Le « printemps arabe » vu par Pékin




Le « printemps arabe » vu par Pékin


 Par Fatiha Dazi-Héni

A Pékin, les représentants officiels chinois, quand on les interroge sur le « printemps arabe », focalisent leur réponse sur l’intervention militaire de l’OTAN en Libye. Celle-ci, disent-ils, s’est inscrite dans la logique des interventions militaires occidentales en Irak et en Afghanistan et devrait aboutir au même échec. C’est pourquoi toute action contre la Syrie, même entérinée par les Nations unies, paraît exclue, la Chine s’appuyant sur le refus russe. Si son intérêt pour la question syrienne est faible, elle est capable de souplesse, comme le montre son appui à la dernière initiative de la Ligue arabe. Pékin considère cette dernière comme une instance légitime à faire des recommandations et même à décider de sanctions contre Damas, dans la mesure où cet interventionnisme reste cantonné à une dimension arabe.

L’exemple libyen permet à la Chine de renchérir sur le principe de non ingérence, et de rappeler qu’elle demeurera intraitable sur tout ce qui touche à son environnement immédiat, perçu comme son espace vital face à Washington – qui compte pourtant y maintenir et même accroître son influence. La présence américaine au sommet des dirigeants de l’APEC — zone Asie Pacifique — des 12 et 13 novembre 2011 à Honolulu (Hawaï) en témoigne. Au-delà du « printemps arabe », la question de l’interventionnisme international souvent mis en œuvre par les pays occidentaux agit plus que jamais sur Pékin comme un repoussoir.

La récente publication du rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur l’état d’avancement du programme nucléaire iranien, accompagnée de fortes pressions américaines et européennes pour faire voter de nouvelles sanctions internationales contre Téhéran, voire de le menacer de frappes ciblées (Israël), a été accueillie à Pékin avec le même scepticisme qu’à Moscou.

Ces nouvelles pressions sont contestées par la Chine, même si elle recommande à Téhéran de mieux coopérer avec l’AIEA. Si Pékin admet qu’il s’agit d’un rapport sérieux, il estime que les preuves supplémentaires avancées ne justifient pas que soient votées des sanctions supplémentaires au Conseil de sécurité. Partenaire stratégique de l’Iran en raison d’accords énergétiques de long terme, la Chine reste plus que jamais vigilante à préserver ses intérêts économiques, déjà fortement malmenés en Libye.

Tirant les enseignements sur le « printemps arabe », les autorités chinoises insistent sur « la faillite du système international de régulation des crises » et sur leur perte de confiance quant au rôle des Nations unies.

Selon les experts de la National Defense University à Washington, le Proche-Orient constitue, avant l’Asie du Nord et du Sud-Est, le problème majeur actuel des relations internationales. Pour Pékin, les crises de la région Afrique du Nord-Proche-Orient sont toutes interconnectées (Israël-Palestine, Syrie, Iran et Libye), ce qui conduit le pouvoir chinois à préconiser la « patience stratégique » face à la précipitation et à l’interventionnisme imputés à l’Occident.

Par ailleurs, nos interlocuteurs chinois (jeunes quadras, anciens, militaires et universitaires confondus) voient ces révoltes arabes à l’aune des inquiétudes liées aux problèmes de politique intérieure et de société.

Marqués par les enseignements de la Révolution culturelle et plus encore par les événements de juin 1989 (place Tiananmen), ceux qui appartiennent à la génération des 60-70 ans évoquent tous cette référence pour insister sur le fait que la Chine ne peut se permettre une nouvelle vague d’instabilité interne. Le « printemps arabe » rappelle ainsi à cette génération le devoir de la Chine de se concentrer sur ses nombreux problèmes intérieurs et d’environnement proche, avant de s’atteler à jouer un rôle de puissance globale qu’elle n’est pas prête à exercer. La génération des quadras (universitaires et think-tanks), plus libérale, appréhende également le « printemps arabe » sous le prisme de la politique intérieure, mais en pointant clairement le changement de régime, comme en Libye et en Syrie.

Le débat interne, au sein du parti communiste et dans la blogosphère, après l’abstention de la Chine au vote de la résolution 1973 sur la Libye, qui a été suivie par l’intervention militaire de l’OTAN, a fortement contribué au flottement que l’on perçoit. Les libéraux estiment que les dirigeants ont adopté une attitude trop fermée alors que les militaires jugent le pouvoir actuel trop favorable aux Occidentaux.

