la critique arabe de l'orientalisme en France et aux Etat-unis ; lieux, temporalités et modalités d'une relecteur


La critique arabe de l’orientalisme en France et aux États-unis
Lieux, temporalités et modalités d’une relecture
Thomas Brisson
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L’ORIENTALISME D’EDWARD SAïD (1978) est aujourd’hui quasi unanimement considéré comme le moment fondateur d’une prise de parole des intellectuels arabes (mais aussi indiens, asiatiques ou africains) au sein des champs de savoir occidentaux. Plus précisément, s’est affirmée à cette occasion la nécessité d’un retour critique, de la part des intellectuels non occidentaux, sur les savoirs que l’Europe a construits sur leurs sociétés et cultures d’origine. Geste inaugural d’un débat, donc, où les anciens colonisés revendiquent désormais, en tant que tels, une sorte de droit d’inventaire sur une tradition scientifique auparavant peu soucieuse de leur point de vue.
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Or on ne peut que s’étonner de constater combien la littérature pléthorique qu’aura inspirée Saïd n’aura que peu contribué à interroger une telle vision. Ses partisans comme ses adversaires témoignent d’un curieux consensus sur les termes mêmes du débat : qu’ils la jugent salutaire ou infondée, tous localisent la critique saïdienne dans un espace scientifique où un intellectuel arabe réinterroge un ensemble de connaissances occidentales. Une telle vision fait l’impasse sur les conditions dans lesquelles a été élaboré L’orientalisme. Car, autant qu’aux origines palestiniennes de son auteur, c’est par rapport au contexte universitaire américain de la fin des années 1970 que se comprend la genèse de l’ouvrage. Paradoxalement, le fait que Saïd soit un intellectuel américain – et non uniquement arabe – doit retenir notre attention pour comprendre les modalités selon lesquelles le corpus classique des savoirs occidentaux sur le monde arabe a pu être mis en cause de manière si radicale. En redoublant, donc, l’analyse reposant sur des catégories anthropologiques (intellectuels arabes vs savoirs occidentaux) par une prise en compte sociologique des déterminants qui structurent les mondes académiques et fondent le cadre épistémologique dans lequel s’est créée une pensée de rupture.
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C’est à une telle mise en perspective que vise la comparaison, développée ici, entre la critique de l’orientalisme menée depuis les États-Unis par Saïd, et celle qui, quinze ans auparavant, s’était déroulée au sein de l’université française sous l’impulsion d’un intellectuel égyptien, Anouar Abd-el-Malek. Dans les deux cas, la tradition orientaliste fait l’objet d’une relecture radicale par un intellectuel arabe. Pourtant, l’étude croisée de ces deux polémiques scientifiques fait apparaître combien ces lectures ont varié dans la forme de leurs arguments, dans leur déroulement et dans leur postérité. Les comprendre, en se dégageant de l’évidence d’une origine culturelle, pour les réinscrire dans la logique des champs de savoirs précis – les universités américaine et française – où ils se sont construits, sera la tâche de cet article.
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La spécificité des contextes amène à passer, tout d’abord, par des analyses situées, relativement autonomes l’une par rapport à l’autre : un premier moment de cet article sera consacré à la critique de l’orientalisme menée par Abd-el-Malek, un deuxième à celle initiée par Saïd. Une telle manière de procéder n’est certes pas la plus satisfaisante d’un point de vue heuristique mais s’impose néanmoins pour pouvoir faire apparaître les logiques propres de chacune de ces relectures. On tentera alors, dans un troisième moment, de dépasser la simple juxtaposition des situations pour en dégager plus systématiquement les invariants et les particularités, soumettant par là à l’analyse critique l’idée d’un débat sur l’orientalisme qui pourrait être appréhendée, sans autre forme de procès, à travers la stabilité de catégories telles que celles d’intellectuels « arabes » ou de savoirs « occidentaux ».
ANOUAR ABD-EL-MALEK OU L’AMBIVALENCE D’UNE CRITIQUE
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C’est au sein des études arabes françaises que la parution de L’orientalisme aura connu l’un de ses plus faibles retentissements, situation paradoxale si l’on se souvient qu’elles furent l’une des cibles principales de Saïd. Mais elles avaient été profondément secouées par une première remise en cause vingt ans auparavant, comme le notait Alain Roussillon, à la faveur de la publication de l’article d’Abd-el-Malek, « L’orientalisme en crise » (1963), ce qui explique en grande partie le paradoxe. À bien des égards, ce dernier anticipe nombre d’analyses de Saïd, qui a d’ailleurs reconnu sa dette à l’égard du sociologue égyptien. Abd-el-Malek établit en effet une relation directe entre le développement de l’orientalisme européen au XIXe siècle et la colonisation. Liaison savoir-pouvoir, si l’on veut, qui lui permet de disqualifier une tradition scientifique au nom de son ancrage politique : l’orientalisme aurait fonctionné comme auxiliaire de la colonisation, la connaissance qu’il offrait des peuples colonisés donnant au colonisateur les moyens « de mieux assurer l’asservissement [de ces peuples] aux puissances européennes » (Abd-el-Malek, 1963, p. 112).
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À partir de ce postulat, dont on ne saurait oublier combien il était novateur au début des années 19601, l’article d’Abd-el-Malek suit en parallèle deux pistes. Il théorise à la fois l’avènement d’un savoir sur les mondes non européens produit par les savants qui en sont originaires et annonce la désuétude d’un orientalisme rendu caduc par les décolonisations. En dépit d’un propos souvent touffu, l’article est en effet guidé par une équivalence plus ou moins explicite entre l’origine culturelle des savants et la nature du savoir qu’ils produisent. Ainsi, aux chercheurs européens ayant travaillé pendant la colonisation revient d’avoir produit un savoir en adéquation avec l’image que les sociétés occidentales se faisaient de peuples qu’ils dominaient. En premier lieu, ils ont figé ces sociétés dans une altérité « constitutive, de caractère essentialiste » (ibid., p. 113). Ils ont également tendu à en privilégier une conception arriérée : la focalisation de l’orientalisme sur le passé des nations étudiées affirme, en creux, que ces nations sont restées en marge de la modernité (occidentale). De même, en se cantonnant à des études textuelles, les savants européens rateraient les déterminations politiques, sociales ou économiques qui traversent ces nations. Essentialisme, « historicisme » et textualisme sont, on le voit, les trois défauts qui grèvent, selon Abd-el-Malek, le savoir orientaliste.
