Adonis




DAMAS



Damas
Caravane d’étoiles dans un tapis vert
Deux seins de braises et d’oranges


Damas
Le corps amoureux sur sa couche
comme l’arc
et la lune nouvelle
Ouvre au nom de l’eau
le flacon du temps
Tourne chaque jour
dans ton orbite nocturne
Tombe en sacrifice
dans ton volcan désiré


Les arbres dorment autour de ma chambre
Mon visage est pomme et mon amour
île, oreiller


Que ne viens-tu
Damas
Ô couche
Ô fruit de la nuit




Mon Cœur est présence et mes pensées devenir..


Entre mes pensées et mon cœur le même dialogue
Je l’ai toujours écouté
 Toujours deviné : mon cœur
 Est présence et mes pensées
 Devenir
Ceci est la métaphore d’une vieille ambiguïté
 Mes chemins restent perplexes
 Se recoupant parfois
 Et d’autres fois parallèles à ne plus se rejoindre
J’ai toujours écouté mes pensées en interrogeant mon cœur :
 Mon âme, où puise-t-elle ses tourments ?
La plus belle des pensées
Est que la vérité est suspicion !





La blessure...

Les feuilles qui dorment sous le vent
sont navire pour la blessure
Le temps périssable est gloire de la blessure
et les arbres qui grimpent sous nos cils
sont lac pour la blessure
La blessure est dans les passerelles
quand la tombe s'allonge
quand la patience se prolonge
entre les rives de notre amour, de notre mort
Et la blessure est signe -
elle est dans les traversées

A une langue de sonneries jugulées
je livre la voix de la blessure
Aux pierres venant de loin
au monde aride, à l'aridité
au temps porté sur une civière de glace
j'allume le feu de la blessure
Et quand l'Histoire brûlera dans mes vêtements
que des ongles bleus pousserons dans mes livres
et que je crierai au jour :
Qui es-tu, qui t'a jeté dans mes cahiers
dans ma terre vierge ?
J’entends une voix clamer :
je suis la blessure qui commence et qui s'élargit
dans ton histoire étroite

Je t'ai nommée nuage
ô blessure, tourterelle du départ
je t'ai nommée plume et livre
et me voici entamant un dialogue
avec la langue engloutie
dans les îles en partance
dans l'archipel de la chute ancienne
Me voici enseignant le dialogue
au vent et aux palmiers
ô blessure tourterelle du départ

Si m'appartenaient au pays des rêves et des miroirs
les espaces portuaires
si j'avais un navire
si j'avais les ruines d'une cité
si j'avais une cité dans la patrie des enfants
et des pleurs
J’aurais fusionné tout cela pour la blessure
en un chant qui telle une lance transpercerait
les arbres, les pierres et le ciel
chant velouté comme l'eau
rétif et atterré comme la victoire

Répends-toi en pluie sur nos déserts
ô monde paré du rêve et de la nostalgie
répends-toi mais agite-nous
nous, palmiers de la blessure
et casse pour nous deux branches
d'arbres amoureux du silence de la blessure
cils et mains recourbés
ô monde paré du rêve et de la nostalgie
monde qui t'échoues sur mon front
dessiné comme la blessure
ne t'approche pas - plus proche que toi est la blessure
ne me tente pas - plus belle que toi est la blessure
Et cette magie projetée par tes yeux
sur les royaumes ultimes
la blessure l'a distancée
Elle est passée
ne laissant derrière elle
ni île ni voile tentatrice



Adonis




Le bien, le mal et le « terrorisme »



                                Le bien, le mal et le « terrorisme »

Une abstraction conceptuelle... C’est ce que demeure le terrorisme, la « communauté internationale » n’ayant pas réussi à lui attribuer une définition.
 Dès 1937, la Société des nations (SDN) échoua à adopter une convention pour sa prévention et sa répression faute d’un accord entre les Etats membres. Pour la même raison, l’Organisation des Nations unies (ONU), malgré une multitude de débats qui se sont déroulés tout au long de ses soixante ans d’existence, n’a pu déterminer sa nature. Plus récemment, lors de sa création en 1998, la Cour pénale internationale (CPI) a dû exclure de ses compétences le terrorisme international bien qu’elle soit chargée de sanctionner un large éventail de crimes, y compris celui de génocide.

Il n’en demeure pas moins que le thème a envahi la presse écrite et audiovisuelle ; des systèmes répressifs ont été instaurés dans nombre d’Etats sous prétexte de résister à une menace jugée existentielle. Rarement dans l’histoire de l’édition autant de livres, érudits ou non, ont été consacrés à un phénomène qui a conduit à la « guerre » proclamée par le président George W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

Washington a de quoi se féliciter : d’innombrables Etats ont conclu avec les Etats-Unis des conventions de « coopération » que même la résistance au « communisme international » n’a pu susciter en son temps. Mieux, les Etats-Unis ont pu rallier à leur cause la Russie et l’Union européenne et renforcer avec elles leur collaboration dans la « guerre contre le terrorisme », même s’il s’agit là davantage d’une convergence d’intérêts que d’un véritable consensus.

Il n’y a pas si longtemps, aux Etats-Unis, un conférencier devait éviter d’analyser les causes politiques et sociales de la violence, de crainte d’être soupçonné de justifier le terrorisme. L’oukase officiel exigeait que l’on considère la planète comme menacée par la haine irrationnelle de la démocratie. Politologues et journalistes évitaient prudemment de s’engager à contre-courant. Cependant, la vague de contestation qui déferle, à la suite des scandales qui éclaboussent l’administration Bush, balaye progressivement les tabous et les idées reçues, comme en témoignent plusieurs œuvres parues récemment. Elles ne justifient pas le terrorisme, elles analysent ses causes et suggèrent des remèdes.

Auteur de plusieurs livres consacrés aux conflits mondiaux, Matthew Carr prend, avec son livre Unknown Soldiers, le contre-pied des néo-conservateurs en démontrant que le terrorisme n’est rien d’autre que la politique servie (ou desservie), exclusivement ou non, par la violence. Il banalise le phénomène en rappelant les attentats, les assassinats commis au XIXe siècle en Russie par des organisations qui se réclamaient de la révolution française de 1789, ainsi que par les anarchistes des deux côtés de l’Atlantique, en France notamment, en réponse au massacre des communards en 1870. Au siècle dernier, la folie meurtrière embrase les Balkans (1900-1913), l’Irlande du Nord à partir de 1919, les pays colonisés qui se soulèvent contre les puissances occupantes.

Ces dernières justifient le déchaînement de leurs sanglantes répressions en diabolisant des combattants de la liberté. Carr rappelle que ces « terroristes » ont été qualifiés par leurs oppresseurs de bandits, de criminels de droit commun, d’êtres malfaisants, de monstres, de serpents, de vermine... Un exemple parmi tant d’autres, les Mau-Mau au Kenya étaient présentés dans les années 1950 par l’administration et les colons britanniques comme des membres d’une « secte démoniaque », tandis que le très respectable New York Times expliquait doctement le soulèvement kenyan par « les frustrations d’un peuple de sauvages (...) incapable de s’adapter aux progrès de la civilisation ».
 Les chiffres officiels indiquèrent ultérieurement que ceux que l’on accusait d’être « assoiffés de sang » tuèrent en réalité, pendant les sept ans qu’a duré le soulèvement, trente-deux colons et cent soixante-sept membres des forces de l’ordre, dont cent un Africains ; en revanche, plus de vingt-mille Mau-Mau ont été massacrés par les forces de sécurité, et plusieurs centaines de milliers de Kenyans ont été blessés, mutilés, chassés de leurs foyers. Carr, qui évoque entre autres le cas algérien, rappelle que tous les conflits coloniaux ont trouvé leur épilogue par l’accession au pouvoir de leaders « terroristes » : Jomo Kenyatta au Kenya, M. Nelson Mandela en Afrique du Sud, M. Ahmed Ben Bella en Algérie, Menahem Begin en Israël, Anouar El-Sadate en Egypte, pour ne citer que ceux-là.