Néanmoins, tous se gardent d’établir une comparaison directe entre la situation intérieure, jugée saine grâce à l’essor économique du pays depuis dix ans, et l’échec des pays arabes à se développer. C’est la faillite des élites arabes au pouvoir, incapables de se renouveler et qui ont privilégié l’accumulation des richesses privées au détriment du développement de leur pays et des classes moyennes. Pékin tire toutefois des leçons de ces événements en réaffirmant avec force ses priorités de développement intérieur.

La décennie passée a permis une croissance inédite que la Chine sait ne plus être en mesure de garantir, notamment à la suite de la crise économique sévère qui affecte les Etats-Unis et l’Union européenne. C’est pourquoi Pékin privilégie son marché intérieur et veille à aplanir les écarts de richesse entre le littoral et l’intérieur du pays, tout en s’attelant au problème très préoccupant de l’aggravation de la corruption, notamment dans les provinces. C’est ce dernier aspect qui fait craindre aux Chinois un phénomène plus ou moins comparable au « printemps arabe », dénoncé de façon continue sur la blogosphère locale et réprimé sans aucune concession par le Parti (prononciation systématique de la peine de mort pour tout dirigeant condamné pour corruption).

Le « printemps arabe » est donc lourd d’enseignements pour les dirigeants chinois, notamment dans leur volonté politique de privilégier les dynamiques interne et locale. En revanche, sur la scène internationale, Pékin se contentera, au cours de cette décennie, de défendre ses intérêts économiques et stratégiques aux côtés des autres grandes nations émergentes (Brésil, Russie, Inde, Turquie, Afrique du Sud) sans céder aux pressions croissantes des puissances occidentales (Etats-Unis surtout) pour assumer le statut de nouvelle puissance « responsable ».


L’opposition syrienne veut refonder l’unité nationale



L’opposition syrienne veut refonder l’unité nationale


Par Zénobie

Dans la Syrie de demain, « la Constitution protégera les minorités et leurs droits », déclarait M. Burhan Ghalioun, le président du Comité national syrien — qui rassemble les forces d’opposition au régime — dans un message vidéo adressé au peuple syrien, le 5 novembre 2011, à l’occasion de la fête musulmane de l’Aid Al-Kabir (1). Alors que les observateurs se focalisent sur la guerre civile, ce discours du principal opposant au régime de M. Bachar Al-Assad témoigne d’un autre processus en cours : ce qui se joue en Syrie n’est pas seulement un changement de régime, mais aussi et surtout une véritable refondation de l’unité nationale. C’est pourquoi le régime crie au risque de guerre civile, et provoque en sous-main des tensions confessionnelles. En effet, la redéfinition de l’unité nationale sur la base de l’égale intégration de toutes les composantes de la nation démasquera l’imposture d’un pouvoir qui se prétend nationaliste arabe, séculier, et garant de l’unité nationale — c’est-à-dire de la protection des minorités contre le « danger islamiste ».

Pour comprendre les enjeux de cette refondation, il faut remonter dans le temps. Dans les années 1930, le nationalisme arabe en Syrie, qui s’est d’abord construit comme un outil politique de combat contre la présence coloniale française, a pensé l’unité nationale en des termes négateurs de la réalité sociale et anthropologique : tout ce qui était perçu comme facteur de division (la communauté ethnique, confessionnelle, la tribu, les solidarités régionales, sur lesquelles avait abondamment joué la tutelle française) a été ramené à de l’obscurantisme, au profit d’une unité arabe syrienne — l’apposition des deux adjectifs étant en soi très ambiguë.

Les liens anthropologiques premiers, ainsi sommés de disparaître, s’adaptèrent alors en se dissimulant derrière le discours nationaliste, en se repliant dans les coulisses de la scène politique. Mais ils restèrent bien vivaces. Et, lorsque le parti Baas, formation nationaliste arabe par excellence, accéda au pouvoir en 1963, et surtout en 1966 et en 1970 (avec le coup d’Etat de Hafez Al-Assad), c’est une minorité qui accédait de fait au sommet de l’Etat. C’est évidemment au nom du nationalisme arabe que cette minorité alaouite instaura son contrôle communautaire sur l’Etat et la société, et que le clan Assad dénia (et dénie toujours) à quiconque le droit de réclamer une part dans le pouvoir. Ainsi, la mention même des communautés, devenue crime contre l’Etat, interdit de dénoncer la mainmise alaouite ; de dénoncer les faveurs accordées par le pouvoir alaouite à certaines communautés minoritaires aux dépens de la majorité sunnite de la population. Toute contestation politique porterait ainsi, selon le régime, la marque de la sédition confessionnelle orchestrée de l’étranger.

