Le secret replié, Le collier de la colombe ( Ibn Hazm 994-1064 )



Le secret replié

La dissimulation du langage est un des traits de l’amour. L’amant, quand on l’interroge, nie et se compose une apparence sereine. A le voir, il est réservé et détaché. Mais ce qu’il dédaigne est seulement enfoui dans son secret ; la peine d’amour brûle comme braise sous ses côtes. Elle éclate au jour dans ses gestes et le regard, elle y rampe comme flamme sur le charbon, comme l’eau sur l’argile. Il est possible qu’au début de l’affaire, un observateur d’une sensibilité un peu frustre y soit floué ; plus tard, quand la souveraineté de l’amour est bien établie, c’est impossible.

Ce qui pousse souvent l’amant à la dissimulation, c’est qu’il veut se garder de porter en public la marque de l’amour, dont il croit qu’elle qualifie les esprits vains. Il la fuit et se débat. C’est une erreur. Un Musulman doit s’abstenir de ce que Dieu Tout-Puissant a interdit, et qui relève de ses propres choix, dont on lui demandera compte le jour de la Résurrection. Quant a trouver beau ce qui l’est, quant a succomber à l’amour, c’est une loi de la nature. La religion ne le prescrit ni le défend, s’il est vrai que les âmes sont dans la main de Celui qui les anime. Leur seul devoir est de savoir et de considérer où se trouve la frontière entre le vide de l’erreur et la cible de la vérité, et de se nouer de certitude au vrai. L’amour appartient à la Création ; les hommes, eux, ne sont maîtres que de leurs corps et de leurs gestes, parce qu’ils ont appris à les régler.

J’écris :

Ils ignorent l’amour, me blâment de t’aimer ;
Mais injure ou silence, tout cela m’est égal ;
« Tu abandonnes, me dit on, toute réserve,
Toi, savant dans la Loi, et toujours en prière ! »
Je leur réponds : Vraiment, tous ces mots sonnent faux.
Un homme tel que moi bannit les doubles faces.
Quand Muhammad a t’il interdit la passion ?
Est-elle clairement défendue dans le Livre ?
Si je ne commets pas l’interdit qui fait craindre
Un visage confus au jour du Jugement,
Je n’ai cure des mots qui blâment mon amour,
Quels qu’ils soient, sur ma vie, ouverts ou chuchotés.
Un homme n’est lié vraiment que par ses choix ;
Va t’on le critiquer pour tous les mots qu’il tait ?

Histoire : Quelqu’un que je connais a subi cette épreuve. L’extase logeait sous ses côtes, il en brûlait à force de nier. L’affaire grossit, et chacun la connut à son enveloppe, qu’on se surprît curieux de savoir ou pas. Mais lui rabrouait qui en parlait tout haut, et lui en faisait honte. Ceux de ses amis qui voulaient entre dans ses grâces feignaient de tenir pour véridiques ses dénégations, et pour des menteurs ceux qui doutaient clairement. Sa joie en était profonde. Je me souviens qu’un jour, il était en compagnie d’un autre qui s’ouvrait à lui de ce sujet qu’il renfermait. Lui se dérobait avec la plus grande conviction. Mais voilà que vient a passer près d’eux la personne dont on soupçonnait qu’il lui était attaché. Son regard ne fut pas plus tôt tombé sur son aimé qu’il en resta stupide. Quelque chose se brisa dans son maintien premier ; il pâlit, la belle ordonnance du discours fit place aux paroles décousues. Son interlocuteur s’interrompit ; ce secret, dont ils parlaient, venait de remonter à la surface. On lui dit : « Quelle mouche t’a donc piqué ?

- Celle que vous pensez. M’excuse qui pourra, me blâme qui voudra. »

J’en dis :

Il vit parce que la mort a eu pitié de lui,
A le voir tellement misérable et souffrant .

Et encore :

Les pleurs de l’amant son versés
Et le secret d’amour déchiré.
Quand l’aimé paraît, le cœur n’est
Qu’un oiseau qatâ pris au piège.
O mes amis, dites le moi
- Il faut échanger ses pensée –
Jusqu'à quand cacherai je en moi
Ce dont je ne puis me défaire ?