Pour les pouvoirs établis, les terroristes n’ont jamais des motivations légitimes ; leurs frustrations tout autant que leurs revendications politiques ou sociales ne sont pas dignes d’être prises en considération (sauf sous la contrainte), leur recours à la violence n’étant que l’expression de leur « fanatisme » ou de leur « folie ».
 Carr rapporte à ce sujet que, dans les années 1970, les autorités ouest-allemandes retiraient les cerveaux des cadavres de membres de la bande à Baader pour déterminer les origines génétiques de leur mentalité criminelle. Un psychiatre allemand avait même réussi à « découvrir » un dysfonctionnement pathologique dans l’un des organes qu’il avait examinés...

D’autres théories ont été répandues par des intellectuels américains de haut vol : Samuel Huntington, professeur de science politique à l’université Harvard, prédit dès 1993 un « choc de civilisations » entre l’« Occident » et l’islam, tandis que l’historien Bernard Lewis explique, dès 1964, que la confrontation israélo-arabe s’explique par l’incapacité de l’islam à s’adapter à la modernité. Rien d’étonnant dès lors que Lewis devienne l’un des mentors les plus appréciés des néoconservateurs et des ultrasionistes américains.

Les Palestiniens sont des résistants, comme les sionistes sous le mandat britannique (1922-1948)

Célèbre journaliste d’investigation récompensé par une douzaine de prix internationaux pour ses livres, ses documentaires, ses articles de presse, Phil Rees a écrit un ouvrage, Dining With Terrorists, qui paraît unique en son genre et qui contribue puissamment à démystifier les fantasmes entretenus sur les motivations des terroristes.
 Des années durant, il a sillonné la planète pour « dîner » avec les responsables d’organisations pratiquant la violence. Le tour de force consistait à s’introduire, voire à s’infiltrer, au cœur de mouvements clandestins dans des entités aussi différentes que la Colombie, l’Algérie, le Pays basque espagnol, l’Indonésie, le Cambodge, le Sri Lanka, l’Afghanistan, le Liban, l’Iran, l’Egypte, l’Irlande, la Yougoslavie, le Cachemire, le Pakistan, la Palestine. La moisson de ces enquêtes, photographies à l’appui, est jugée non sans raison « stupéfiante » par Noam Chomsky. Le visage humain des combattants qui émerge, la force de leurs convictions incitent à envisager d’autres moyens que la force pour venir à bout de leur violence, aussi atroce qu’elle puisse paraître.

Conteur hors pair, Rees nous livre des récits de ses aventures et mésaventures, des portraits saisissants de ses interlocuteurs. Aucun d’eux n’estime être un terroriste ; tous soutiennent qu’ils opposent la violence à la violence de leurs oppresseurs. Rares sont ceux qui espèrent une victoire militaire ; les uns souhaitent obliger l’ennemi à négocier un compromis, d’autres se contentent de diffuser un « message politique ». Ainsi, Carr situe dans la catégorie de la propagande certaines activités des Palestiniens dans les années 1970, notamment le détournement d’avions.

Pour Rees, les Palestiniens sont des résistants, au même titre que les sionistes sous le mandat britannique (1922-1948) et les Français sous occupation nazie. En 1997, il fait la connaissance de l’un des fondateurs du Hamas, un intellectuel diplômé des universités américaines, professeur d’ingénierie à l’université islamique de Gaza, auteur de plusieurs livres de technologie ou politiques. Ismaïl Abou Shanab lui confie qu’il se rallierait volontiers aux accords d’Oslo s’il pensait qu’Israël accepterait la création d’un Etat palestinien digne de ce nom.« Face aux obus des chars, aux bombardements des avions F-16, aux missiles des hélicoptères Apache de l’armée d’occupation, que pouvons nous faire d’autre qu’envoyer nos enfants se faire tuer en Israël ? », dit-il tristement à Rees. C’est aussi pour lui un moyen de lancer un appel de détresse à l’opinion mondiale.

Abou Shanab, à 47 ans, demeurait un militant malgré les huit ans d’internement qu’il venait de subir dans les geôles israéliennes, dont deux d’isolement dans une minuscule cellule souterraine. Six ans plus tard, en 2003, tandis qu’il conduisait sa voiture, la fusée d’un hélicoptère israélien le décapite et déchiquette son corps, un spectacle auquel assiste, atterré, Rees en regardant par hasard le reportage diffusé par une chaîne de télévision satellitaire.

Abou Shanab n’est, après tout, que la cent trente-huitième victime, en deux ans, de la politique israélienne dite d’« assassinats ciblés », note l’enquêteur sans autre commentaire. Il aurait pu ajouter que les assassinats ciblés (exécutions extrajudiciaires) sont des crimes de guerre aux yeux des lois internationales, tandis que le Hamas – qui est aussi et surtout un influent parti politique, majoritaire dans un Parlement démocratiquement élu – est sévèrement sanctionné en tant qu’« organisation terroriste » tant par les Etats-Unis que par l’Union européenne, qui ont même coupé l’aide au gouvernement palestinien au lendemain de la victoire du Hamas à des élections pourtant démocratiques.

L’islamophobie tend à confondre islam,islamisme, fondamentalisme,djihadisme et terrorisme 

Rees ne craint pas de traverser la Colombie d’un bout à l’autre, visitant successivement les maquis marxistes des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et ceux des milices contre-révolutionnaires, les uns et les autres pratiquant couramment les enlèvements et les assassinats, non seulement de concitoyens soupçonnés de sympathies pour l’un ou l’autre camp, mais aussi d’étrangers de passage. Il en est bouleversé, mais estime qu’il est contre-productif de les affubler du qualificatif infamant de « terroristes ». Pour pacifier, soutient-il, on devrait exclure l’injure et prendre en compte les intérêts des parties en conflit et les enjeux. D’ailleurs, ajoute-t-il en citant d’anciens ambassadeurs américains en Amérique latine, la politique de Washington dans cette arrière-cour des Etats-Unis serait-elle moins « terroriste » (1) ?

Au Pays basque, Rees n’occulte pas les crimes commis par le mouvement indépendantiste Euskadi ta Askatasuna (ETA), tout en reprochant au gouvernement de Madrid (et accessoirement aux Etats-Unis et à l’Union européenne) de dénoncer ce « terrorisme » tout en s’abstenant d’engager un dialogue sérieux avec ceux qui se réclament de l’histoire, de la culture, de l’identité basques.
 Il rappelle qu’en Irlande du Nord un conflit vieux de plusieurs décennies et que l’on présentait complaisamment comme d’essence religieuse, donc irréductible, a pu être réglé grâce, il est vrai, à de longues et fastidieuses négociations avec l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA).

Il en va tout autrement pour Al-Qaida, qui, en parfaite harmonie avec le président Bush, juge que la confrontation entre l’Occident « judéo-chrétien » et l’islam est d’ordre existentiel. Aucune négociation, aucun compromis, aucune coexistence pacifique, que l’on pouvait instaurer par exemple avec l’« empire du Mal » soviétique, n’est envisageable dans le cas d’espèce. La « guerre sainte » – le djihad – de M. Oussama Ben Laden est tout autant intransigeante que la « croisade » menée par le président Bush depuis les attentats du 11-Septembre. Comment d’ailleurs composer avec une nébuleuse nichée dans les montagnes afghano-pakistanaises, sans structures globales, sans racines nationales, qui se contente d’inciter ses partisans à la violence contre l’empire américain et ses suppôts locaux ?
 Comment traiter avec des cellules de militants disséminées à travers le monde qui fonctionnent d’une manière autonome comme des électrons libres, avec des motivations différentes d’un pays à l’autre ?
Les réponses à ces questions et à bien d’autres sont fournies par une œuvre consacrée à Al-Qaida, sans doute l’une des plus riches parues à ce jour, The Looming Tower, de Lawrence Wright, qui vient d’obtenir le prix Pulitzer. Wright, universitaire, chroniqueur à la revue The New Yorker, dont les travaux ont été primés à plusieurs reprises, se fonde sur des renseignements de première main, des documents inédits rédigés par des dirigeants d’Al-Qaida, des interviews qu’il a conduites avec quatre cent quatre-vingt-trois acteurs ou témoins (dont il fournit la liste), comprenant des proches de M. Ben Laden, des terroristes repentis, des spécialistes de l’islam, d’anciens membres de la Central Intelligence Agency (CIA) et du Federal Bureau of Investigation (FBI). Son enquête l’a conduit, en cinq ans, en Arabie saoudite, en Egypte, en Afghanistan, au Pakistan, au Soudan, au Yémen, mais aussi dans plusieurs pays occidentaux. Il décrit dans le détail les origines de l’organisation transnationale, son idéologie, ses luttes intestines, ses illusions et désillusions.