Aux antipodes de la pensée nationaliste arabe et séculière par lui instrumentalisée et dévoyée, le régime des Assad a réussi au cours des décennies à renforcer la conscience minoritaire dans le pays en faisant croire aux communautés alaouite, chrétienne et druze, notamment, qu’il était le seul garant de leur sécurité. Et lorsqu’éclata l’intifada syrienne, en mars 2011, il lui a suffi de crier au danger islamiste pour que les vieux réflexes de peur remontent à la surface des consciences minoritaires. C’est ainsi que les manifestants pacifiques, impitoyablement abattus dans la rue, ont été diabolisés parce qu’ils sortaient des mosquées — l’espace public par excellence des villes orientales et musulmanes, le seul que le régime ne peut se permettre de fermer et d’où musulmans et chrétiens, laïcs et pratiquants lancent des mouvements de contestation. Quel que soit le contenu politique de leur révolte, les villes et villages mobilisés sont essentialisés comme musulmans et renvoyés à l’identité sunnite de la majorité de leur population (2).

On se souvient que, dans l’entre-deux-guerres, lorsque les nationalistes arabes manifestaient pour demander l’indépendance et l’unité (d’une Syrie alors divisée par les Français sur des bases communautaires et régionales), les Français et ceux des minoritaires qui leur étaient alliés, renvoyaient déjà ces manifestations anticoloniales à l’identité musulmane de la majorité des manifestants.

Aujourd’hui encore, des chrétiens, des Druzes et des Alaouites éclairés, dont le niveau d’éducation est pourtant élevé, se trouvent soudainement incapables d’analyser un événement politique, une réalité sociologique en pleine mutation. Ils se réfugient devant la télévision Al-Dounia, porte-parole du régime et propriété du clan Al-Assad. Du jour au lendemain, les grandes chaînes arabes (Al-Jazira, Al-Arabiya), qui ont renouvelé l’information sur la scène arabe, sont devenues des télévisions honnies. La conscience minoritaire est bien l’une des clés du soutien intérieur (et régional) au régime des Assad. C’est pourquoi la guerre confessionnelle incarne à ses yeux le salut politique.


Rupture générationnelle


Ce qui se passe en Syrie, sous l’action des manifestants, constitue une véritable rupture générationnelle, intellectuelle, politique et idéologique ; une rupture dont l’importance est similaire à celle qu’a connue la société entre 1918 et 1928, entre la fin de l’Empire ottoman et la mise en place de l’Etat moderne. Comme tous les observateurs l’ont constaté, l’opposition a témoigné depuis neuf mois de son extraordinaire lucidité politique dans des circonstances à tout le moins défavorables. Au fil des mois de résistance, les manifestants ont construit une conscience politique, élaboré une organisation clandestine (avec les comités de coordination) et mobilisé leur énergie pour maintenir la voie pacifique choisie depuis le début (en dépit de provocations, de dérapages et d’incidents).

La refondation de l’unité nationale se trouve donc facilitée par le fait que les révolutions arabes dans leur ensemble ont signé la fin des idéologies du XXe siècle, nationalisme arabe comme islamisme, tous deux construits sur le schéma commun de l’oumma (arabe ou islamique), utopique projection d’une nation transfrontalière. Tous les courants politiques, islamistes inclus, savent désormais qu’ils se meuvent dans des frontières et que certaines valeurs comme la liberté, la dignité et la démocratie sont devenues incontournables pour leurs opinions publiques. Les projets de société qui remporteront demain les élections en Syrie porteront la marque identitaire de la société syrienne, confessionnellement diverse, arabe et musulmane dans une culture sociale qui englobe aussi toutes les communautés minoritaires.

Comme beaucoup de pays de la région, la Syrie n’a pas su se construire une unité nationale, qui donnerait aux minorités le sentiment de participer à l’Etat au-delà de leurs frontières communautaires. L’esprit et une solidarité de corps (la asabiyya) hérités des Empires musulmans s’opposaient au modèle d’un Etat-nation bâti sur une société de citoyens. La révolte syrienne a compris que, sur ce point, une rupture idéologique était indispensable.