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À l’inverse, les décolonisations permettent à Abd-el-Malek de théoriser le développement d’une étude des sociétés orientales faite par les Orientaux eux-mêmes. « Depuis 1945 ce n’est pas seulement le terrain qui échappe [à l’orientalisme], mais aussi les hommes, hier encore “objets” d’étude, et, désormais, “sujets” souverains » (ibid., p. 109), affirmation frappante qui, dans l’article, doit être entendue autant d’un point de vue politique que scientifique. Reste qu’Abd-el-Malek demeure finalement très flou sur la nature de ce regard nouveau. Il en esquisse implicitement les contours par différence avec l’orientalisme, suggérant qu’une attention nouvelle sera désormais portée aux déterminations matérielles des sociétés décolonisées, ainsi qu’à leur présent. Abd-el-Malek est certainement guidé par sa propre expérience, puisqu’il est engagé dans un travail, à la limite de l’histoire et de la sociologie, sur l’histoire moderne de l’Égypte. Néanmoins, l’article reste très programmatique et, à de nombreux moments, son auteur est obligé de nuancer son propos, reconnaissant, par exemple, la contribution que des savants européens peuvent continuer à apporter (c’est le cas pour Jacques Berque pour des raisons que l’on verra).
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On peut certes trouver dans cet article nombre de points communs avec les analyses de Saïd. La similarité des objets, des questions ou des angles d’attaque est, en effet, frappante. Pourtant, elle s’avère en partie trompeuse si l’on examine la visée propre de « L’orientalisme en crise » et le débat précis dans lequel il s’inscrit. L’une des différences importantes entre Saïd et Abd-el-Malek réside dans le fait que, derrière le terme d’orientalisme, l’un et l’autre n’entendent pas tout à fait la même chose. Dans l’article d’Abd-el-Malek, l’orientalisme est entendu comme synonyme strict d’orientalisme scientifique à l’exclusion de tout autre sens (l’orientalisme littéraire, voire pictural, les textes écrits par les missionnaires, les voyageurs, les militaires, etc.). Abd-el-Malek vise donc uniquement une tradition scientifique particulière, l’étude philologique et historique du monde arabe qui s’est développée, en Europe, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
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Or, à travers cette restriction, c’est aussi l’espace académique auquel participe Abd-el-Malek qui se laisse apercevoir. Derrière un propos très général, il s’intéresse plus spécifiquement à la manière d’étudier le monde arabe telle qu’elle est pratiquée à la Sorbonne, en particulier à l’Institut d’Études Islamiques. L’allusion aux optiques de recherche de l’Institut est relativement claire lorsqu’Abd-el-Malek critique la focalisation de l’orientalisme sur « le passé des nations et des cultures orientales » et l’importance exclusive accordée à « la langue et la religion » ou aux « manuscrits arabes » (ibid., p. 114-115).
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Tous ces éléments définissent, en effet, précisément le programme de travail que s’est fixé l’Institut d’Études Islamiques, sis en Sorbonne, qu’ont fondé, dans les années 1930, Maurice Gaudefroy-Demombynes, William Marçais et Louis Massignon. Centre actif, il trouve un second souffle dans les années 1950 à la faveur de l’arrivée d’une nouvelle génération d’orientalistes aux postes centraux de la discipline : c’est le cas pour Roger Brunschvig (nommé professeur d’islamologie en 1955), Charles Pellat (professeur d’arabe, 1956), Régis Blachère (directeur de l’Institut, 1956) ou Henri Laoust (Collège de France, 1956). Le changement générationnel très fort, qui se lit ici dans la concentration des dates, ne doit pas faire illusion : ce sont des hommes porteurs d’un savoir classique qui prennent les commandes de l’Institut. Formés aux méthodes philologiques et à l’histoire médiévale du monde arabe, ils s’inscrivent dans la droite ligne de l’orientalisme le plus traditionnel. La présentation du premier numéro d’Arabica, l’une des deux revues de l’Institut, trace en 1954 une ligne de recherche explicitement orthodoxe : elle entend se consacrer à « la langue et la littérature », à la « civilisation du monde arabophone » ; s’il peut y être question de politique ou de société, ce sera nécessairement au passé (« l’histoire politique », « le passé social »)2. Autant d’éléments, on le voit, que critiquait Abd-el-Malek dans son article.
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Ainsi, bien qu’il puisse être lu comme une critique de l’orientalisme en général par un intellectuel arabe, « L’orientalisme en crise » renvoie à la fois à un milieu académique et à un contexte historique au sein desquels Abd-el-Malek occupe une position particulière, et qui expliquent la genèse de son article. Arrivé en France dans les années 1950, celui-ci inscrit une thèse sur l’histoire moderne de l’Égypte mais refuse de le faire à l’intérieur de l’Institut d’Études Islamiques, en choisissant un directeur extérieur au milieu (Maurice de Gandillac). Il n’est pourtant pas totalement en dehors des circuits de l’Institut dont il connaît un certain nombre de membres (il collabore par exemple régulièrement avec Blachère à la rédaction des Cahiers de l’Orient Contemporain). Il occupe ainsi, vis-à-vis de l’Institut, une position profondément ambivalente – ni insider, ni outsider – qui n’est pas loin de rappeler celle de Berque quelques années plus tôt3. Position qui s’explique, tout d’abord, par la place de l’Institut dans la structure universitaire parisienne et française.