Les portraits qu’il nous livre de ses dirigeants, de leur environnement social et familial, nous révèlent les ressorts psychologiques de leur comportement. La personnalité de M. Ben Laden, décrite par ceux qui l’ont bien connu, détonne : marginal au sein d’une famille de milliardaires, d’une extrême modestie, il mène une vie monacale au fond de cavernes ; il est attentionné à l’égard de ses quatre épouses, dont deux détentrices de doctorat, l’une en psychologie enfantine, l’autre en linguistique, et le père irréprochable d’une quinzaine d’enfants. nationaliste saoudien avant de devenir globalement antiaméricain, il passe pour avoir des capacités intellectuelles limitées, d’où l’influence qu’exerce sur lui l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, son adjoint et tête pensante d’Al-Qaida.


 Leur credo commun est celui de leur maître à penser, l’idéologue égyptien Sayyed Qutb, pendu sous le régime de Gamal Abdel Nasser, selon lequel « l’homme blanc des Etats-Unis et d’Europe écrase les peuples colonisés ». Le monde pour Qutb se divise en deux camps antagonistes, celui de l’islam et celui de la jahiliyyah(période préislamique païenne et décadente), référence aux régimes « apostats » soumis à l’impérialisme.

Ce n’est sans doute pas le fait du hasard si l’organisation transnationale a pris son envol au milieu des années 1990 tandis que la plupart des mouvements islamistes (nationaux) renonçaient à la violence (dont ils constataient les conséquences négatives) pour s’intégrer dans la vie politique de leurs pays respectifs. Le gouffre entre les deux courants se manifesta au grand jour lors de l’attentat contre les tours de New York et le Pentagone.
 La quasi-totalité des mouvements islamistes, légaux ou clandestins, toutes les autorités religieuses musulmanes condamnèrent les crimes aveugles des djihadistes, tout comme leur idéologie, dénoncée comme contraire aux enseignements du Coran. Le schisme ayant été largement occulté par les médias, l’événement n’empêcha pas l’islamophobie de se répandre dans l’opinion occidentale ; celle-ci tend à confondre – le vocabulaire des médias et d’anciens préjugés aidant – islam, islamisme, fondamentalisme, djihadisme et terrorisme.

La caricature parue dans un journal danois du prophète Mahomet coiffé d’une bombe n’est que l’expression éloquente de cet amalgame. Les débats légitimes qui suivirent sur le « droit de critiquer l’islam (2) » occultèrent celui qui aurait dû normalement se dérouler sur les causes multiples du terrorisme ; sur les frustrations et les colères suscitées par l’hégémonie américaine, par les régimes dictatoriaux qui interdisent toute libre expression, par la corruption et les injustices sociales, par la crise identitaire chez les immigrés.
 Les élites « judéo-chrétiennes » savent bien que l’islam, comme toutes les autres religions, comporte des ingrédients qui peuvent être exploités politiquement pour justifier tout autant le bien que le mal.

Pour l’administration Bush,sont à condamner les mouvements qui résistent à l’hégémonie américaine

Des stratèges américains avaient bien prédit que, dans l’ère postsoviétique, l’islam remplacerait le communisme en tant que menace existentielle. La dimension géopolitique de l’événement est mesurée par Adrian Guelke, professeur au Centre pour l’étude des conflits ethniques, à Belfast, dans son livre Terrorism and Global Disorder.
 Il soutient que l’administration américaine, suivie par nombre de politologues, a tort de considérer les attentats contre les tours de New York et contre le Pentagone comme un tournant dans l’histoire contemporaine. Pour lui, c’est l’effondrement de l’Union soviétique qui ouvre la voie à une nouvelle forme de résistance à l’hégémonie toute-puissante des Etats-Unis, à savoir le terrorisme transnational. L’importance politique des événements du 11-Septembre a-t-elle été grossie pour justifier les « guerres » du président Bush ? Celui-ci, on s’en souvient, accusa Al-Qaida de chercher à « établir un empire islamique de l’Espagne à l’Indonésie ».

Les attentats du 11-Septembre constituèrent une « divine surprise » pour les néoconservateurs. Ils permirent la mise en œuvre de leur programme impérial : occupation de l’Afghanistan et de l’Irak, qui devait précéder celle de l’Iran ; renforcement de la présence militaire en Asie centrale et dans le Golfe ; mise sous tutelle des ressources pétrolières ; « démocratisation » ou remplacement des régimes récalcitrants au « nouvel ordre international ». Le tout au nom de la « guerre contre le terrorisme », planétaire, totale et de durée illimitée, de l’aveu du président Bush.

Prenant, enfin, conscience des implications négatives de cette appellation, le Foreign Office a, dans une circulaire diffusée en avril, recommandé aux diplomates britanniques de ne plus l’utiliser. Sans doute l’audace inouïe des pirates de l’air, l’ampleur épouvantable du nombre de leurs victimes, l’émotion suscitée à travers le monde ont-elle contribué à pousser – du moins initialement – la « communauté internationale » sur la planche glissante sur laquelle s’étaient engagés les Etats-Unis. Les conséquences, on les connaît.

L’implosion de l’Etat irakien, l’anarchie allant de pair avec les succès militaires des talibans en Afghanistan, la mise en échec dans les deux pays des armées américaines ne sont que les résultats les plus spectaculaires de l’aventurisme néoconservateur. Le bilan réel est plus lourd encore. 
L’administration Bush profite de la conjoncture pour multiplier des lois répressives rappelant le climat de l’époque maccarthyste. Elle approuve le comportement d’Etats policiers quand ceux-ci répriment leur opposition ou des minorités opprimées. Aux yeux de Washington, sont terroristes les mouvements qui résistent à l’hégémonie américaine ; ne le sont pas ceux qui acceptent cette hégémonie. Le terrorisme d’Etat est toléré, voire encouragé, s’il est exercé dans l’intérêt des Etats-Unis.
 Autant de facteurs qui favorisent les partisans de la violence. Les émules d’Al-Qaida (qui comptait moins d’une centaine de membres actifs il y a dix ans) se sont implantés en force en Irak, et se sont multipliés dans nombre de pays, notamment en Afrique du Nord et en Europe.

On pourrait conclure à la lecture des ouvrages cités que, dans un monde unipolaire, le terrorisme demeure l’unique arme dont disposent les faibles pour harceler les puissants dans des conflits asymétriques. Seul un traitement politique du phénomène est susceptible d’atténuer sa portée.

ERIC ROULEAU

(1) Dernier exemple en date : la libération sous caution, le 11 avril, aux Etats-Unis, de M. Luis Posada Carriles. Cubain anticastriste ayant participé à la tentative d’invasion de la baie des Cochons (16 avril 1961), longtemps agent de la Central Intelligence Agency, celui-ci est, entre autres, l’auteur intellectuel de l’attentat à la bombe qui, en 1976, a détruit en vol un avion de la Cubana de Aviación, causant la mort de soixante-treize passagers. Rentré illégalement aux Etats-Unis en 2005, il n’est poursuivi que pour avoir violé les lois d’immigration, ce qui le met à l’abri des demandes d’extradition déposées par Cuba et le Venezuela (d’où avait décollé le vol en question).
(2) Lire Agnès Callamard, « A-t-on le droit de tout dire ? », Le Monde diplomatique, avril 2007.