Cette rupture porte aussi une inversion du rapport au temps historique dans la mesure où les deux anciennes utopies dominantes (oumma islamiyya, oumma arabiyya) supposaient, dans une vision circulaire, que l’avenir résidait dans des formes de retour à une unité mythique des origines. De même que la oumma islamiyya, en reprenant les termes d’une nation musulmane originelle (et toujours mythique), devait apporter le bonheur sur cette terre, il suffisait au nationalisme arabe d’arriver au pouvoir pour que le progrès s’épanouisse par lui-même. L’impensé social et économique qui a plombé les régimes nationalistes arabes réside en partie dans cette vision de l’histoire. Aujourd’hui, l’opposition syrienne autant que la nouvelle génération ont compris qu’il faut prendre le risque de construire le destin national en affrontant la réalité sociale et en regardant l’avenir ; en sachant que la révolution dans les mentalités est toujours plus longue à construire que la révolution politique…

L’opposition syrienne cherche son salut en évitant deux pièges : le piège confessionnel et le piège de la lutte armée. Elle a retenu les leçons de la guerre civile du Liban (1975-1990) et des violences confessionnelles en Irak à partir de 2003. Elle redoute d’autant plus le piège confessionnel dans lequel le pouvoir cherche à la faire tomber que la terreur et la barbarie du régime, ouvertement orchestrées par des acteurs alaouites, provoquent des réactions de rejet communautaire chez nombre de civils.

D’autre part, l’opposition syrienne a aussi tiré les leçons de la révolution libyenne, tant pour ce qui est de la lutte armée que pour ce qui est du soutien de l’étranger. Un certain nombre de voix, notamment, mais pas uniquement, chez les manifestants venus des secteurs traditionnels et des tribus, en appellent aux armes, à la fois pour venger les morts et pour mettre fin au bain de sang qui dure depuis neuf mois. Sans parler des milliers de militaires patriotes et déserteurs qui se sont donné pour mission de défendre le peuple contre l’armée du régime, et qui accomplissent cette mission avec les seuls moyens qu’ils maîtrisent : la force armée. C’est pourquoi le Conseil national syrien a conclu le 1er décembre un accord avec l’Armée syrienne libre, encadrant les interventions des militaires. Il a également rejeté toute intervention étrangère, et se limite à demander un espace d’exclusion aérienne afin de protéger les civils.

Le double piège, celui de la lutte armée et de la guerre confessionnelle, n’est donc pas seulement un effet de la propagande du régime : c’est un effet des évolutions du terrain, d’une barbarie chaque jour renouvelée et de l’absence de soutien effectif à la révolution en cours.

Le véritable défi pour la révolution syrienne réside dans sa capacité à déjouer ce double piège, qui accréditera sa capacité à refonder l’unité nationale. Avec la patience de celui qui a tout l’avenir devant lui.


(1) Cf. « Dr. Burhan Ghalioun, SNC President Address to The Nation », sur Youtube.
(2) La Syrie compte quelque 70 % à 80 % d’habitants sunnites.


Les crimes coloniaux étaient un génocide



Les crimes coloniaux étaient un génocide


En incitant Paris à balayer devant sa porte avant de condamner le génocide arménien, le Premier ministre turc a ouvert la voie aux historiens algériens : oui, un génocide a bel et bien été commis dans l'ancienne colonie. Le point de vue de l'historien Mohamed El-Korso.

Par Mustapha Benfodil  

L'historien et ancien président de l'association du 8 Mai 1945 [le 27 avril 2008, la France a reconnu que "d'épouvantables massacres" avaient eu lieu à Sétif, Guelma et Kherrata (dans l'est du pays) le 8 mai 1945], Mohamed El-Korso, ne mâche pas ses mots. Pour lui, il est indéniable que le mot "génocide" s'applique parfaitement aux crimes coloniaux perpétrés par la France en Algérie. Joint hier [le 24 décembre] au téléphone, il a réagi à la polémique qui fait rage entre Paris et Ankara en abondant dans le sens du président Erdogan : "Quand vous avez un colonel de la colonisation qui dit : 'Je coupe les têtes', il ne parle pas de couper des têtes des artichauts, mais celles des Algériens. L'intention de liquider par le sabre et le fusil est réelle et non fictive. Les "enfumades" et les "emmurements" qui ont décimé des tribus entières, comment qualifier cela ? Martèle-t-il, avant de lancer : "Le colonel Montagnac disait : 'Tuez tous les hommes à partir de l'âge de 15 ans.' Est-ce que ça, ce n'est pas un génocide ? Les Cavaignac, Bugeaud, Pélissier ne sont pas venus en villégiature. Ils sont venus liquider tout un peuple et ils ne pouvaient prendre la place de ce qu'ils appelaient les 'autochtones' sans commettre de génocide."