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Jusqu’à la fin des années 1960, l’Institut occupe en effet une position centrale dans les études arabes françaises : il coordonne l’ensemble des recherches, a le statut de centre inter-facultaire et abrite les revues spécialisées. Cette place lui permet d’exercer une forte influence sur la reproduction d’un savoir philologique classique. Ce n’est qu’en 1968 que la réforme Faure mettra fin à cette centralité, en multipliant le nombre de départements d’arabe dans les facultés (trois centres seront, par exemple, crées à Paris à la place de la seule Sorbonne). Par ailleurs, tout au long des années 1960, le statut dominant de l’orientalisme philologique n’est pas encore remis en cause par une recherche nouvelle, comme ce sera le cas dans les années 1970. C’est en 1960, certes, qu’est décidée la création de la section 44 du CNRS « Langues et civilisations orientales », dans le but de promouvoir une étude du monde arabe contemporain où la sociologie, l’économie ou les sciences politiques joueraient un rôle moteur. Cependant, c’est la session d’automne du comité national du CNRS en 1971 qui consacrera véritablement ce nouveau rôle des sciences sociales aux dépens de l’orientalisme classique4. Quand Abd-el-Malek publie son article, l’Institut d’Études Islamiques jouit donc toujours d’une position incontournable dans les études françaises sur le monde arabe : à la fois par un effet de légitimité propre (il est l’héritier d’une tradition ancienne et prestigieuse) et par l’absence d’une recherche alternative suffisamment institutionnalisée pour promouvoir un discours différent.
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« L’orientalisme en crise » s’explique ainsi en grande partie par l’influence que continue à avoir l’Institut dans les années 1960 alors qu’une manière nouvelle d’étudier le monde arabe s’impose sans avoir encore trouvé d’assise institutionnelle suffisamment forte. Depuis la fin des années 1950, les décolonisations ont rendu nécessaire un aggiornamento scientifique tant il est devenu caduque d’étudier, uniquement d’un point de vue textuel et historique, des pays en pleine recomposition. L’article d’Abd-el-Malek, on l’a vu, s’inscrit explicitement dans cette perspective quand il affirme, par sa démarche comme par son propos, qu’un regard nouveau doit être porté sur les mondes décolonisés. Mais le contexte géopolitique global n’est pas le seul élément d’explication. « L’orientalisme en crise » est aussi une prise de position dans un espace universitaire où les nouveaux rapports avec les décolonisés peinent à se traduire. Il est, indissociablement, critique générale d’un regard occidental et critique située dans un champ académique particulier, celui des études arabes françaises des années 1960.
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La position d’Abd-el-Malek au sein du champ académique donne ainsi tout son sens explicatif. Suffisamment proche de l’Institut pour en connaître les hommes, les méthodes et surtout l’influence dans le champ, il en est en même temps suffisamment loin pour bénéficier d’une distance critique à leur égard. Cette distance est confortée par le fait qu’il peut s’appuyer sur d’autres réseaux pour assurer sa légitimité académique : ceux qu’il a construits à travers Gandillac, mais aussi Berque et le CNRS où il est en poste. À la différence d’un certain nombre d’intellectuels arabes qui, bien que précocement novateurs, sont entrés dans le monde universitaire via l’Institut et ont dû attendre plusieurs années avant de pouvoir en remettre en cause les postulats5, Abd-el-Malek a pu s’engager dans une polémique frontale dès le début des années 1960. « L’effet de champ », pour reprendre une expression bourdieusienne6, doit donc être pris en compte. Il permet de comprendre comment « L’orientalisme en crise », pensée de rupture par rapport aux logiques dominantes du champ, n’a pu être menée que depuis une position particulière qui permettait à son auteur de se situer suffisamment en dehors du milieu orientaliste. D’autres éléments que la seule origine arabe de son auteur doivent être ici convoqués, éléments tenant à la nature de la structure académique, pour expliquer pourquoi une telle critique est devenue possible et dicible à ce moment-là.
EDWARD SAÏD : L’UNIVERSITÉ AMÉRICAINE COMME ENJEU DE LA POLÉMIQUE SUR L’ORIENTALISME
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À la lumière de cette analyse de la genèse de « L’orientalisme en crise », on pourra juger combien il est difficile de convoquer la seule variable culturelle comme facteur de compréhension du regard porté par des intellectuels non européens sur les savoirs occidentaux. Dans le cas d’Abd-el-Malek, comme dans celui de Saïd auquel nous nous consacrerons plus spécifiquement maintenant, la difficulté à objectiver les processus en jeu vient en partie du fait que l’un et l’autre ont produit un certain nombre d’analyses tenant à conforter cette manière de voir. Déconstruction de l’orientalisme classique, l’article d’Abd-el-Malek se voulait explicitement comme une (re)prise de parole par un intellectuel arabe sur sa culture, à rebours du canon occidental. Il semblait ainsi prouver en pratique, et non seulement en raison, ce qu’il affirmait dans son contenu : les savants français ont développé pendant la colonisation une tradition d’étude du monde arabe, l’orientalisme, à laquelle ne pouvaient que s’opposer les anciens colonisés lorsque, à la faveur des décolonisations, ils purent entrer dans le jeu scientifique.
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Abd-el-Malek, à ma connaissance, ne s’est pas prononcé sur un raisonnement qui en vient, plus ou moins ouvertement, à réserver la possibilité d’une étude objective du monde arabe aux seuls savants du monde arabe7. Position d’autant plus étrange que ses ouvrages font preuve d’une plus grande nuance, le recours aux travaux occidentaux étant loin d’y être négligeable. Position qui n’est pas non plus celle d’Edward Saïd qui, contrairement à ce qu’ont affirmé nombre de critiques à son égard, a pris soin de signaler combien l’idée d’une étude des sociétés humaines réservée aux savants qui en sont originaires, était ruineuse8. Mais il est vrai que les nombreux entretiens biographiques qu’il a accordés tendent, a contrario, à construire la vision selon laquelle son ouvrage phare, L’orientalisme, s’expliquerait par le regard critique d’un intellectuel arabe palestinien sur la tradition occidentale d’étude du monde arabe.