Quand Ferrat réchauffait le cœur des embastillés iraniens




Quand Ferrat réchauffait le cœur des embastillés iraniens

Replonger dans mes souvenirs de 1988, l’année terrible du massacre des prisonniers politiques iraniens, est chose pénible. Mais le décès de Jean Ferrat et la demande d’un camarade iranien ont fait que j’ai pris la plume pour écrire ces quelques lignes.

En cette année-là, plus de 12 000 prisonniers politiques iraniens furent livrés au bourreau, sans que l’opinion publique mondiale en soit avertie, et sans qu’elle puisse d’une manière ou d’une autre exprimer sa colère.
 Ces prisonniers avaient commis l’insoutenable crime d’être amoureux de leur patrie, celle « qu’aucun d’eux ne trompa ». Que ce soit « celui qui croyait au ciel » ou « celui qui n’y croyait pas », nous partagions tous le même« grabat », des cellules prévues au départ pour un seul prisonnier mais qui en réalité, étaient occupées par trois ou quatre personnes.

Nous avions reçu chacun une couverture étalée à même le sol sur laquelle nous passions nos nuits sans lune. Nous n’avions pratiquement aucun droit et l’avenir nous paraissait sans issue.
 Mais nous n’étions pas de la trempe de ceux qui abandonnent dans des conditions carcérales dures. C’est ainsi qu’à la suite d’âpres discussions avec la direction de la prison, nous avions pu obtenir un certains nombres de livres parmi lesquels le premier tome du livre de Mauger, Langue et civilisation françaises.
 Ayant fait mes études supérieures en Belgique, je fus tout naturellement amené à enseigner le français à plus de soixante prisonniers de toutes tendances politiques. Outre les bases de la langue de Voltaire, j’essayais de leur apprendre certains éléments de la culture orale et notamment les chansons françaises, parmi lesquelles « La France » de Jean Ferrat. Parmi nos camarades, il y en avait un, beaucoup plus âgé que nous, qui avait fait ses études supérieures en France, avait fait partie des Brigades internationales pendant la guerre civile d’Espagne et était très proche du PCF. Il tenait beaucoup à ce que les prisonniers francophones apprennent La Marseillaise, et il y était tant bien que mal parvenu. Nous la chantions lors de différentes occasions qui se présentaient.

Après la libération des prisonniers politiques, certains ont rapporté que ceux qui avaient appris le français, et qui allaient être exécutés, chantaient « La France » de Jean Ferrat.
 Je ne pourrais jurer de l’exactitude d’une telle affirmation, puisque j’étais alors occupé à défendre mon existence devant les bourreaux. Qu’ils aient chanté l’une ou l’autre chanson — et même si cet épisode tient de la légende —, ne change rien au fait qu’ils sont tous morts la tête haute, parce que ils n’ont pas voulu « vivre à genoux », et surtout qu’ils ont donné leur vie pour que « chantent les lendemains ».

Est-ce qu’Aragon n’avait pas écrit son fameux poème « Légende de Gabriel Péri » (C’est au cimetière d’Ivry / qu’au fond de la fosse commune / dans l’anonyme nuit sans lune / repose Gabriel Péri) ? Ne dit-on pas — enjolivant l’histoire — que la puissance de ce petit poème avait obligé la Kommandantur des forces d’occupation à Paris à placer des gardes mobiles autour du cimetière, pour empêcher que les « ombres » ne viennent fleurir chaque nuit la tombe de Gabriel Péri ? De même, la dictature de la République islamique d’Iran, ayant peur que « les hortensias bleus puissent fleurir inexplicablement » sur les tombes sans nom des martyrs à Khavaran (cimetière près de Téhéran), empêchent chaque année les épouses et les familles des exécutés de se réunir à cet endroit...

Non seulement les mesures prises par les bourreaux n’aboutissent à rien, mais, dans un avenir pas très lointain, chaque martyr de ce combat inégal contre l’impérialisme — qui ne peut voir aucun peuple décider de son propre sort — sera un sérieux problème pour toute la nation iranienne, et peut-être un cas de conscience pour les démocrates du monde entier.
 On entend déjà tout un peuple en marche dans son mouvement vert pour la démocratie et la justice sociale. Et le cœur des enfants de ceux qui reposent sous la terre d’indifférence de Khavaran battent pour un Iran libre et démocratique. Ils savent aussi qu’à l’instar des « loups qui ont regardé vers Paris », les armées israélo-américaines qui envisagent d’envahir le pays ne peuvent rien contre la volonté de ce peuple courageux et inventif.

Mohammad Zahedi.
Ancien prisonnier politique

Les deux Mario Vargas Llosa








                                         Les deux Mario Vargas Llosa  





Le nouveau roman de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, lauréat du prix Nobel de littérature 2010 (1), sort opportunément en librairie dans les pays de langue espagnole le 3 novembre. Son titre : El Sueño del Celta (Le Rêve du Celte). Son héros : Roger Casement, un personnage (réel) exceptionnel.
 Consul britannique en Afrique, il fut le premier à dénoncer, dès 1908, les atrocités du colonialisme d’extermination (dix millions de morts) pratiqué au Congo par Léopold II, le roi belge qui avait fait de cet immense pays et de ses populations sa propriété personnelle... Dans un autre rapport, Casement révéla l’abominable détresse des Indiens de l’Amazonie péruvienne.

Pionnier de la défense des droits humains, Casement, né près de Dublin, s’engagea par la suite dans les rangs des indépendantistes irlandais. En pleine Grande Guerre, partant du principe que « les difficultés de l’Angleterre sont une chance pour l’Irlande », il rechercha l’alliance de l’Allemagne pour lutter contre les Britanniques. Il fut inculpé pour haute trahison. Les autorités l’accusèrent aussi de « pratiques homosexuelles » sur la base d’un prétendu journal intime dont l’authenticité est contestée. Il fut pendu le 3 août 1916.

Le roman n’étant pas encore disponible, on ignore comment Vargas Llosa en a construit l’architecture. Mais nous pouvons lui faire confiance. Nul autre romancier de langue espagnole ne possède comme lui l’art de captiver le lecteur, de le ferrer dès les premières lignes et de le plonger dans des trames haletantes où les intrigues se succèdent, pleines de passions, d’humour, de cruauté et d’érotisme.

Ce roman a déjà un mérite : tirer de l’oubli Casement, « l’un des premiers Européens à avoir eu une idée très claire de la nature du colonialisme et de ses abominations (2) ». Idée que l’écrivain péruvien (pourtant hostile aux mouvements indigénistes en Amérique latine) partage : « Nulle barbarie n’est comparable au colonialisme, tranche-t-il dans le débat sur les prétendus “bienfaits” de la colonisation. L’Afrique n’a jamais pu se relever de ses séquelles. La colonisation n’a rien laissé de positif (3). »

Ce n’est pas la première fois que Vargas Llosa s’inspire de personnages historiques pour dénoncer des injustices. Il excelle à mêler les techniques du roman social, historique, réaliste, voire du roman policier. Et l’a brillamment montré dans deux de ses ouvrages les plus aboutis : La Guerre de la fin du monde, fabuleux récit de la révolte, dans le nord-est brésilien à la fin du XIXe siècle, d’une communauté de chrétiens illuminés en quête d’utopie. Et La Fête au bouc (4), qui retrace, en une opulente construction chorale, la noirceur de la dictature du général Trujillo (1930-1961) en République dominicaine.