Mohamed El-Korso fournit quelques faits édifiants à ce propos : "L'armée coloniale expérimenta l'extermination par le gaz un bon siècle avant l'Allemagne nazie. Les enfumades et emmurements dans le Dahra – dans la région de Mostaganem – des (tribus) Sbehas en juin 1844 par le colonel Cavaignac et des Ouled Riah le 19 juin 1854 par le colonel Pélissier ; les fours à chaux de Guelma (mai 1945) ; les cuves à vin (1957) des colons de Tlemcen, Sidi Bel-Abbès ou Zéralda ; le gazage des habitants du Dahra qui s'étaient réfugiés dans Ghar Layachine (1959) – pour ne citer que ces quelques exemples – ne sont nullement une vue de l'esprit.

Le charnier de Chréa, dans la wilaya de Tébessa, qui ne compte pas moins de 651 cadavres en dit long sur 'l'œuvre accomplie par la France en Algérie'" (El-Watan du 14 mai 2005). Revenant à la crise franco-turque, Mohamed El-Korso considère que l'attitude française dans cette affaire est "schizophrénique" : "La France se permet de donner des leçons aux autres, alors qu'elle ferait mieux de donner des leçons à elle-même. C'est une attitude schizophrénique. On reconnaît les crimes des autres, mais pas ses propres crimes." "Sarkozy invite chaque pays à regarder son passé et à en tirer les conclusions qui s'imposent. Est-ce que la France a le courage de regarder le sien ? Au lieu de cela, ils ont institué une Fondation pour l'écriture de l'histoire afin de blanchir les crimes de la colonisation."

Le professeur El-Korso note que "c'est le Parlement français qui est en train d'écrire l'Histoire". Il rappelle en l'occurrence l'épisode de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance du "rôle positif" de la colonisation ainsi que le vote d'une loi sur les harkis.

Mohamed El-Korso salue la position du Premier ministre turc. "L'attitude d'Erdogan est digne. C'est une véritable secousse", se réjouit-il. "L'attitude française vis-à-vis de la Turquie n'est pas culturaliste, mais éminemment politique. C'est une provocation. Et la réaction d'Erdogan est à la mesure de cette provocation." Pour lui, le timing de cette dernière loi trahit des "visées électoralistes". "Sarkozy ressort ces questions à la veille de chaque élection présidentielle, comme ce fut le cas en 2005. Sarkozy avait terminé sa campagne présidentielle dans le sud de la France, à Montpellier, Toulon et Perpignan, où vivent beaucoup de pieds-noirs et d'anciens membres de l'OAS [Organisation de l'armée secrète]. La France n'a jamais connu un président aussi provocateur", assène-t-il.

Mohamed El-Korso regrette le peu d'enthousiasme que suscitent les questions liées à l'Histoire de la part de notre classe politique : "Il est navrant de constater le silence de la classe politique en Algérie. Nous n'avons noté aucune réaction de sa part. Elle a visiblement d'autres chats à fouetter." Le professeur El-Korso estime qu'il serait malvenu de parler après Erdogan : "C'est un peu trop tard pour réagir dans le sillage d'Erdogan. Cela relèverait du plus bas mimétisme." Il déplore qu'au niveau officiel il n'y ait pas de loi claire qui réponde à l'acte législatif français : "Ils [les Français] veulent solder le passé avec notre bénédiction et notre silence. On a eu une bonne opportunité pour réagir, mais on a jeté dans la poubelle de l'Histoire la proposition de loi sur la criminalisation du fait colonial, quand bien même elle était imparfaite." "Il y a de bonnes choses qui se font sur plan de l'écrit, mais la meilleure réponse à la France doit être politique. Il faut un travail sérieux avec l'apport de spécialistes pour aboutir à une loi criminalisant la colonisation" ; conclut-il.


Le printemps arabe ?



Le printemps arabe ?