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Selon Saïd, c’est en effet la guerre des six jours, en 1967, qui aurait marqué le tournant de sa carrière académique. Brillant professeur de littérature comparée à Columbia, depuis 1963, il aurait quitté à cette occasion la voie classique qui s’ouvrait à lui, pour devenir l’intellectuel engagé, porte-parole de la cause palestinienne, qu’il a incontestablement été9. De fait, alors qu’il est jusque-là uniquement connu pour ses publications dans le domaine littéraire (sur Conrad ou Auerbach), il se tourne vers le monde arabe : il effectue une série de voyages en Jordanie, entre 1968 et 1970, pour rencontrer des militants de la cause palestinienne et obtient en 1972 une année de congé sabbatique qu’il passe à Beyrouth où il suit une formation poussée en philologie arabe. Il confessera également comment la phrase de Golda Meir, affirmant en 1969 que les Palestiniens n’existaient pas, a joué un rôle dans l’orientation critique prise par son travail, l’amenant à redéfinir les notions de texte, de langage et d’écriture pour faire apparaître les rapports de pouvoir qu’ils sous-tendent10. En se décrivant en train de devenir « entièrement occidental »11 avant 1967, Saïd aurait effectué à ce moment-là un tournant intellectuel majeur dont la publication de L’orientalisme, en 1978, constituerait l’un des aboutissements les plus remarquables.
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Or la réalité est plus compliquée, à la fois parce que, après 1967, le travail intellectuel de Saïd ne prend pas une tournure radicalement différente ; mais également parce que la polémique qu’il va initier sur l’orientalisme va s’ancrer dans un réseau de déterminations plus larges où sa position d’intellectuel arabe et palestinien est loin d’être la seule variable explicative.
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Première évidence à souligner, la publication de L’orientalisme intervient plus de dix ans après la guerre des six jours. Pendant ces dix années, Saïd est loin d’avoir abandonné toute carrière littéraire pour se consacrer à la seule question des rapports entre le monde arabe et l’Occident. Si l’on se rapporte à la bibliographie commentée de l’œuvre de Saïd (Ramadan, 2005), on se rend compte que 1967 ne marque que partiellementune coupure. Certes, avant cette date, la totalité de ses publications appartiennent au domaine de la critique littéraire et c’est bien à la suite de 1967 qu’apparaissent ses premiers textes relatifs au problème israélo-arabe (voir « The Arab Portrayed. The Arab-Israeli Confrontation of June 1967: An Arab Perspective », publié en 1970). Mais pour autant, cette première publication est loin de mettre fin à sa carrière de théoricien littéraire. Dans les années 1970, la majorité des articles qu’il publie restent du domaine d’une réflexion sur la littérature. Cette décennie, surtout, sera l’occasion de la publication d’un de ses premiers livres majeurs, Beginnings : intention and method, en 1975, qui se situe dans le domaine de la critique littéraire. Ce n’est qu’en 1976, soit plus de six ans après son premier article sur le sujet, que Saïd renoue avec ses écrits sur le monde arabe12.
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Ces éléments invitent à réexaminer la genèse de L’orientalisme sous un autre jour. Si elle a bien à voir avec le fait que Saïd soit originaire du monde arabe, elle s’explique cependant aussi par d’autres considérations, en particulier les positions qu’occupe son auteur dans le champ académique américain et les transformations de ce dernier tout au long des années 1970 et 1980. On ne saurait négliger, tout d’abord, combien la possibilité même d’une attaque frontale contre l’orientalisme suppose de disposer d’une légitimité académique forte : à la fois parce que Saïd s’attaque à une question sur laquelle il n’a, statutairement, pas vocation à se prononcer, et parce que, ce faisant, il s’oppose de manière critique et politique13 à un corpus de savoirs qui est celui d’une tradition universitaire occidentale dont il est membre. Or la rédaction de L’orientalisme va justement intervenir dans une période où Saïd accède à des positions reconnues au sein de l’université américaine. En 1977, il est nommé Pass Professor of English and Comparative Litterature à Columbia, et Old Dominion Foundation Professor in the Humanities. Cette nomination lui donne une crédibilité institutionnelle pour parler publiquement et défendre une cause qui n’était pas populaire aux États-Unis14. L’orientalisme s’inscrit ainsi dans le cadre d’un engagement politique plus général difficile et qui suppose une assise académique stable15.
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Mais L’orientalisme ne se comprend pas uniquement en fonction des positions institutionnelles qu’a occupées Saïd. Il renvoie à des évolutions qui parcourent les champs de savoir et les milieux universitaires américains. Tout d’abord le rôle que va jouer, dans les années 1970, l’apparition de théories nouvelles, et d’un discours radical, dans les cursus universitaires. Les années 1970 en effet voient se dérouler un vaste aggiornamento théorique au sein du monde universitaire américain (Cusset, 2003). En provenance d’Europe, souvent de France, un certain nombre d’auteurs s’imposent dans les programmes et bouleversent l’organisation des savoirs : c’est l’époque où Foucault et Gramsci, Derrida et Lukacs, Deleuze et Baudrillard deviennent des références incontournables pour une partie des étudiants et des universitaires américains.