L’histoire — contemporaine — est également la matière du roman considéré comme son chef-d’œuvre : Conversation à La Cathédrale, description magistrale du Pérou du général Manuel Odría (1948-1956), de la réalité latino-américaine des années 1950 et des énigmes de la condition humaine. Une œuvre qui correspond aux arguments du jury du Nobel pour expliquer l’attribution du prix : « Pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses représentations incisives de la résistance, de la révolte et de la défaite de l’individu. »

A l’époque où il écrivit ce livre, Vargas Llosa habitait Paris et faisait partie d’une génération de talentueux jeunes écrivains — Gabriel García Márquez, Julio Cortázar, Carlos Fuentes... — qui allaient renouveler la littérature latino-américaine. Tous étaient de gauche. Et tous sympathisaient alors avec les guérillas. Dans un manifeste de soutien aux guérilleros péruviens, Vargas Llosa affirmait à l’époque que, pour changer les choses, « le seul recours, c’est la lutte armée ».

Même solidarité sans faille à l’égard de la révolution cubaine : « Dans dix, vingt ou cinquante ans, déclarait-il le 4 août 1967 à Caracas, l’heure de la justice sociale sonnera comme elle sonne actuellement à Cuba, et l’Amérique latine tout entière se sera émancipée de l’empire qui la saccage, des castes qui l’exploitent, des forces qui actuellement l’outragent et la répriment. Je veux que ce moment arrive au plus vite et que l’Amérique latine accède enfin à la dignité et à la vie moderne, que le socialisme nous libère de notre anachronisme et de notre horreur. »

Et puis, au début des années 1970, ce révolutionnaire exalté est intellectuellement foudroyé par la lecture de deux essais : La Route de la servitude, de Friedrich Hayek, et La Société ouverte et ses ennemis, de Karl Popper. Celui-ci surtout le transfigure : « Je considère Karl Popper, dira-t-il, comme le penseur le plus important de notre temps ; j’ai consacré une bonne partie des deux dernières décennies à le lire et, si on me demandait quel est le livre de philosophie le plus important du siècle, je n’hésiterais pas une seconde à choisir La Société ouverte et ses ennemis. »

Sur-le-champ, il cesse de soutenir la révolution cubaine, renie son passé d’« intellectuel de gauche » et, avec le zèle du converti, se transforme en propagandiste déterminé de la foi néolibérale. Ses nouveaux héros se nomment Ronald Reagan et Margaret Thatcher. A l’égard de celle-ci, symbole de la « révolution conservatrice », il avouera une « admiration sans réserve, une révérence à peine moins que filiale et que je n’ai jamais éprouvée à l’égard d’aucun autre dirigeant politique vivant (5) ». Par frénésie thatchérienne, il décide d’ailleurs de s’installer à Londres... Et lorsque la Dame de fer quitte le pouvoir en 1990, il lui fera porter un bouquet de fleurs avec ce message :« Madame, il n’y a pas assez de mots dans le dictionnaire pour vous remercier de ce que vous avez fait pour la cause de la liberté (6). »

Thatchérien sera aussi le programme qu’il propose aux électeurs lors de sa candidature à la présidence du Pérou, en 1990. Mais il sera sévèrement battu par M. Alberto Fujimori. Dégoûté par l’ingratitude de ses compatriotes, il s’expatrie définitivement et renonce même à sa nationalité au prétexte que les Péruviens ne le méritent pas...
Il reporte alors son admiration sur un autre dirigeant : M. José María Aznar, président (ultralibéral) du gouvernement espagnol de 1996 à 2004, allié de M. George W. Bush dans l’invasion de l’Irak et aujourd’hui salarié de M. Rupert Murdoch dans le groupe News Corporation. Un homme politique que la revue américaine Foreign Policy vient de classer parmi « les cinq plus mauvais ex-dirigeants du monde », mais dont Vargas Llosa pense que « les historiens du futur » le reconnaîtront « comme l’un des plus grands hommes d’Etat de l’histoire (7) ».

Il admire aussi la « personnalité charismatique » de M. Nicolas Sarkozy et le « talent politique exceptionnel (8) » de M. Silvio Berlusconi. Car ce géant de la littérature est un homme décidément à la personnalité double. Le masque séduisant de ses romans dissimule un sectateur forcené qui, depuis presque quarante ans, consacre l’essentiel de son temps à intervenir dans les médias, à haranguer et à prêcher dans des congrès du monde entier. Répétant avec une insistance quasi fanatique les principes élémentaires de son idéologie.

Agitateur ultralibéral, membre actif de la Commission trilatérale, président de la Fondation internationale pour la liberté, lauréat du prix Irving Kristol décerné par l’American Enterprise Institute, Vargas Llosa est un néoconservateur professionnel. Il a légitimé l’invasion de l’Irak en 2003 et justifié le coup d’Etat de juin 2009 au Honduras.
Le 7 octobre 2010, l’essayiste reaganien français Guy Sorman observait sur son blog : « Souvent, nous nous sommes retrouvés sur les mêmes estrades en Amérique latine, où Mario est un militant que l’on qualifierait en France d’ultralibéral : il n’a cessé de combattre Castro, Morales, Chavez, Kirchner et tout programme un tant soi peu social-démocrate. »

Vargas Llosa a d’ailleurs tenu à rappeler qu’il recevait le prix Nobel autant pour ses idées que pour ses qualités d’écrivain : « Si mes opinions politiques (...) ont été prises en compte, eh bien, à la bonne heure ! Je m’en réjouis. »
Cet admirateur de Louis-Ferdinand Céline, « un extraordinaire romancier », admet que l’auteur de Voyage au bout de la nuit était aussi« un personnage répugnant ». Et ajoute : « Mais il y a beaucoup de personnages peu estimables qui sont cependant d’extraordinaires écrivains (9). »

IGNACIO RAMONET.

(1) Mario Vargas Llosa est le sixième Latino-Américain à obtenir le prix Nobel de littérature après Gabriela Mistral (Chili, 1945), Miguel Angel Asturias (Guatemala, 1967), Pablo Neruda (Chili, 1971), Gabriel García Márquez (Colombie, 1982) et Octavio Paz (Mexique, 1990).
(2) El País, Madrid, 29 août 2010.
(3) Ibid.
(4) Lire « Un romancier d’exception », Le Monde diplomatique, mai 2002.
(5) Cité par Julio Roldán,Vargas Llosa entre el mito y la realidad, Tectum Verlag, Marburg, 2000, p. 161.
(6) Ibid.
(7) 20 minutos, Madrid, 6 juillet 2007.
(8) Il Corriere della Sera,Milan, 9 mars 2009.
(9) La Nación, Buenos Aires, 13 mars 2006.

Retour vers le futur dans le monde arabe






Retour vers le futur dans le monde arabe



DEPUIS LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE, DEUX VAGUES SUCCESSIVES ONT SUBMERGE LE MONDE ARABE, CELLE DU NATIONALISME ET CELLE DE L’ISLAMISME POLITIQUE. AU-DELA DE LEURS DIVERGENCES, CES DEUX COURANTS S’ABREUVENT AUX MEMES SOURCES : LE DESIR D’INDEPENDANCE, LE REFUS DES INGERENCES ETRANGERES, L’ASPIRATION A UN DEVELOPPEMENT PLUS EQUITABLE ET PLUS JUSTE. CES OBJECTIFS N’ONT PAS ETE ATTEINTS. L’EMERGENCE D’UNE TROISIEME FORCE PERMETTRA-T-ELLE DE SORTIR DE L’IMPASSE ?

PAR HICHAM BEN ABDALLAH EL-ALAOUI

Dans le monde arabe, l’ébranlement économique planétaire se conjugue avec une crise de légitimité, latente depuis des décennies. Appréciée à travers le prisme du néocolonialisme, d’une démocratisation insuffisante ou d’un conflit culturel et religieux, cette crise a résisté à toute tentative de solution, que celle-ci ait été mise en œuvre par des acteurs bien intentionnés ou par des dirigeants brutaux.
 L’absence de légitimité s’est traduite par un ensemble de disparités, de véritables gouffres pourrait-on dire, entre gouvernants et gouvernés, entre laïques et fondamentalistes religieux, entre populations pauvres et élites. Dans une atmosphère de marasme économique, elle peut aisément déboucher sur une série d’explosions imprévisibles et dangereuses.