 Par Samir Amin

L’année 2011 s’est ouverte par une série d’explosions fracassantes de colère des peuples arabes. Ce printemps arabe amorcera-t-il un second temps de « l’éveil du monde arabe » ? Ou bien ces révoltes vont-elles piétiner et finalement avorter – comme cela été le cas du premier moment de cet éveil évoqué dans mon livre L’éveil du Sud. Dans la première hypothèse, les avancées du monde arabe s’inscriront nécessairement dans le mouvement de dépassement du capitalisme / impérialisme à l’échelle mondiale. L’échec maintiendrait le monde arabe dans son statut actuel de périphérie dominée, lui interdisant de s’ériger au rang d’acteur actif dans le façonnement du monde.

Il est toujours dangereux de généraliser en parlant du « monde arabe », en ignorant par là même la diversité des conditions objectives qui caractérisent chacun des pays de ce monde. Je centrerai donc les réflexions qui suivent sur l’Égypte, dont on reconnaîtra sans difficulté le rôle majeur qu’elle a toujours rempli dans l’évolution générale de la région. L’Égypte a été le premier pays de la périphérie du capitalisme mondialisé qui a tenté « d’émerger ». Bien avant le Japon et la Chine, dès le début du XIXe siècle Mohammed Ali avait conçu et mis en œuvre un projet de rénovation de l’Égypte et de ses voisins immédiats du Mashreq arabe. Cette expérience forte a occupé les deux tiers du XIXe siècle et ne s’est essoufflée que tardivement dans la seconde moitié du règne du Khédive Ismail, au cours des années 1870. L’analyse de son échec ne peut ignorer la violence de l’agression extérieure de la puissance majeure du capitalisme industriel central de l’époque – la Grande Bretagne. Par deux fois, en 1840, puis dans les années 1870 par la prise du contrôle des finances de l’Égypte khédivale, enfin par l’occupation militaire (en 1882), l’Angleterre a poursuivi avec acharnement son objectif : la mise en échec de l’émergence d’une Égypte moderne. Sans doute le projet égyptien connaissait-il des limites, celles qui définissaient l’époque, puisqu’il s’agissait évidemment d’un projet d’émergence dans et par le capitalisme, à la différence du projet de la seconde tentative égyptienne (1919-1967) sur laquelle je reviendrai. Sans doute, les contradictions sociales propres à ce projet comme les conceptions politiques, idéologiques et culturelles sur la base desquelles il se déployait ont-elles leur part de responsabilité dans cet échec. Il reste que sans l’agression de l’impérialisme ces contradictions auraient probablement pu être surmontées, comme l’exemple japonais le suggère.

L’Égypte émergente battue a été alors soumise pour près de quarante ans (1880-1920) au statut de périphérie dominée, dont les structures ont été refaçonnées pour servir le modèle de l’accumulation capitaliste / impérialiste de l’époque. La régression imposée a frappé, au-delà du système productif du pays, ses structures politiques et sociales, comme elle s’est employée à renforcer systématiquement des conceptions idéologiques et culturelles passéistes et réactionnaires utiles pour le maintien du pays dans son statut subordonné.

L’Égypte, c’est à dire son peuple, ses élites, la nation qu’elle représente, n’a jamais accepté ce statut. Ce refus obstiné est à l’origine donc d’une seconde vague de mouvements ascendants qui s’est déployée au cours du demi-siècle suivant (1919-1967). Je lis en effet cette période comme un moment continu de luttes et d’avancées importantes. L’objectif était triple : démocratie, indépendance nationale, progrès social. Ces trois objectifs – quelles qu’en aient été les formulations limitées et parfois confuses – sont indissociables les uns des autres. Cette interconnexion des objectifs n’est d’ailleurs rien d’autre que l’expression des effets de l’intégration de l’Égypte moderne dans le système du capitalisme / impérialisme mondialisé de l’époque. Dans cette lecture, le chapitre ouvert par la cristallisation nassériste (1955-1967) n’est rien d’autre que le dernier chapitre de ce moment long du flux d’avancée des luttes, inauguré par la révolution de 1919-1920.