On voit cela seulement quand deux natures s’opposent, celle de la dissimulation et celle de l’amour, et que la première prétend l’emporter. Celui qui abrite leur combat hésite entre deux feux dévorants. La dissimulation est quelquefois liée chez l’amant au souci d’épargner l’aimé. C’est la preuve de fidélité et de générosité.

J’écris :

Tout le monde le sait, que j’aime follement.
Je suis triste, meurtri, mais qui en est la cause ?
Quand ils voient de leur yeux mon état, ils sont sûrs,
Quand ils veulent chercher le pourquoi, ils s’égarent.
On croirait une page aux lettres bien tracées
Mais dont l’explication, si l’on cherche, est obscure ;
Ou la chanson, dans la forêt, d’une colombe
Qui module sa voie de rameau en rameau :
Notre oreille se plaît à son gémissement,
Mais le sens est obscur, et la langue étrangère.
Ils me disent : « Par Dieu, nomme la donc celle
Dont l’amour a chassé de toi le doux sommeil ! »
Jamais ! Avant de le connaître, ils en perdront
L’intelligence, et se perdront dans les querelles,
A jamais ballottés par les incertitudes,
De doutes convaincants en convictions douteuses.

Sur la dissimulation du secret, j’écris aussi :

Pour mon secret, j’ai en moi un lieu où n’entre
Nul vivant. Il n’y a donc doute sur sa mort :
Je suis tombeau. Mais le secret vit de sa mort,
Comme la joie, chez l’affligé d’amour, du trouble.

La dissimulation vise aussi parfois à se prémunir soi-même des dangers de la révélation du secret illustre de faveur redoutables.

Histoire :
Un poète de Cordoue fit quelques vers galants sur Subh, la mère du Calife Hisham II al-Mu’ayyad – Dieu ait son âme. Une jeune esclave qu’on avait introduite auprès d’Al Mansur ibn Abî ‘Âmir pour qu’il l’achetât, les lui chanta. Il l’a fit exécuter.

Histoire :
C’est pour les même raisons que fut exécuté Ahmad ibn Mughith, et que la lignée des Mughith fut extirpée. On scella la sentence qui les excluait du service des princes, tous, à jamais, et qui entraîna leur dépérissement et leur extinction. Il n’en reste plus que des fugitifs et des errants, tout cela pour quelques vers d’amour sur une princesse de sang. Et il y a beaucoup d’autres exemples.

On dit qu’Hassan ibn Hani s’était pris d’amour pour Muhammad ibn Harun (Abu Nawas), surnommé Ibn Zubayda (fils de Haroun Al Rachid), qui le sentit à quelque détail, et lui reprocha durement les long regards qu’il lui portait. De l’aveu d’Hassan, dit-on, il ne risquait à attarder son regard que lorsque l’ivresse avait submergé Muhammad.

La dissimulation peut aussi viser à ne pas faire fuir l’aimé, en lui laissant tout ignorer. Quelqu’un que je connais séjournait à sa guise chez son aimé, et s’asseyait à ses côtés. Mais s’il avait laissé paraître le moindre fil de sa passion, il s’en serait éloigné de la distance des Pléiades dont les étoiles culminent là-haut. C’est alors une forme de politique. Celui dont je parle avait gagné une familiarité qui survolait les bornes et passait toute limite, jusqu’à ce qu’il montrât qu’il était épris. Dès lors, il ne toucha plus qu’a l’insipide qui assaisonne un amour hautain et capricieux. La confiance lui fut retirée avec le royaume du cœur de l’aimé. La familiarité s’en fut, surgirent les artifices et les reproches. C’était un frère, il devint un esclave ; c’était un inséparable, il se retrouva prisonnier. S’il en avait laissé voir davantage, si les parents de l’aimée en avaient su quelque chose, il l’aurait revu que dans ses rêves. Peu ou prou, il ne lui serait rien resté, que la souffrance.

Mais il arrive aussi que la dissimulation vienne de la pudeur qui gouverne les hommes, ou de la répugnance et de l’éloignement que l’amant prête à l’aimé. Qui a l’âme fière cachera sa passion pour décevoir l’attente de ses ennemis, et pour leur faire voir, à eux comme à l’aimé, l’insignifiance de tout cela.