Pour tenter de les éviter, il faut réapprendre quelques-unes des leçons de notre propre histoire. Nous avons connu de nombreux épisodes d’héroïsme, d’union et de réussite, sous le drapeau du « nationalisme arabe », un terme qui a défini — et aussi stimulé — nombre de mouvements et d’acteurs ayant transformé la région. Mettre fin au colonialisme n’était pas une mince affaire, et c’est le nationalisme arabe qui a gagné cette bataille et contribué à tisser des liens entre les Etats naissants de ce que l’on appellera le « tiers-monde ».

Ce mouvement n’avait rien de parfait : comme d’autres courants réformateurs, il a dévié de sa trajectoire et subi maintes altérations. Mais il a également procuré à des peuples en lutte pour l’autodétermination une perspective unitaire, un avenir prometteur au-delà des intérêts individuels, confessionnels et nationaux, un projet qui les a mobilisés dans une action collective. Cette vision unitaire, voire universaliste, ce projet porteur d’espoir fait aujourd’hui cruellement défaut, alors même que ses composantes imprègnent encore notre imaginaire, comme en témoigne la permanence des manifestations de soutien à la cause palestinienne — on a pu le constater durant le conflit de décembre 2008-janvier 2009 dans la bande de Gaza. Malgré les efforts soutenus des gouvernements occidentaux — et leurs pressions sur les pays « amis » de la région — pour attiser les clivages au sein des populations, les diverses communautés — religieux et laïques, sunnites et chiites, Arabiste « Persans », du Maghreb au Golfe — reconstituent constamment leur unité en manifestant un soutien indéfectible aux Palestiniens.

Cette aspiration unitaire se traduit aussi, paradoxalement, par le soutien à diverses formes de fondamentalisme, des courants quiétistes et piétistes de l’islam au salafisme radical. De tels courants effraient autant l’Occident que les Arabes sécularistes, mais ils incarnent la quête de sens et le désir de voir renaître une communauté unifiée. Si la pieuse oumma(communauté des croyants) a remplacé la grande nation arabe dans l’imaginaire politique, si on ne peut plus ignorer que l’islamisme a repris des mains du nationalisme arabe la bannière de la résistance, il ne faut pas en être surpris : non seulement parce que ce dernier a subi de sérieux revers, mais aussi parce que la foi musulmane est toujours restée prégnante dans nos sociétés au cours de l’histoire. Et les deux tendances demeurent inextricablement liées, sur un mode complémentaire ou, au contraire, conflictuel.

Une prophétie du fondateur du Baas

A son apogée, le nationalisme arabe aspirait à être un supranationalisme. Le combat pour se libérer du colonialisme (wataniya) devait mûrir et aboutir à une solidarité transnationale entre peuples arabes (qawmiya), qui permettrait d’affronter des problèmes comme ceux de la Palestine ou de la subordination économique à l’égard de l’Occident. 
Le nationalisme arabe a suivi une trajectoire erratique. Il culmine en 1956, lorsque l’Egypte, avec le soutien des Etats-Unis et de l’URSS, repousse la tentative anglo-franco-israélienne de reconquête du canal de Suez, connaît un net repli après la guerre des six jours de juin 1967 et rebondit en 1973, avec la guerre israélo-arabe d’octobre et l’embargo sur le pétrole.

En définitive, les divers mouvements de libération se replièrent sur un projet purement national, dans un seul pays. Ils se fossilisèrent en Etats dirigés par un parti unique ou un « leader à vie ». 
Pourtant, malgré les luttes féroces entre gouvernements arabes pour s’assurer une hégémonie régionale, persistait, au niveau populaire, l’aspiration à une communauté arabe transnationale, marquée par un patrimoine islamique commun.

L’islamisme politique en expansion a dû accepter et assimiler les positions et les leçons de son cousin germain nationaliste laïque. Si le Hezbollah chiite connaît des succès au Liban, c’est, entre autres, parce qu’il transcende les appartenances confessionnelles et apparaît comme le fervent défenseur de l’indépendance nationale. Historiquement, le nationalisme arabe et les mouvements islamistes partagent un certain nombre de principes : la quête d’une conscience collective unifiée, le désir de renaissance de la langue et de la culture arabes et, après la seconde guerre mondiale, l’anti-impérialisme.

Dans les années 1920, les insurgés du Rif dirigés par l’émir Abdelkrim Al-Khattabi, au Maroc, menèrent une campagne islamo-nationaliste, utilisant la charia comme une arme idéologique contre le colonialisme. En 1952, en Egypte, les « officiers libres » dirigés par Gamal Abdel Nasser prirent le pouvoir avec l’appui des Frères musulmans. En Algérie, le Front de libération nationale (FLN) n’hésita pas à recourir à des termes comme djihad et moudjahid lorsqu’il s’adressa aux populations rurales.
 On pourrait aussi dire que, lors de la guerre de 1973, une alliance se forgea entre le nationalisme arabe représenté par l’Egypte et les monarchies islamiques conservatrices, dirigées par l’Arabie saoudite, pour imposer un embargo pétrolier.
De son côté, le parti Baas usa fréquemment du concept d’oumma pour évoquer la nation arabe. Son fondateur, Michel Aflak, un militant nationaliste laïque, avait compris que « le lien entre l’islam et l’arabisme n’est pas semblable à celui d’une autre religion avec un autre nationalisme ». Cette prédiction suivait : « Un jour viendra où les nationalistes se trouveront être les seuls défenseurs de l’islam.
 Il leur faudra en dégager son sens particulier s’ils veulent que la nation arabeait encore de bonnes raisons de survivre (1) » (lire « Si les compagnons du Prophète revenaient parmi nous... »).

La prophétie d’Aflak s’est accomplie, mais en sens inverse : ce sont les islamistes qui sont devenus les uniques défenseurs du nationalisme. Il est désormais banal de remarquer comment l’islamisme en a intégré les thèmes pour se présenter comme le courant d’opposition à la domination occidentale et d’affirmation de l’indépendance culturelle et nationale.

L’ironie veut que, durant des décennies, l’Occident et les gouvernements arabes réactionnaires ont amplifié et exploité les divergences entre nationalisme et islamisme en courtisant et promouvant les courants islamistes conservateurs.
 L’histoire des rapports entre l’islamisme et la « domination occidentale » est donc loin d’être « pure » et linéaire. Qu’il s’agisse des Frères musulmans en Egypte, utilisés par les services secrets britanniques contre Nasser ; de leur successeur en Palestine, le Hamas, soutenu dans le passé par Israël pour faire contrepoids à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ; ou des « Arabes afghans » qui combattirent pour les Etats-Unis contre le « communisme athée », les islamistes ont, à plusieurs reprises, accepté d’être subventionnés par, et de s’allier avec, des pouvoirs étrangers cherchant à imposer leur hégémonie dans la région.

La victoire en Afghanistan et le retrait des troupes soviétiques de ce pays constituent l’apogée d’un ersatz de nationalisme panarabe devenu panislamique. Les islamistes peuvent invoquer la force de l’inspiration religieuse face à la faiblesse du nationalisme traditionnel, mais il leur est difficile de présenter ce succès comme un modèle. N’ont-ils pas également tiré le meilleur parti d’une alliance avec l’Occident ? Pour preuve, le témoignage d’un ancien agent de la Central Intelligence Agency (CIA) durant la guerre froide sur le « sale petit secret » de Washington : à l’époque, « les Frères [musulmans] étaient un allié silencieux, une arme secrète contre — qui d’autre ? — le communisme ». Nous pensions : « Si Allah accepte de se battre de notre côté, c’est bien (2). » La réciproque était vraie pour les islamistes : « Si l’Amérique accepte de se battre de notre côté, c’est bien. » En réalité, le « sale petit secret » des islamistes comme des nationalistes laïques, c’est que, en politique, personne n’est « pur » ni à l’abri du leurre opportuniste de la complicité avec les pouvoirs étrangers.