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Dans ce contexte, le fait que Saïd ait initialement été un théoricien littéraire prend toute son importance. On a signalé combien une telle position n’était pas a priori favorable pour produire un discours sur le monde arabe. Or les évolutions théoriques des années 1970 vont en partie changer la donne. Les études littéraires américaines sont en effet tout particulièrement impliquées dans le renouveau des problématiques scientifiques : elles vont constituer une sorte de pôle radical dans nombre d’universités et connaître un changement significatif de leurs programmes. Saïd, en tant que professeur de littérature à Columbia, est donc à l’avant-garde de ce changement qui va former la base théorique sur laquelle sera élaboré L’orientalisme. De lui-même, il a signalé combien ce renouveau avait joué dans la réorientation de ses analyses16. C’est à partir de lui qu’il faut comprendre l’usage décisif que L’orientalisme fait de Foucault, sa fameuse liaison savoir-pouvoir figurant, dans l’introduction, comme point d’appui à partir duquel il propose de relire la tradition orientaliste européenne17. C’est également en fonction de ce contexte que l’on peut, plus généralement, resituer la genèse du propos de l’ouvrage : alors qu’Abd-el-Malek, comme on l’a vu, était avant tout intéressé par l’orientalisme scientifique, Saïd, embrasse un corpus beaucoup plus large puisque l’orientalisme littéraire occupe une place importante dans ses analyses. L’effet de position dans les études littéraires américaines est ici essentiel pour comprendre le corpus et les modalités de la critique portée par Saïd contre l’orientalisme.
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Par ailleurs, la genèse de l’ouvrage s’inscrit également dans une autre série d’oppositions qui structurent le champ académique américain, liées à la montée des Area Studies. Autant qu’un travail prenant place à l’intérieur des Literary studies, L’orientalisme se comprend aussi comme un texte polémique à l’égard des Area Studies qui sont, à la même époque, en pleine expansion dans l’université américaine. Relativement récents aux États-Unis, contrairement à l’Europe, les départements de Middle-East Studies sont encore en période de structuration à la fin des années 1970. L’orientalisme y fait très directement allusion, lorsque Saïd évoque par exemple la « seductive degradation of knowledge » (p. 238), ou plus clairement quand, parlant du « major shift in Orientalism from an academic to an instrumental attitude », il écrit : « This manifests itself in the transition from the would-be disinterested scholar to the Area Studies expert advising successive Western governments on policy towards colonized or post-colonized States » (p. 246). C’est ainsi qu’il faut également comprendre la polémique avec Bernard Lewis qui occupe une partie des derniers chapitres du livre et qui se poursuivra, par ouvrages et articles interposés, jusqu’à la mort de Saïd. D’origine anglaise, Lewis est recruté par Princeton en 1974 et devient l’une des grandes figures des Middle-East Studies américaines. Leur confrontation est certes de nature politique (partisan engagé de l’État israélien, Lewis jouera le rôle de conseiller pour l’administration républicaine et, secondé par Samuel Huntington, pour Benjamin Netanyahou, à l’ONU). Mais elle s’ancre aussi dans les oppositions de l’espace universitaire américain, Saïd défendant une conception critique et autonome de l’intellectuel (qui sera en partie reprise par les Postcolonial Studies) alors que Lewis est plus directement tourné vers celle de l’expert et du spécialiste des Area Studies.
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On peut ainsi comprendre la visée de L’orientalisme en la ramenant à l’inscription particulière de Saïd dans le champ académique américain. Spécialiste de littérature, c’est avant tout par l’intermédiaire d’une théorie originale du texte comme inscription du pouvoir, qu’il réinterroge la tradition orientaliste occidentale. L’importance qu’il accorde à la littérature s’explique autant comme un effet de spécialisation que comme un travail original qui s’élabore dans une discipline en plein changement. Ainsi L’Orientalisme est bien plus qu’une relecture critique arabe des textes occidentaux écrits pendant la colonisation, la différence avec Abd-el-Malek étant ici d’autant plus importante que presque vingt années se sont écoulées depuis la fin des décolonisations, et que les États-Unis, contrairement la France, n’ont pas été un pays colonial.
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On argumentera certes, avec raison, qu’une large partie de l’œuvre de Saïd se place dans l’optique d’une critique de l’impérialisme, et qu’en cela elle poursuit une réflexion plus large sur la colonisation où intervient, à l’évidence, la vision particulière que peut promouvoir un intellectuel palestinien. Reste que ce qui en forme les traits les plus saillants, ce qui en constitue l’ancrage méthodologique et la visée propre s’élabore dans un espace universitaire précis. Pour les comprendre, ce sont moins les caractéristiques individuelles du chercheur qui doivent être prises en compte que les équilibres disciplinaires, les oppositions, mais aussi les possibilités de création, qui se donnent dans cet espace. C’est donc par une comparaison plus serrée des deux polémiques initiées par Abd-el-Malek et Saïd que nous souhaiterions conclure ces analyses, en cherchant à préciser ce que la différence de leurs contextes d’élaboration révèle quant à la nature des positions critiques que des intellectuels originaires du monde arabe ont pu construire au sein des champs de savoir occidentaux.
ABD-EL-MALEK, SAÏD ET L’ORIENTALISME : UNE RESSEMBLANCE EN TROMPE-L’œIL ?
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Au risque de se répéter, il faut néanmoins redire brièvement ici comment tout incite à inscrire Abd-el-Malek et Saïd dans une même lignée intellectuelle. Ce sont bien deux intellectuels arabes qui se livrent à une déconstruction radicale de l’orientalisme, selon des modalités en apparence similaires. Dans les deux cas, c’est un ensemble de savoirs occidentaux qui se trouve réinterrogé par des intellectuels issus des sociétés qui ont été prises comme objet de connaissance par ces savoirs. Dans les deux cas, également, c’est un point de vue volontairement marginal qui s’élabore et se construit comme tel à des fins heuristiques : celui d’un intellectuel « entre deux mondes » à qui sa position ambivalente offre une acuité critique. Enfin, c’est à chaque fois un même regard qui est porté sur une tradition scientifique occidentale qu’il s’est agi de réinscrire dans un rapport de domination plus global, l’orientalisme apparaissant alors comme un auxiliaire de l’impérialisme européen.
