Retour vers le futur dans le monde arabe






Retour vers le futur dans le monde arabe



DEPUIS LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE, DEUX VAGUES SUCCESSIVES ONT SUBMERGE LE MONDE ARABE, CELLE DU NATIONALISME ET CELLE DE L’ISLAMISME POLITIQUE. AU-DELA DE LEURS DIVERGENCES, CES DEUX COURANTS S’ABREUVENT AUX MEMES SOURCES : LE DESIR D’INDEPENDANCE, LE REFUS DES INGERENCES ETRANGERES, L’ASPIRATION A UN DEVELOPPEMENT PLUS EQUITABLE ET PLUS JUSTE. CES OBJECTIFS N’ONT PAS ETE ATTEINTS. L’EMERGENCE D’UNE TROISIEME FORCE PERMETTRA-T-ELLE DE SORTIR DE L’IMPASSE ?

PAR HICHAM BEN ABDALLAH EL-ALAOUI

Dans le monde arabe, l’ébranlement économique planétaire se conjugue avec une crise de légitimité, latente depuis des décennies. Appréciée à travers le prisme du néocolonialisme, d’une démocratisation insuffisante ou d’un conflit culturel et religieux, cette crise a résisté à toute tentative de solution, que celle-ci ait été mise en œuvre par des acteurs bien intentionnés ou par des dirigeants brutaux.
 L’absence de légitimité s’est traduite par un ensemble de disparités, de véritables gouffres pourrait-on dire, entre gouvernants et gouvernés, entre laïques et fondamentalistes religieux, entre populations pauvres et élites. Dans une atmosphère de marasme économique, elle peut aisément déboucher sur une série d’explosions imprévisibles et dangereuses.

Pour tenter de les éviter, il faut réapprendre quelques-unes des leçons de notre propre histoire. Nous avons connu de nombreux épisodes d’héroïsme, d’union et de réussite, sous le drapeau du « nationalisme arabe », un terme qui a défini — et aussi stimulé — nombre de mouvements et d’acteurs ayant transformé la région. Mettre fin au colonialisme n’était pas une mince affaire, et c’est le nationalisme arabe qui a gagné cette bataille et contribué à tisser des liens entre les Etats naissants de ce que l’on appellera le « tiers-monde ».

Ce mouvement n’avait rien de parfait : comme d’autres courants réformateurs, il a dévié de sa trajectoire et subi maintes altérations. Mais il a également procuré à des peuples en lutte pour l’autodétermination une perspective unitaire, un avenir prometteur au-delà des intérêts individuels, confessionnels et nationaux, un projet qui les a mobilisés dans une action collective. Cette vision unitaire, voire universaliste, ce projet porteur d’espoir fait aujourd’hui cruellement défaut, alors même que ses composantes imprègnent encore notre imaginaire, comme en témoigne la permanence des manifestations de soutien à la cause palestinienne — on a pu le constater durant le conflit de décembre 2008-janvier 2009 dans la bande de Gaza. Malgré les efforts soutenus des gouvernements occidentaux — et leurs pressions sur les pays « amis » de la région — pour attiser les clivages au sein des populations, les diverses communautés — religieux et laïques, sunnites et chiites, Arabiste « Persans », du Maghreb au Golfe — reconstituent constamment leur unité en manifestant un soutien indéfectible aux Palestiniens.

Cette aspiration unitaire se traduit aussi, paradoxalement, par le soutien à diverses formes de fondamentalisme, des courants quiétistes et piétistes de l’islam au salafisme radical. De tels courants effraient autant l’Occident que les Arabes sécularistes, mais ils incarnent la quête de sens et le désir de voir renaître une communauté unifiée. Si la pieuse oumma(communauté des croyants) a remplacé la grande nation arabe dans l’imaginaire politique, si on ne peut plus ignorer que l’islamisme a repris des mains du nationalisme arabe la bannière de la résistance, il ne faut pas en être surpris : non seulement parce que ce dernier a subi de sérieux revers, mais aussi parce que la foi musulmane est toujours restée prégnante dans nos sociétés au cours de l’histoire. Et les deux tendances demeurent inextricablement liées, sur un mode complémentaire ou, au contraire, conflictuel.