Nous devons oublier cette danse macabre des accusations mutuelles, car elle finit toujours par se retourner contre nous et contre l’Occident. Elle a corrompu et sapé la légitimité de grands mouvements nationalistes en Algérie et en Egypte ; transformé l’islam en doctrine de la division, creusant le fossé entre laïques et islamistes, et entre notre région et le reste du monde. Elle a aussi nourri un discours et une pratique du fanatisme armé qui se sont retournés, à la manière de la créature de Frankenstein, contre l’Occident.

Le dernier avatar de cette stratégie consiste à transformer les vieilles querelles théologiques et sociales entre sunnites et chiites en une fracture géopolitique entre le monde arabe et l’Iran. Cette manœuvre promue par Israël et par l’Amérique des néoconservateurs pour servir leurs intérêts à court terme ne manque pas de cynisme, quand on sait que ces deux pays ont soutenu autrefois Téhéran contre le nationalisme arabe.
 Dans les années 1960 et 1970, l’Iran était la seule puissance régionale à avoir leurs faveurs. La révolution islamique de 1979 en fit une « bête noire ». C’est pourtant l’invasion américaine de l’Irak en 2003 qui détruisit le bastion le plus puissant du nationalisme arabe et renforça du même coup la position de l’Iran dans la région.
La tension entre sunnites et chiites et entre Arabes et « Persans » — exacerbée par ces manœuvres — n’est pas une invention occidentale. Elle plonge ses racines dans une histoire ancienne qui remonte aux premières conquêtes de l’islam.
 Dans une partie de l’imaginaire arabe se dissimule une envie de recréer un nationalisme sunnite — un salafisme doctrinaire arabe qui allie la pureté islamique et le nationalisme arabe contre un chiisme hérétique et une Perse expansionniste. Cette dangereuse inclination trouve sa pire expression dans les violences confessionnelles perpétrées en Irak et en Asie centrale par diverses organisations se réclamant d’Al-Qaida.
Cette stratégie de l’Occident et des gouvernements arabes réactionnaires est incohérente. Elle s’oppose à l’Iran, un des rares Etats à avoir profité de l’intervention américaine en Irak en 2003, qui a aidé à stabiliser ce pays et qui pourrait contribuer à ramener la paix en Afghanistan. Elle cherche à faire passer le Hamas — émanation de la confrérie sunnite des Frères musulmans — pour une création crypto-chiite de Téhéran ! Elle pousse une fois de plus certaines forces à Washington ainsi que leurs alliés israéliens et arabes à jouer avec le feu et à utiliser des groupes armés sunnites djihadistes au Liban en Irak.

Le conflit entre sunnites et chiites détruira le panislamisme aussi sûrement que la focalisation sur les intérêts étroitement nationaux a détruit le panarabisme. Il semblerait que cette stratégie ait été contrecarrée par plusieurs régimes autant que par les populations. Quelles que soient leurs inquiétudes, les Etats arabes ont insisté pour que le problème nucléaire iranien soit réglé dans son contexte régional et pour que les armes atomiques israéliennes soient aussi mises sur la table des négociations. Depuis plusieurs années, de l’Atlantique au Golfe et à travers tout le spectre confessionnel, les populations arabes ont manifesté leur soutien au Hezbollah et au Hamas — non parce qu’ils sont chiites ou sunnites, mais parce qu’ils résistent aux agressions israéliennes : des chiites appuient M. Ismaïl Haniyeh, le dirigeant du Hamas, et des sunnites brandissent des photographies de M. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah.

Dans de tels moments, nous mesurons la puissance de l’aspiration à une unité panarabe et panislamique capable de garantir dignité, justice et indépendance véritables. Si nous rejetons l’idée que les mouvements islamistes porteraient l’accomplissement de cette promesse nationaliste — ils l’ont souvent altérée et orientée dans une voie dangereuse —, nous devons accepter qu’ils l’ont imprégnée d’un fort esprit de résistance et d’énergie collective, et qu’ils ont été efficaces en se faisant le relais de ce sentiment populaire. Les nouveaux courants de résistance, si souvent dirigés par des islamistes, contribuent, peut-être malgré eux, à ressusciter le nationalisme arabe.

Outre le nationalisme postcolonial traditionnel, fossilisé dans les vieux régimes autoritaires, et les formes de résistance quasi nationalistes qui s’expriment dans les mouvements islamistes, il existe un autre type de nationalisme transnational arabe — séculariste, mais se réclamant de l’identité arabe et islamique, et fier du brassage avec les cultures et les langues du monde. Cette forme de conscience, qui marque l’imaginaire d’une grande fraction de notre jeunesse, se reflète dans les nouveaux moyens de communication internationaux (Al-Jazeera, Internet, Facebook, etc.), dans les réseaux qui lient les diasporas à leurs pays d’origine, et dans les formes profanes de la culture et de la langue qu’ils permettent.
 Le discours lui-même a changé : on ne se réfère plus simplement aux droits des Palestiniens ou des Arabes, mais aux principes du droit international et donc d’un certain universalisme, comme on a pu le constater lors des manifestations de solidarité avec Gaza.

Ce « troisième nationalisme » naissant n’entretient aucun lien avec des gouvernements et des régimes. Il ne possède aucun programme politique bien qu’il se réclame d’une conscience panarabe et panislamique : il condamne l’autoritarisme local et la corruption, et aspire à l’établissement de la démocratie et d’un Etat de droit, tout en rejetant fermement toute intervention militaire étrangère. Il défend fièrement l’identité arabe et islamique, et prône un modernisme intellectuel et la diversité culturelle. Solidaire de la lutte pour l’indépendance et la justice dans le monde arabo-musulman, notamment avec la résistance palestinienne, il est conscient des succès et des échecs des mouvements politiques arabes et occidentaux. Exit, donc, le nationalisme de papa et celui des imams ?

Il est trop tôt pour le dire, car ce « troisième nationalisme » manque encore d’efficacité. Il se cherche une cohérence politique et des formes d’organisation, et sa voix a du mal à se faire entendre dans le vacarme de l’affrontement entre la langue de bois de l’Etat et les prêches islamiques. D’autant que les peuples de la région ont subi tellement de revers — de la défaite de 1967 à l’occupation de l’Irak en 2003 et à la récente tentative d’exacerbation de l’opposition sunnites-chiites — qu’ils ont intériorisé un sentiment d’impuissance.

Cette impasse mène, dans nos sociétés, à un divorce « à l’italienne » entre trois parties : l’Etat et ses clients, les forces laïques et progressistes, et les courants islamistes : on ne se parle pas, mais on cohabite. La crise économique actuelle introduit toutefois un nouvel élément — plus déstabilisant mais porteur de développements inédits. Face à une grave détérioration des réalités sociales, les islamistes n’ont aucun programme économique efficace à proposer si ce n’est l’application de la charia, programme qui peut se révéler attractif s’il contribue à réduire le crime et la corruption, et à imposer l’ordre et la sécurité dans un environnement difficile.
 Toutefois, la notion islamiste de justice sociale relève de l’œuvre caritative et non du politique — il s’agit d’alléger le fardeau des pauvres par l’aumône plutôt que de réduire la pauvreté en imposant des changements structurels. Les mouvements islamiques sont eux-mêmes une cause caritative pour les riches conservateurs, qui préfèrent dénoncer l’impiété des pays arabes laïques plutôt que de relever le défi des injustices inhérentes aux structures mêmes de la propriété privée. Ils ont tendance à percevoir les oppositions sociales comme une fitna (3), source de discorde et de chaos chez les musulmans.

Les Frères musulmans face au mouvement social

Ainsi, lorsque des dizaines de milliers de paysans égyptiens se sont mobilisés contre le démantèlement de la réforme agraire impulsée par Nasser et contre le retour de leurs terres aux grands propriétaires, les Frères musulmans se rangèrent derrière la politique de privatisation de l’Etat (4). De même, ce sont des militants progressistes indépendants qui déclenchèrent les grèves et les manifestations ouvrières dans le delta du Nil au printemps 2008 (5).

