous ont fait et, en même temps, se drapent dans le manteau des “survivants” ?, écrit-il. N’y a-t-il aucune limite, aucun sens du respect pour les victimes des victimes, aucune barrière pour empêcher Israël de continuer éternellement à revendiquer pour lui seul le privilège de l’innocence ? » Il met le doigt sur « l’affirmation raciste qui sous-tend le processus de paix et la rhétorique fallacieuse selon laquelle la vie de Palestiniens et d’Arabes vaut beaucoup moins que la vie de Juifs israéliens ». Il se prononce quant à lui pour « l’élimination du terrorisme et de l’extrémisme de toutes les parties concernées, non pas seulement de la plus faible et la plus facile à blâmer ».

Arafat, Pétain palestinien

Pour lui, les accords d’Oslo, destiné à maintenir les Palestiniens dans un état de perpétuelle soumission à Israël, ont été un « acte de reddition ». Devenu membre en 1977 du Conseil national palestinien (CLP), le parlement en exil de l’OLP, Edward Saïd avait été pressenti la même année par le président égyptien Anouar El-Sadate, par Yasser Arafat et par le président américain James Carter comme négociateur officieux dans d’éventuels pourparlers de paix avec Israël. Pour avoir joué les intermédiaires, il sait que l’OLP a refusé plusieurs offres plus avantageuses pour les Palestiniens que les accords d’Oslo. Selon lui, ce sont les positions « désastreuses » prises lors de la guerre du Golfe qui ont affaibli l’organisation en annulant les bénéfices de l’Intifada, et qui l’ont conduite à accepter cette solution. Il note aussi qu’Arafat et ses collaborateurs ont été pénalisés par le fait que les négociations se sont déroulées en anglais, langue qu’ils maîtrisent mal.

Edward Saïd a démissionné du CLP dès 1991. Il compare la « peau de léopard » des enclaves palestiniennes autonomes aux bantoustans de l’apartheid en Afrique du Sud, ou aux réserves d’Indiens en Amérique du Nord. Il est devenu l’un des principaux opposants à Yasser Arafat, qu’il accuse d’incompétence et de corruption. Il lui reproche de ne proposer à son peuple que le modèle autocratique de son pouvoir, et d’engloutir le budget de l’Autorité palestinienne dans la sécurité - à commencer par la sienne propre -, alors que les besoins et les aspirations sont énormes. Résultat : en septembre 1996, le chef de l’OLP a fait retirer ses livres de la vente dans les territoires autonomes. « Je suis à présent interdit en Palestine pour avoir osé parler contre notre Papa Doc », résume Saïd. Il va jusqu’à comparer Arafat à Pétain, simple relais de l’oppression contre son peuple. « Même dans les rangs des opprimés il y a des vainqueurs et des vaincus », écrit-il, et Tzvetan Todorov lui fait écho dans une préface à l’un de ses ouvrages : « L’oppression, tous les pays sortant de la colonisation le savent, peut être exercée autant et plus par le pouvoir autochtone que par l’ancien colonisateur. »

Mais que veut Edward Saïd, que propose-t-il ? « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté, disait-il en janvier 1997 au Nouvel Observateur. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Être arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontières entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens. C’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet. » Et pas plus irréaliste, après tout, qu’une paix équitable à la suite d’une poignée de main devant la Maison Blanche.

Indépendant, même de ses amis

En prenant la défense des Palestiniens, Edward Saïd ne fait que mettre en pratique sa conception du rôle de l’intellectuel, chargé de « déterrer les vérités oubliées, d’établir les connexions que l’on s’acharne à gommer et d’évoquer des alternatives ». En 1993, sur les ondes de la BBC, il a consacré à ce rôle une série de conférences, rassemblées dans un livre sous le titre Des intellectuels et du pouvoir. « Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté, écrit-il, est le suivant : soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction. » Une sorte de Robin des Bois, en somme, mais très loin d’un « idéalisme romantique » léger ou désinvolte : « L’intellectuel, au sens où je l’entends, est quelqu’un qui engage et risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique. » Il cite avec admiration C. Wright Mills, qui écrivait en 1944 ces mots étonnants :

« L’artiste et l’intellectuel indépendants comptent parmi les rares personnalités équipées pour résister et combattre l’expansion du stéréotype et son effet - la mort de ce qui est authentique, vivant. Toute perception originale implique désormais la constante aptitude à démasquer et à mettre en échec les clichés intellectuels dont les systèmes de communication moderne nous submergent. Ces mondes de l’art de la pensée de masse sont de plus en plus subordonnés aux exigences de la politique. Voilà pourquoi c’est sur la politique que doivent se concentrer la solidarité et l’effort intellectuels. Si le penseur n’est pas personnellement attaché au prix de la vérité dans la lutte politique, il ne peut faire face avec responsabilité à la totalité de l’expérience vécue. »

Le prix de la farouche indépendance de l’intellectuel, exercée même à l’égard de ses amis, est la marginalité. L’intellectuel est un outsider. Mais marginal ne signifie pas enfermé dans une tour d’ivoire : pour Saïd, la vocation de l’intellectuel réside dans « l’art de la représentation ». C’est à travers son inscription dans un contexte, dans la vie de son temps, à travers ses engagements, ses traits personnels, ses rapports avec son entourage, que Sartre, par exemple, est Sartre. Ce sont l’homme et l’œuvre qui représentent l’intellectuel, et non l’œuvre seule. « Loin de le diminuer ou de le disqualifier en tant qu’intellectuel, cette complexité contribue à enrichir son propos, elle l’expose humainement, le rend faillible. »

« On ne peut espérer dire la vérité »

Lors de la parution de L’Orientalisme, certains de ses collègues ont reproché à Edward Saïd un traitement presque « sentimental » du sujet. Il s’en dit heureux, et revendique lui-même cet ouvrage comme « un livre partisan, et non une machine théorique ». « Ce que j’ai tenté de préserver dans mon analyse de l’orientalisme, c’est ce mélange de cohérence et d’incohérence, ce jeu, si je puis dire, qui ne peut être rendu qu’en se réservant le droit, en tant qu’écrivain et critique, de s’ouvrir à l’émotion, le droit d’être touché, irrité, surpris, et parfois ravi. » Ce qui n’empêche pas l’honnêteté. Dans Des intellectuels et du pouvoir, Saïd cite Virginia Woolf : « On ne peut espérer dire la vérité et on doit se contenter d’indiquer le chemin suivi pour parvenir à l’opinion qu’on soutient. »

Il s’est attaqué au sujet de l’orientalisme, qui le concernait directement, avec lucidité et humilité. Toute représentation, il le sait, est « d’abord enchâssée dans la langue, puis dans la culture, les institutions, tout le climat politique de celui qui les formule ». Ce conditionnement de départ, il ne le vit pas comme un handicap ; fidèle à sa conception de l’intellectuel, il l’assume, et même le revendique. Il cite les Cahiers de prison de Gramsci : « Le point de départ de l’élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c’est-à-dire un “connais-toi toi-même” en tant que produit du processus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est un tel inventaire qu’il faut faire pour commencer. » C’est parce qu’elle part de cet inventaire, aussi passionnant pour nous que pour lui, c’est grâce à son implication et à son engagement, à sa puissance de réflexion alliée à son érudition, que l’œuvre d’Edward Saïd est aussi vivante et aussi active.

Mona Chollet

Œuvres d’Edward W. Saïd traduites en français : L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, 1994 (1980), Seuil ; Des intellectuels et du pouvoir, 1996, Seuil ; Entre guerre et paix, 1997, Arléa.