Une prophétie du fondateur du Baas

A son apogée, le nationalisme arabe aspirait à être un supranationalisme. Le combat pour se libérer du colonialisme (wataniya) devait mûrir et aboutir à une solidarité transnationale entre peuples arabes (qawmiya), qui permettrait d’affronter des problèmes comme ceux de la Palestine ou de la subordination économique à l’égard de l’Occident. 
Le nationalisme arabe a suivi une trajectoire erratique. Il culmine en 1956, lorsque l’Egypte, avec le soutien des Etats-Unis et de l’URSS, repousse la tentative anglo-franco-israélienne de reconquête du canal de Suez, connaît un net repli après la guerre des six jours de juin 1967 et rebondit en 1973, avec la guerre israélo-arabe d’octobre et l’embargo sur le pétrole.

En définitive, les divers mouvements de libération se replièrent sur un projet purement national, dans un seul pays. Ils se fossilisèrent en Etats dirigés par un parti unique ou un « leader à vie ». 
Pourtant, malgré les luttes féroces entre gouvernements arabes pour s’assurer une hégémonie régionale, persistait, au niveau populaire, l’aspiration à une communauté arabe transnationale, marquée par un patrimoine islamique commun.

L’islamisme politique en expansion a dû accepter et assimiler les positions et les leçons de son cousin germain nationaliste laïque. Si le Hezbollah chiite connaît des succès au Liban, c’est, entre autres, parce qu’il transcende les appartenances confessionnelles et apparaît comme le fervent défenseur de l’indépendance nationale. Historiquement, le nationalisme arabe et les mouvements islamistes partagent un certain nombre de principes : la quête d’une conscience collective unifiée, le désir de renaissance de la langue et de la culture arabes et, après la seconde guerre mondiale, l’anti-impérialisme.

Dans les années 1920, les insurgés du Rif dirigés par l’émir Abdelkrim Al-Khattabi, au Maroc, menèrent une campagne islamo-nationaliste, utilisant la charia comme une arme idéologique contre le colonialisme. En 1952, en Egypte, les « officiers libres » dirigés par Gamal Abdel Nasser prirent le pouvoir avec l’appui des Frères musulmans. En Algérie, le Front de libération nationale (FLN) n’hésita pas à recourir à des termes comme djihad et moudjahid lorsqu’il s’adressa aux populations rurales.
 On pourrait aussi dire que, lors de la guerre de 1973, une alliance se forgea entre le nationalisme arabe représenté par l’Egypte et les monarchies islamiques conservatrices, dirigées par l’Arabie saoudite, pour imposer un embargo pétrolier.
De son côté, le parti Baas usa fréquemment du concept d’oumma pour évoquer la nation arabe. Son fondateur, Michel Aflak, un militant nationaliste laïque, avait compris que « le lien entre l’islam et l’arabisme n’est pas semblable à celui d’une autre religion avec un autre nationalisme ». Cette prédiction suivait : « Un jour viendra où les nationalistes se trouveront être les seuls défenseurs de l’islam.
 Il leur faudra en dégager son sens particulier s’ils veulent que la nation arabeait encore de bonnes raisons de survivre (1) » (lire « Si les compagnons du Prophète revenaient parmi nous... »).

La prophétie d’Aflak s’est accomplie, mais en sens inverse : ce sont les islamistes qui sont devenus les uniques défenseurs du nationalisme. Il est désormais banal de remarquer comment l’islamisme en a intégré les thèmes pour se présenter comme le courant d’opposition à la domination occidentale et d’affirmation de l’indépendance culturelle et nationale.

L’ironie veut que, durant des décennies, l’Occident et les gouvernements arabes réactionnaires ont amplifié et exploité les divergences entre nationalisme et islamisme en courtisant et promouvant les courants islamistes conservateurs.
 L’histoire des rapports entre l’islamisme et la « domination occidentale » est donc loin d’être « pure » et linéaire. Qu’il s’agisse des Frères musulmans en Egypte, utilisés par les services secrets britanniques contre Nasser ; de leur successeur en Palestine, le Hamas, soutenu dans le passé par Israël pour faire contrepoids à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ; ou des « Arabes afghans » qui combattirent pour les Etats-Unis contre le « communisme athée », les islamistes ont, à plusieurs reprises, accepté d’être subventionnés par, et de s’allier avec, des pouvoirs étrangers cherchant à imposer leur hégémonie dans la région.