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Pourtant, derrière ces similarités évidentes, les deux critiques de l’orientalisme que nous avons examinées font bien plus figure d’événements singuliers qu’il n’apparaît au premier coup d’œil. Leurs ressemblances, bien réelles, risquent paradoxalement d’amener à négliger combien des argumentaires relativement semblables peuvent prendre un sens différent selon les contextes dans lesquels ils ont été produits. Dans le cas d’Abd-el-Malek et de Saïd, ce sont à la fois la visée de la polémique et son impact qui ont varié tant le poids et la structuration des études arabes ont été différents au sein de l’université française des années 1960 et de l’université américaine de la fin des années 1970.
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Visée différente, tout d’abord. On a signalé brièvement combien, derrière le terme même d’orientalisme, Abd-el-Malek et Saïd n’entendaient pas la même réalité : un orientalisme essentiellement scientifique dans le premier cas, qui prenait une acception beaucoup plus large dans le deuxième. Or on peut aller plus loin que ce que nous permettait de constater, dans un premier temps, cette différence, à savoir qu’elle s’expliquait par le poids prépondérant que continuait à jouer l’orientalisme philologique en France, alors qu’elle apparaissait liée à une recomposition des relations entre le champs des études littéraires et celui des Area Studies aux États-Unis. En l’occurrence, on peut ici faire l’hypothèse qu’à l’égard de l’orientalisme purement scientifique, Abd-el-Malek et Saïd ont en réalité des positions opposées.
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En 1960, il s’agit avant tout pour Abd-el-Malek d’appeler, à travers son article, à une sorte de révolution dans les études arabes françaises à même de les dégager de leur ancrage philologique et de les sortir du solipsisme méthodologique qui continue à caractériser leurs relations à l’égard des sciences humaines, pourtant en plein renouveau à l’époque. « L’orientalisme en crise » poursuit donc un but très particulier, l’alignement des études arabes françaises sur un régime de scientificité qui est celui des disciplines sociologique, anthropologique ou historique. Il s’agit également d’assurer le passage de la philologie à la linguistique (tel qu’il est en train de s’effectuer dans le reste de l’université française) et d’une histoire restée très événementielle vers une historiographie renouvelée (celle des différentes Écoles des Annales, en particulier).
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À l’inverse, chez Saïd, c’est une vision beaucoup plus nuancée de l’orientalisme scientifique classique qui est promue. Point n’est besoin de se défaire des présupposés d’une discipline qui, dans les années 1970 aux États-Unis, a une influence très restreinte. Mais, plus fondamentalement, il s’agit surtout pour lui de « sauver » une partie de l’orientalisme scientifique de l’appropriation qu’en faisaient les Area Studies à la même époque. Sa critique des grands orientalistes, de Massignon à Goldziher, n’a pas pour fonction de délégitimer une œuvre scientifique dans son entier : elle entend en critiquer un certain nombre de présupposés problématiques mais aucunement en invalider la portée générale. Ce que Saïd vise, c’est au contraire à asseoir la possibilité d’une position autonome du chercheur ou de l’intellectuel, à l’inverse de celle promue par une partie des Middle-East Studies qui, au nom d’une compétence scientifique, se transforme en position d’expertise (Lewis étant ici visé de manière emblématique). L’orientalisme est loin d’être l’ouvrage radical que certains se sont plus à voir en lui, au grand désespoir de son auteur qui n’a eu de cesse de rappeler toute l’importance qu’il accordait au travail académique et à la recherche dans leur acception la plus classique18.
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Là où Abd-el-Malek adopte une posture explicitement révolutionnaire, Saïd se situe ainsi dans un rapport plus complexe à ce qu’a été l’orientalisme : dans le premier cas, c’est une rupture épistémologique qui est en jeu, alors que dans le deuxième, c’est une réévaluation mais non une invalidation de la tradition orientaliste qui se joue. Dans chacun des cas, la différence des contextes académiques permet en grande partie de comprendre pourquoi les buts poursuivis et les formes de confrontation qu’ils dessinaient ne pouvaient être les mêmes : une urgence s’imposait à Abd-el-Malek qui ne pouvait être celle de Saïd, quinze ans plus tard, aux États-Unis. Mais c’est aussi dans cette différence que l’on peut trouver une des clés de compréhension de l’influence très diverse qu’auront eu ces deux intellectuels. Immense dans le cas de Saïd, elle sera restée relativement limitée pour Abd-el-Malek. En cela, aussi, se laisse apercevoir la diversité des lectures arabes de l’orientalisme en France et aux États-Unis : si l’une d’elle est demeurée plutôt confidentielle alors que l’autre a été une source d’inspiration internationale, c’est en effet que la manière dont elles ont fait sens dans leurs milieux universitaires respectifs a été propre à chacune d’elles.
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Autant la charge de « L’orientalisme en crise » aura été forte, autant son impact aura finalement été limité. L’article aura posé des questions mais n’aura réussi ni à provoquer une polémique qui sorte du milieu des spécialistes, ni surtout à peser de manière décisive dans ses évolutions. La réponse la plus significative qui lui sera apportée émane de Claude Cahen, professeur à la Sorbonne mais, à la différence de ses collègues, précocement engagé dans un travail de refondation critique de l’orientalisme19. Or sa « Réponse à Monsieur Abd-el-Malek » (Cahen, 1965) occupe à peine quatre pages. Dans l’ensemble, elle se contente de prendre acte de la critique mais tend à la réinscrire dans le mouvement de renouvellement de l’orientalisme qui se dessine à la même époque, quoique sous une forme moins radicale que ne l’avait imaginé Abd-el-Malek.