Les luttes pour des augmentations de salaire et le respect des dispositions internationales relatives aux droits de la personne recueillirent une indéniable approbation populaire, obligeant les Frères musulmans à leur accorder un soutien ambivalent : non seulement ils n’étaient pas à l’origine de ces mouvements, mais les revendications étaient très éloignées de leur programme. Des actions identiques — révoltes de la faim, manifestations pour les salaires à Gafsa (Tunisie) et à Sidi Ifni (Maroc) — furent menées par des forces de gauche, avec les islamistes sur la touche.
Ces derniers paraissent d’autant moins enclins à se lancer dans ce type de mouvements qu’ils ne savent pas comment les diriger et que le discours et les thèmes de ces mobilisations leur échappent. Pourtant, elles sont de plus en plus nécessaires, et ouvrent aux forces progressistes des possibilités inédites de faire avancer leurs idées sur la justice et les droits sociaux (6). Il faut toutefois se méfier d’un optimisme trompeur car ces mobilisations restent rares, localisées et isolées. Même lorsque les problèmes soulevés exigent des solutions à un niveau national ou régional, les manifestants ignorent souvent ce qui se passe à quelques centaines de kilomètres de chez eux…

Les régimes usent de tous les moyens pour empêcher ces mouvements de s’unifier et de s’allier aux islamistes. Outre une sévère répression, ils reprennent certains thèmes des religieux, comme l’apologie de l’identité culturelle et nationale ; et ils prétendent défendre des valeurs spécifiquement arabes ou musulmanes en condamnant les discours sur les droits humains et sociaux, présentés comme des intrusions de l’Occident. Cette attitude contribue à pérenniser la division entre islamistes et progressistes, et à précipiter ces derniers dans un « piège identitaire ».

L’exemple de la condition des femmes est le plus révélateur. Si le principe du travail féminin est largement acquis, il n’en reste pas moins des résistances sur tout ce qui peut relever du corps de la femme et du rôle de celle-ci dans la famille. En défendant les droits de la femme, les progressistes sont pris en tenailles entre un discours islamiste moraliste et un discours nationaliste sur l’honneur. Ils doivent toujours se défendre contre les accusations de capitulation culturelle, tandis que le maintien des structures autoritaires — qu’elles soient étatiques ou religieuses — est présenté comme une résistance culturelle à l’occidentalisation. Cette politique identitaire essentialiste constitue un thème récurrent dans notre région, en même temps qu’une véritable tragédie.

Au Pakistan, les talibans ont adopté avec enthousiasme la notion de conflit de classes — fitna ou pas. Dans la vallée de Swat, ils ont plaidé pour la réforme agraire : certains riches propriétaires de l’élite semi-féodale pakistanaise, utilisés d’abord comme des contributeurs conservateurs, ont été sommairement dépossédés de leurs terres et forcés de quitter le pays. Cette stratégie a permis aux talibans, ainsi que l’explique un représentant officiel pakistanais, de « promettre plus que de proscrire la musique ou la scolarisation… Ils promettent aussi la justice islamique, un gouvernement efficace et une redistribution économique (7) ». Le message adressé aux progressistes laïques et aux régimes « modérés » est clair : si vous ne vous attelez pas sérieusement et immédiatement aux problèmes récurrents de la corruption, de la pauvreté et de l’inégalité, vous vous retrouverez loin derrière les islamistes, qui, eux, le font.
Nul ne peut donc ignorer les divergences entre progressistes et islamistes. Les deux peuvent désirer sincèrement l’établissement de la « démocratie », mais, au-delà d’un certain point, ils auront probablement des visions radicalement différentes de la façon dont il faut créer et préserver un Etat de droit démocratique. Les progressistes veulent instaurer la souveraineté de la volonté populaire — délimitée par le droit, et reposant sur des critères juridiques et politiques reconnus par la communauté des nations. Les islamistes, eux, veulent instaurer la souveraineté absolue d’une idéologie religieuse particulière, qui s’appuie sur une interprétation spécifique des textes sacrés — même si on peut percevoir un débat interne chez eux, et si les Frères musulmans jordaniens ou le Parti de la justice et du développement marocain adhèrent progressivement à l’idée de souveraineté populaire.

Il existe cependant, en particulier dans le contexte de la crise économique globale, des possibilités d’alliances réelles à la fois profitables aux deux courants et positives pour les peuples de la région. Sur le plan local, des grèves et des manifestations seront organisées pour dénoncer le chômage, les pénuries de nourriture et de ressources, et la hausse des prix. La population aura des exigences de transparence, elle demandera des comptes à ses dirigeants et réclamera une lutte déterminée contre la corruption. Sur le plan régional et international, des mouvements continueront de se développer en soutien à la Palestine, contre l’intervention de forces étrangères, pour un ordre économique équitable, pour une application du droit international...

Suffrage universel et droits de la personne

Les principes qui permettront une action unie et efficace se rapprocheront des principes qui ont animé nos mouvements nationalistes historiques : la passion pour l’indépendance nationale et régionale, un engagement dans la coopération régionale, une pleine participation aux affaires internationales, la vision d’un régime qui défend la liberté politique et un Etat de droit pour tous, une plate-forme visant à améliorer la vie économique et sociale de nos populations — et un effort pour répondre aux aspirations de tous les groupes ethniques et confessionnels. Les progressistes doivent pour cela gagner la bataille du leadership et de l’influence, montrer que la construction de la démocratie et le respect des droits humains sont des outils nécessaires et efficaces pour mettre en pratique tous ces principes.

Nous avons mesuré, durant l’invasion israélienne de Gaza, comment ces outils ont contribué à renforcer la cause palestinienne. Le Hamas est crédible parce qu’il combat la corruption et résiste de façon constante à l’agression israélienne, mais aussi parce qu’il a été légitimé par le suffrage universel.
 En revanche, Israël est sur la défensive dans le domaine des droits de la personne, des normes juridiques, politiques et éthiques reconnues par les nations. Ses actions illégales menacent de remettre en question l’impunité que lui accorde depuis des décennies la « communauté internationale ». 
Avec les informations, les analyses et les connaissances historiques disponibles à l’ère d’Al-Jazeera, d’Internet et du militantisme global — sans mentionner les historiens d’Israël, qui travaillent dans une liberté dont nous devrions nous inspirer —, les gens sont de plus en plus nombreux à comprendre que ce qu’ils ont vu à Gaza en 2008-2009 était une petite partie de ce qu’ils n’avaient pu voir en Palestine en 1947-1948.

Paradoxalement, les défis les plus grands posés aux nationalistes — comme les interventions étrangères en Irak ou au Liban — ont créé des espaces de mobilisation, d’union, de pluralisme et de démocratie que nous devons exploiter. Une telle utopie comporte des précédents. Il aura fallu une succession apparemment interminable de conflits sanglants, religieux et nationaux, pour que l’Europe entame un processus d’unification sans renoncer pour autant à l’indépendance nationale et aux différences culturelles entre ses peuples.

HICHAM BEN ABDALLAH EL-ALAOUI

(1) « A la mémoire du Prophète arabe », conférence donnée à Damas le 1er avril 1943, Albaath.online.fr.
(2) Brendan O’Neill, « Today’s “islamic fascists” were yesterday’s friends », par Brendan O’Neill, Globalresearch.ca, 31 août 2006.
(3) Ce mot signifie en arabe« division », « sédition ».
(4) Lire Beshir Sakr et Phanjof Tarcir, « La lutte toujours recommencée des paysans égyptiens », LeMonde diplomatique,octobre 2007.
(5) Lire Joel Beinin, « L’Egypte des ventres vides », Le Mondediplomatique, mai 2008.
(6) Cf. The Arabic Network for Human Rights Information, « Egypt : Woman detained for promoting general strike on Facebook », Le Caire, 24 avril 2008 ; et Laura Kasinof, « Egyptians use Facebook to deter censorship », Middle East Times, 29 avril 2008.
(7) Jane Perlez et Pir Zubair Shah, « Taliban exploit class rifts in Pakistan », The New York Times, 17 avril 2009.