La victoire en Afghanistan et le retrait des troupes soviétiques de ce pays constituent l’apogée d’un ersatz de nationalisme panarabe devenu panislamique. Les islamistes peuvent invoquer la force de l’inspiration religieuse face à la faiblesse du nationalisme traditionnel, mais il leur est difficile de présenter ce succès comme un modèle. N’ont-ils pas également tiré le meilleur parti d’une alliance avec l’Occident ? Pour preuve, le témoignage d’un ancien agent de la Central Intelligence Agency (CIA) durant la guerre froide sur le « sale petit secret » de Washington : à l’époque, « les Frères [musulmans] étaient un allié silencieux, une arme secrète contre — qui d’autre ? — le communisme ». Nous pensions : « Si Allah accepte de se battre de notre côté, c’est bien (2). » La réciproque était vraie pour les islamistes : « Si l’Amérique accepte de se battre de notre côté, c’est bien. » En réalité, le « sale petit secret » des islamistes comme des nationalistes laïques, c’est que, en politique, personne n’est « pur » ni à l’abri du leurre opportuniste de la complicité avec les pouvoirs étrangers.

Nous devons oublier cette danse macabre des accusations mutuelles, car elle finit toujours par se retourner contre nous et contre l’Occident. Elle a corrompu et sapé la légitimité de grands mouvements nationalistes en Algérie et en Egypte ; transformé l’islam en doctrine de la division, creusant le fossé entre laïques et islamistes, et entre notre région et le reste du monde. Elle a aussi nourri un discours et une pratique du fanatisme armé qui se sont retournés, à la manière de la créature de Frankenstein, contre l’Occident.

Le dernier avatar de cette stratégie consiste à transformer les vieilles querelles théologiques et sociales entre sunnites et chiites en une fracture géopolitique entre le monde arabe et l’Iran. Cette manœuvre promue par Israël et par l’Amérique des néoconservateurs pour servir leurs intérêts à court terme ne manque pas de cynisme, quand on sait que ces deux pays ont soutenu autrefois Téhéran contre le nationalisme arabe.
 Dans les années 1960 et 1970, l’Iran était la seule puissance régionale à avoir leurs faveurs. La révolution islamique de 1979 en fit une « bête noire ». C’est pourtant l’invasion américaine de l’Irak en 2003 qui détruisit le bastion le plus puissant du nationalisme arabe et renforça du même coup la position de l’Iran dans la région.
La tension entre sunnites et chiites et entre Arabes et « Persans » — exacerbée par ces manœuvres — n’est pas une invention occidentale. Elle plonge ses racines dans une histoire ancienne qui remonte aux premières conquêtes de l’islam.
 Dans une partie de l’imaginaire arabe se dissimule une envie de recréer un nationalisme sunnite — un salafisme doctrinaire arabe qui allie la pureté islamique et le nationalisme arabe contre un chiisme hérétique et une Perse expansionniste. Cette dangereuse inclination trouve sa pire expression dans les violences confessionnelles perpétrées en Irak et en Asie centrale par diverses organisations se réclamant d’Al-Qaida.
Cette stratégie de l’Occident et des gouvernements arabes réactionnaires est incohérente. Elle s’oppose à l’Iran, un des rares Etats à avoir profité de l’intervention américaine en Irak en 2003, qui a aidé à stabiliser ce pays et qui pourrait contribuer à ramener la paix en Afghanistan. Elle cherche à faire passer le Hamas — émanation de la confrérie sunnite des Frères musulmans — pour une création crypto-chiite de Téhéran ! Elle pousse une fois de plus certaines forces à Washington ainsi que leurs alliés israéliens et arabes à jouer avec le feu et à utiliser des groupes armés sunnites djihadistes au Liban en Irak.

Le conflit entre sunnites et chiites détruira le panislamisme aussi sûrement que la focalisation sur les intérêts étroitement nationaux a détruit le panarabisme. Il semblerait que cette stratégie ait été contrecarrée par plusieurs régimes autant que par les populations. Quelles que soient leurs inquiétudes, les Etats arabes ont insisté pour que le problème nucléaire iranien soit réglé dans son contexte régional et pour que les armes atomiques israéliennes soient aussi mises sur la table des négociations. Depuis plusieurs années, de l’Atlantique au Golfe et à travers tout le spectre confessionnel, les populations arabes ont manifesté leur soutien au Hezbollah et au Hamas — non parce qu’ils sont chiites ou sunnites, mais parce qu’ils résistent aux agressions israéliennes : des chiites appuient M. Ismaïl Haniyeh, le dirigeant du Hamas, et des sunnites brandissent des photographies de M. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah.