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En effet, ce qui frappe dans le destin qu’aura connu « L’orientalisme en crise » est bien que l’article s’est inscrit en grande partie à contre-courant des redéfinitions de l’orientalisme classique tout au long des années 1960 et 1970. L’écart est frappant si l’on regarde quels types de travaux ont effectués les autres intellectuels arabes présents au sein de la recherche française dans ces années. Mohamed Arkoun, Mohamed Talbi ou Jamel-Eddine Bencheikh, pour se limiter à quelques grands noms, ont adopté une attitude contraire à celle d’Abd-el-Malek. Ils ont d’abord été les élèves des orientalistes, sont passés par l’Institut d’Études Islamiques où ils ont réalisé leurs thèses, et ont attendu un second temps avant de réinterroger, de l’intérieur, les présupposés de l’orientalisme philologique. Ils ont été loin, en d’autres termes, de renverser radicalement la vieille tradition orientaliste, qu’ils ont plutôt contribué à faire évoluer en en renouvelant les perspectives, les objets et les méthodes20. D’où la faible visibilité d’une critique décalée par rapport aux enjeux du milieu orientaliste dans ces années et qui n’aura pas réussi à faire reconnaître la spécificité d’un point de vue arabe face à ses savoirs : l’origine des chercheurs ne s’est jamais imposée comme critère de positionnement scientifique en France, en dépit des interrogations très vives que cette question a soulevées après les décolonisations21.
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La différence est évidemment saisissante avec L’orientalisme, qui aura conféré à Saïd une aura internationale mais aura surtout contribué a faire émerger un point de vue non occidental au sein des champs académiques américains. À sa suite, les Postcolonial Studies, pour lesquelles Saïd fait office de père fondateur, ont en effet bouleversé l’organisation de l’université américaine, amenant à porter une attention plus grande à ses diverses « minorités ». Ce qui aura assuré sa pleine influence à sa critique est bien le fait qu’elle sera rentrée en congruence avec d’autres travaux. Elle aura su fédérer a minima un certain nombre de figures reconnues (de Gayatry Spivak à Homi Bhabha) pour aboutir à légitimer une position, celle de l’intellectuel non occidental. Mais cette réussite n’a été possible que parce qu’elle s’inscrivait dans une logique des champs académiques américains qui ne pouvait être celle de l’université française, particulièrement dans les années 1960. Sans prendre en compte l’ensemble des déterminants politiques et historiques qui font que la question de l’immigration et des minorités n’est pas traitée de la même façon en France et aux États-Unis, c’est bien la montée en puissance des études postcoloniales, appuyée sur la critique radicale de l’université américaine dans les années 1960 et 1970, qui aura conféré un tel poids à L’orientalisme. D’où l’écart qui le sépare de l’article d’Abd-el-Malek, l’un réussissant à se greffer sur les transformations d’un champ académique dont il va symboliser le renouveau, là où l’autre n’a eu qu’une influence mesurée sur les évolutions générales des milieux scientifiques auxquels il appartient. Posant une même question – celle de la relation des intellectuels non occidentaux face aux savoirs de l’Occident – Abd-el-Malek et Saïd suivent ensuite des parcours inverses, la reconnaissance d’une « altérité scientifique » s’avérant problématique en France alors qu’elle a trouvé un écho puissant aux États-Unis. Destins contraires, donc, qui renvoient à l’histoire et aux spécificités de champs de savoir pour lesquels la question d’un point de vue arabe sur l’orientalisme a reçu des réponses opposées.

CONCLUSION

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Partant de postulats relativement similaires, Abd-el-Malek et Saïd ont donné lieu à deux relectures différentes de l’orientalisme. La première se comprend comme une étape des transformations qu’ont connues les études arabes françaises à la suite des décolonisations, mais elle est restée d’une faible influence en regard des évolutions générales de la discipline. La seconde, au contraire, prend place dans un contexte de reconfiguration académique entre les études littéraires puis postcoloniales, et les Area Studies, finissant par s’imposer comme un temps fort du débat intellectuel américain contemporain. La différence entre ces deux contextes permet ainsi de comprendre pourquoi ces deux polémiques n’ont pas eu tout à fait les mêmes enjeux et ont connu des destins divers. Différence qui amène alors à poser avec circonspection la question de ce qu’a été une relecture arabe de l’orientalisme.
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Deux niveaux d’analyse me semblent devoir être distingués pour gagner en intelligibilité. Tout d’abord, dans le contenu même de ces relectures, l’influence des milieux académiques français et américains apparaît déterminante, de même que les positions que chacun de ces intellectuels y a occupées : dans leurs références et leurs objets, ces critiques sont ainsi guidées par des enjeux locaux. On se tromperait donc à n’y voir qu’une opposition entre intellectuels arabes et savoirs occidentaux, alors que c’est justement parce qu’ils étaient membres de champs académiques bien précis – et de surcroît occidentaux – que Saïd et Abd-el-Malek ont pu trouver un espace spécifique pour leur critique.
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À un deuxième niveau, l’analyse de ces relectures diverge également en ce que les champs américains et français offrent des modes de visibilité opposés quant à la possibilité de revendiquer une différence culturelle dans le jeu scientifique : très faible en France, elle bénéficie aux États-Unis d’une plus grande légitimité. Ces spécificités amènent à réinterroger le sens même d’une relecture arabe de l’orientalisme menée depuis les universités occidentales. Si la question est parfaitement légitime et amène à prendre en compte le fait que les intellectuels sont porteurs d’une histoire – singulière et collective – qui entre en compte dans leur travail, elle ne peut néanmoins être traitée en faisant comme si une origine culturelle avait valeur de pré-positionnement scientifique. être un intellectuel arabe face à l’orientalisme peut prendre des formes diverses, et c’est bien cette diversité, la multiplicité des réélaborations qu’elle laisse apercevoir, qui apparaît comme l’élément central de toute étude attachée à saisir les processus d’internationalisation des débats et des milieux scientifiques.
Remerciements
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L’auteur tient à remercier les membres du séminaire « The Social Role of Intellectuals in the Middle-East », organisé au sein de l’Université européenne de Florence, qui ont discuté les hypothèses développées dans cet article. Il remercie également l’équipe de la RAC, et tout particulièrement Rigas Arvanitis, pour leurs relectures précieuses.
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À la mémoire d’Alain Roussillon,
dont les travaux sur les intellectuels arabes restent exemplaires.