Dans de tels moments, nous mesurons la puissance de l’aspiration à une unité panarabe et panislamique capable de garantir dignité, justice et indépendance véritables. Si nous rejetons l’idée que les mouvements islamistes porteraient l’accomplissement de cette promesse nationaliste — ils l’ont souvent altérée et orientée dans une voie dangereuse —, nous devons accepter qu’ils l’ont imprégnée d’un fort esprit de résistance et d’énergie collective, et qu’ils ont été efficaces en se faisant le relais de ce sentiment populaire. Les nouveaux courants de résistance, si souvent dirigés par des islamistes, contribuent, peut-être malgré eux, à ressusciter le nationalisme arabe.

Outre le nationalisme postcolonial traditionnel, fossilisé dans les vieux régimes autoritaires, et les formes de résistance quasi nationalistes qui s’expriment dans les mouvements islamistes, il existe un autre type de nationalisme transnational arabe — séculariste, mais se réclamant de l’identité arabe et islamique, et fier du brassage avec les cultures et les langues du monde. Cette forme de conscience, qui marque l’imaginaire d’une grande fraction de notre jeunesse, se reflète dans les nouveaux moyens de communication internationaux (Al-Jazeera, Internet, Facebook, etc.), dans les réseaux qui lient les diasporas à leurs pays d’origine, et dans les formes profanes de la culture et de la langue qu’ils permettent.
 Le discours lui-même a changé : on ne se réfère plus simplement aux droits des Palestiniens ou des Arabes, mais aux principes du droit international et donc d’un certain universalisme, comme on a pu le constater lors des manifestations de solidarité avec Gaza.

Ce « troisième nationalisme » naissant n’entretient aucun lien avec des gouvernements et des régimes. Il ne possède aucun programme politique bien qu’il se réclame d’une conscience panarabe et panislamique : il condamne l’autoritarisme local et la corruption, et aspire à l’établissement de la démocratie et d’un Etat de droit, tout en rejetant fermement toute intervention militaire étrangère. Il défend fièrement l’identité arabe et islamique, et prône un modernisme intellectuel et la diversité culturelle. Solidaire de la lutte pour l’indépendance et la justice dans le monde arabo-musulman, notamment avec la résistance palestinienne, il est conscient des succès et des échecs des mouvements politiques arabes et occidentaux. Exit, donc, le nationalisme de papa et celui des imams ?

Il est trop tôt pour le dire, car ce « troisième nationalisme » manque encore d’efficacité. Il se cherche une cohérence politique et des formes d’organisation, et sa voix a du mal à se faire entendre dans le vacarme de l’affrontement entre la langue de bois de l’Etat et les prêches islamiques. D’autant que les peuples de la région ont subi tellement de revers — de la défaite de 1967 à l’occupation de l’Irak en 2003 et à la récente tentative d’exacerbation de l’opposition sunnites-chiites — qu’ils ont intériorisé un sentiment d’impuissance.

Cette impasse mène, dans nos sociétés, à un divorce « à l’italienne » entre trois parties : l’Etat et ses clients, les forces laïques et progressistes, et les courants islamistes : on ne se parle pas, mais on cohabite. La crise économique actuelle introduit toutefois un nouvel élément — plus déstabilisant mais porteur de développements inédits. Face à une grave détérioration des réalités sociales, les islamistes n’ont aucun programme économique efficace à proposer si ce n’est l’application de la charia, programme qui peut se révéler attractif s’il contribue à réduire le crime et la corruption, et à imposer l’ordre et la sécurité dans un environnement difficile.
 Toutefois, la notion islamiste de justice sociale relève de l’œuvre caritative et non du politique — il s’agit d’alléger le fardeau des pauvres par l’aumône plutôt que de réduire la pauvreté en imposant des changements structurels. Les mouvements islamiques sont eux-mêmes une cause caritative pour les riches conservateurs, qui préfèrent dénoncer l’impiété des pays arabes laïques plutôt que de relever le défi des injustices inhérentes aux structures mêmes de la propriété privée. Ils ont tendance à percevoir les oppositions sociales comme une fitna (3), source de discorde et de chaos chez les musulmans.

Les Frères musulmans face au mouvement social

Ainsi, lorsque des dizaines de milliers de paysans égyptiens se sont mobilisés contre le démantèlement de la réforme agraire impulsée par Nasser et contre le retour de leurs terres aux grands propriétaires, les Frères musulmans se rangèrent derrière la politique de privatisation de l’Etat (4). De même, ce sont des militants progressistes indépendants qui déclenchèrent les grèves et les manifestations ouvrières dans le delta du Nil au printemps 2008 (5).

Les luttes pour des augmentations de salaire et le respect des dispositions internationales relatives aux droits de la personne recueillirent une indéniable approbation populaire, obligeant les Frères musulmans à leur accorder un soutien ambivalent : non seulement ils n’étaient pas à l’origine de ces mouvements, mais les revendications étaient très éloignées de leur programme. Des actions identiques — révoltes de la faim, manifestations pour les salaires à Gafsa (Tunisie) et à Sidi Ifni (Maroc) — furent menées par des forces de gauche, avec les islamistes sur la touche.
Ces derniers paraissent d’autant moins enclins à se lancer dans ce type de mouvements qu’ils ne savent pas comment les diriger et que le discours et les thèmes de ces mobilisations leur échappent. Pourtant, elles sont de plus en plus nécessaires, et ouvrent aux forces progressistes des possibilités inédites de faire avancer leurs idées sur la justice et les droits sociaux (6). Il faut toutefois se méfier d’un optimisme trompeur car ces mobilisations restent rares, localisées et isolées. Même lorsque les problèmes soulevés exigent des solutions à un niveau national ou régional, les manifestants ignorent souvent ce qui se passe à quelques centaines de kilomètres de chez eux…

Les régimes usent de tous les moyens pour empêcher ces mouvements de s’unifier et de s’allier aux islamistes. Outre une sévère répression, ils reprennent certains thèmes des religieux, comme l’apologie de l’identité culturelle et nationale ; et ils prétendent défendre des valeurs spécifiquement arabes ou musulmanes en condamnant les discours sur les droits humains et sociaux, présentés comme des intrusions de l’Occident. Cette attitude contribue à pérenniser la division entre islamistes et progressistes, et à précipiter ces derniers dans un « piège identitaire ».

L’exemple de la condition des femmes est le plus révélateur. Si le principe du travail féminin est largement acquis, il n’en reste pas moins des résistances sur tout ce qui peut relever du corps de la femme et du rôle de celle-ci dans la famille. En défendant les droits de la femme, les progressistes sont pris en tenailles entre un discours islamiste moraliste et un discours nationaliste sur l’honneur. Ils doivent toujours se défendre contre les accusations de capitulation culturelle, tandis que le maintien des structures autoritaires — qu’elles soient étatiques ou religieuses — est présenté comme une résistance culturelle à l’occidentalisation. Cette politique identitaire essentialiste constitue un thème récurrent dans notre région, en même temps qu’une véritable tragédie.

Au Pakistan, les talibans ont adopté avec enthousiasme la notion de conflit de classes — fitna ou pas. Dans la vallée de Swat, ils ont plaidé pour la réforme agraire : certains riches propriétaires de l’élite semi-féodale pakistanaise, utilisés d’abord comme des contributeurs conservateurs, ont été sommairement dépossédés de leurs terres et forcés de quitter le pays. Cette stratégie a permis aux talibans, ainsi que l’explique un représentant officiel pakistanais, de « promettre plus que de proscrire la musique ou la scolarisation… Ils promettent aussi la justice islamique, un gouvernement efficace et une redistribution économique (7) ». Le message adressé aux progressistes laïques et aux régimes « modérés » est clair : si vous ne vous attelez pas sérieusement et immédiatement aux problèmes récurrents de la corruption, de la pauvreté et de l’inégalité, vous vous retrouverez loin derrière les islamistes, qui, eux, le font.
Nul ne peut donc ignorer les divergences entre progressistes et islamistes. Les deux peuvent désirer sincèrement l’établissement de la « démocratie », mais, au-delà d’un certain point, ils auront probablement des visions radicalement différentes de la façon dont il faut créer et préserver un Etat de droit démocratique. Les progressistes veulent instaurer la souveraineté de la volonté populaire — délimitée par le droit, et reposant sur des critères juridiques et politiques reconnus par la communauté des nations. Les islamistes, eux, veulent instaurer la souveraineté absolue d’une idéologie religieuse particulière, qui s’appuie sur une interprétation spécifique des textes sacrés — même si on peut percevoir un débat interne chez eux, et si les Frères musulmans jordaniens ou le Parti de la justice et du développement marocain adhèrent progressivement à l’idée de souveraineté populaire.