Thomas Brisson

Notes

[ 1] La critique de l’orientalisme a une histoire aussi longue que celle de l’orientalisme, puisque, dès le milieu du XIXe siècle, un certain nombre de lettrés arabes ont réagi au miroir scientifique que leur tendait l’Europe. Leurs réactions sont particulièrement intéressantes car elles montrent une forte continuité dans le point de vue adopté jusqu’à aujourd’hui à l’égard de l’orientalisme : soit une oscillation entre un rejet motivé par la perception biaisée que les Européens ont eue de l’Islam et du monde arabe, et une attitude plus ouverte recommandant un usage raisonné de ces savoirs qui faisaient la preuve de leur fécondité épistémologique (voir Pontificio Istituto di Studi Arabi, 1992). À ma connaissance, néanmoins, on ne trouve pas, avant Abd-el-Malek, de critique « idéologique » motivée par une relation directe entre science et colonisation. On voit par là combien Abd-el-Malek, et a fortiori Saïd, s’ils sont loin d’inaugurer une prise de parole arabe, et critique, sur l’orientalisme, n’en innovent pas moins par les arguments qu’ils développent.
[ 2] Arabica, n° 1, note liminaire.
[ 3] On peut se référer à la biographie de Berque pour s’en convaincre. Connaissant personnellement, parfois intimement, tous les membres de l’Institut, Berque ne manquera pas, néanmoins, de s’en démarquer, affirmant « Je n’eus pas à me plaindre, je le dis hautement, de ces universitaires. Pourtant ce n’est pas eux qui ont découvert un confrère sous le jeune administrateur [qu’il était auparavant] » (Berque, J., 1999, p. 140).
[ 4] Voir Société asiatique (1993).
[ 5] Sur cette question, voir nos analyses de la troisième partie.
[ 6] Bourdieu, P. (1984).
[ 7] Alain Roussillon (1990) signale combien cet argument, qui discrédite l’ensemble de la tradition occidentale d’étude du monde arabe au nom de sa dimension idéologique, est profondément aporétique, pour les nombreux savants arabes qui cherchent à y puiser des éléments de réflexion sur leur propre culture, comme pour les chercheurs européens à qui semble déniée toute légitimité à parler d’un monde qui n’est pas le leur.
[ 8] « La thèse de mon livre [...] n’est pas d’affirmer le privilège du point de vue de l’intérieur sur celui de l’extérieur. [...] Je ne crois certainement pas à la proposition que seul un Noir peut écrire sur les Noirs, un Musulman sur les Musulmans, et ainsi de suite » (Saïd, 1978, postface de l’auteur, p. 347).
[ 9] Voir, entre autres, cet extrait d’entretien (Saïd, 1998) : “Since there was no political activity which was centered on the Arab World, I found that my concerns in my teachings and research, which were canonical thought slightly unorthodox, kept me within the pale. [...] The big change came with the Arab-Israeli war of 1967.”
[ 10] “‘There are no Palestinians’, said Golda Meir in 1969, and that set me, and many others, the slightly preposterous challenge of disapproving her, of beginning to articulate a history of loss and dispossession” (Saïd, 1998).
[ 11] “Although I went back to the Middle East in the holidays (my family continued to live there, moving from Egypt to Lebanon in 1963), I found myself becoming an entirely Western person; both at college and in graduate school I studied literature, music and philosophy, but none of it had anything to do with my own tradition” (Saïd, 1998).
[ 12] « The Palestinian and American Policy » (1976), « The idea of Palestine » (1978).
[ 13] Rappelons que, dans l’esprit de Saïd, L’orientalisme forme une trilogie cohérente avec The Question of Palestine (1979) et Covering Islam (1981), textes nettement plus politiques, en prise directe avec l’actualité.
[ 14] Saïd rappellera que, si 1967 a été un « big change », pour autant la cause palestinienne était très peu populaire, y compris au sein de la gauche : « In the US, however, my politics were rejected – with a few notable exceptions – both by anti-war activists and by supporters of Martin Luther King » (Saïd, 1998).
[ 15] De fait, l’université de Columbia a apporté à Saïd un soutien sans faille face aux nombreuses menaces et demandes de renvoi que ses prises de position ont suscitées.
[ 16] « Inevitably, this led me to reconsider the notions of writing and language, which I had until then treated as animated by a given text or subject – the history of the novel, for instance, or the idea of narrative as a theme in prose fiction. What concerned me now was how a subject was constituted, how a language could be formed – writing as a construction of realities that served one or another purpose instrumentally. This was the world of power and representations, a world that came into being as a series of decisions made by writers, politicians, philosophers to suggest or adumbrate one reality and at the same time efface others », Between Worlds, op. cit.
[ 17] Signalons cependant que, si Foucault a une place centrale dans le dispositif théorique de L’orientalisme, Saïd en fait un usage plus critique qu’on ne le dit souvent. L’introduction prend soin de se démarquer d’une vision strictement textualiste des rapports de pouvoir, Saïd affirmant, à l’inverse de Foucault, son attention de prendre en compte les « auteurs ». Pour un aperçu des relations complexes entre Saïd et Foucault, on pourra consulter Chuaqui (2005).
[ 18] Sur le rapport de Saïd à la recherche orientaliste classique, on consultera la postface de l’auteur précédemment mentionnée, dans laquelle ce dernier réaffirme son estime pour la tradition scientifique européenne. Sur le rapport de Saïd au monde académique, on peut se rapporter à « On the University » (Saïd, 1999).
[ 19] Formé à l’École des Annales avant de se spécialiser sur le monde arabe, Cahen est avant tout historien, cet ancrage disciplinaire l’ayant amené à ouvrir l’histoire du monde arabo-musulman aux problématiques qui s’élaboraient sur d’autres objets d’étude.
[ 20] Sur cette question plus large, nous nous permettons de renvoyer à nos travaux (Brisson, 2008).
[ 21] Voir le point de vue de Maxime Rodinson, pourtant très favorable à une plus grande collaboration entre savants français et arabes (Rodinson, 1993)