Il existe cependant, en particulier dans le contexte de la crise économique globale, des possibilités d’alliances réelles à la fois profitables aux deux courants et positives pour les peuples de la région. Sur le plan local, des grèves et des manifestations seront organisées pour dénoncer le chômage, les pénuries de nourriture et de ressources, et la hausse des prix. La population aura des exigences de transparence, elle demandera des comptes à ses dirigeants et réclamera une lutte déterminée contre la corruption. Sur le plan régional et international, des mouvements continueront de se développer en soutien à la Palestine, contre l’intervention de forces étrangères, pour un ordre économique équitable, pour une application du droit international...

Suffrage universel et droits de la personne

Les principes qui permettront une action unie et efficace se rapprocheront des principes qui ont animé nos mouvements nationalistes historiques : la passion pour l’indépendance nationale et régionale, un engagement dans la coopération régionale, une pleine participation aux affaires internationales, la vision d’un régime qui défend la liberté politique et un Etat de droit pour tous, une plate-forme visant à améliorer la vie économique et sociale de nos populations — et un effort pour répondre aux aspirations de tous les groupes ethniques et confessionnels. Les progressistes doivent pour cela gagner la bataille du leadership et de l’influence, montrer que la construction de la démocratie et le respect des droits humains sont des outils nécessaires et efficaces pour mettre en pratique tous ces principes.

Nous avons mesuré, durant l’invasion israélienne de Gaza, comment ces outils ont contribué à renforcer la cause palestinienne. Le Hamas est crédible parce qu’il combat la corruption et résiste de façon constante à l’agression israélienne, mais aussi parce qu’il a été légitimé par le suffrage universel.
 En revanche, Israël est sur la défensive dans le domaine des droits de la personne, des normes juridiques, politiques et éthiques reconnues par les nations. Ses actions illégales menacent de remettre en question l’impunité que lui accorde depuis des décennies la « communauté internationale ». 
Avec les informations, les analyses et les connaissances historiques disponibles à l’ère d’Al-Jazeera, d’Internet et du militantisme global — sans mentionner les historiens d’Israël, qui travaillent dans une liberté dont nous devrions nous inspirer —, les gens sont de plus en plus nombreux à comprendre que ce qu’ils ont vu à Gaza en 2008-2009 était une petite partie de ce qu’ils n’avaient pu voir en Palestine en 1947-1948.

Paradoxalement, les défis les plus grands posés aux nationalistes — comme les interventions étrangères en Irak ou au Liban — ont créé des espaces de mobilisation, d’union, de pluralisme et de démocratie que nous devons exploiter. Une telle utopie comporte des précédents. Il aura fallu une succession apparemment interminable de conflits sanglants, religieux et nationaux, pour que l’Europe entame un processus d’unification sans renoncer pour autant à l’indépendance nationale et aux différences culturelles entre ses peuples.

HICHAM BEN ABDALLAH EL-ALAOUI

(1) « A la mémoire du Prophète arabe », conférence donnée à Damas le 1er avril 1943, Albaath.online.fr.
(2) Brendan O’Neill, « Today’s “islamic fascists” were yesterday’s friends », par Brendan O’Neill, Globalresearch.ca, 31 août 2006.
(3) Ce mot signifie en arabe« division », « sédition ».
(4) Lire Beshir Sakr et Phanjof Tarcir, « La lutte toujours recommencée des paysans égyptiens », LeMonde diplomatique,octobre 2007.
(5) Lire Joel Beinin, « L’Egypte des ventres vides », Le Mondediplomatique, mai 2008.
(6) Cf. The Arabic Network for Human Rights Information, « Egypt : Woman detained for promoting general strike on Facebook », Le Caire, 24 avril 2008 ; et Laura Kasinof, « Egyptians use Facebook to deter censorship », Middle East Times, 29 avril 2008.
(7) Jane Perlez et Pir Zubair Shah, « Taliban exploit class rifts in Pakistan », The New York Times, 17 avril 2009.