Le premier moment de ce demi-siècle de montée des luttes d’émancipation en Égypte avait mis l’accent – avec la constitution du Wafd en 1919 – sur la modernisation politique par l’adoption d’une forme bourgeoise de démocratie constitutionnelle et sur la reconquête de l’indépendance. La forme démocratique imaginée permettait une avancée laïcisante – sinon laïque au sens radical du terme – dont le drapeau (associant le croissant et la croix – un drapeau qui a fait sa réapparition dans les manifestations de janvier et février 2011) constitue le symbole. Des élections « normales » permettaient alors non seulement à des Coptes d’être élus par des majorités musulmanes, mais encore davantage à ces mêmes Coptes d’exercer de très hautes fonctions dans l’Etat, sans que cela ne pose le moindre problème.

Tout l’effort de la puissance britannique, avec le soutien actif du bloc réactionnaire constitué par la monarchie, les grands propriétaires et les paysans riches, s’est employé à faire reculer les avancées démocratiques de l’Égypte wafdiste. La dictature de Sedki Pacha, dans les années 1930 (abolition de la constitution démocratique de 1923) s’est heurtée au mouvement étudiant, fer de lance à l’époque des luttes démocratiques anti-impérialistes. Ce n’est pas un hasard si, pour en réduire le danger, l’ambassade britannique et le Palais royal ont alors soutenu activement la création des Frères musulmans (1927) qui s’inspiraient de la pensée « islamiste » dans sa version « salafiste » (passéiste) wahabite formulée par Rachid Reda, c’est à dire la version la plus réactionnaire (antidémocratique et anti progrès social) du nouvel « Islam politique ».

La conquête de l’Ethiopie entreprise par Mussolini et la perspective d’une guerre mondiale se dessinant, Londres s’est trouvé obligé de faire des concessions aux forces démocratiques, permettant le retour du Wafd en 1936 et la signature du Traité anglo-égyptien de la même année – un Wafd au demeurant lui-même « assagi ». La seconde guerre mondiale a, par la force des choses, constitué une sorte de parenthèse. Mais le flux de montée des luttes a repris dès le 21 février 1946, avec la constitution du bloc étudiant-ouvrier, renforcé dans sa radicalisation par l’entrée en scène des communistes et du mouvement ouvrier. Là encore, les forces de la réaction égyptienne soutenues par Londres ont réagi avec violence et mobilisé à cet effet les Frères musulmans qui ont soutenu une seconde dictature de Sedki Pacha, sans parvenir à faire taire le mouvement. Le Wafd revenu au gouvernement, sa dénonciation du Traité de 1936, l’amorce de la guérilla dans la zone du Canal encore occupée, n’ont été mis en déroute que par l’incendie du Caire (1951), une opération dans laquelle les Frères musulmans ont trempé.

Le premier coup d’État des Officiers libres (1952), mais surtout le second inaugurant la prise de contrôle de Nasser (1954) sont alors venus pour « couronner » cette période de flux continu des luttes selon les uns, ou pour y mettre un terme, selon les autres.
Le nassérisme a substitué à cette lecture que je propose de l’éveil égyptien un discours idéologique abolissant toute l’histoire des années 1919-1952 pour faire remonter la « révolution égyptienne » à juillet 1952. A l’époque, beaucoup parmi les communistes avaient dénoncé ce discours et analysé les coups d’Etat de 1952 et 1954 comme destinés à mettre un terme à la radicalisation du mouvement démocratique. Ils n’avaient pas tort, car le nassérisme ne s’est cristallisé comme projet anti-impérialiste qu’après Bandoung (avril 1955). Le nassérisme a alors réalisé ce qu’il pouvait donner : une posture internationale résolument anti-impérialiste (associée aux mouvements panarabe et panafricain), des réformes sociales progressistes (mais non « socialistes »). Le tout, par en haut, non seulement « sans démocratie » (en interdisant aux classes populaires le droit de s’organiser par elles-mêmes et pour elles-mêmes), mais en « abolissant » toute forme de vie politique.
Le vide créé appelait l’Islam politique à le remplir. Le projet a alors épuisé son potentiel d’avancées en un temps bref – dix années de 1955 à 1965. L’essoufflement offrait à l’impérialisme, dirigé désormais par les États-Unis, l’occasion de briser le mouvement, en mobilisant à cet effet leur instrument militaire régional : Israël. La défaite de 1967 marque alors la fin de ce demi-siècle de flux. Le reflux est amorcé par Nasser lui-même, choisissant la voie des concessions à droite – (« l’infitah » – l’ouverture, entendre « à la mondialisation capitaliste ») plutôt que la radicalisation pour laquelle se battaient, entre autres, les étudiants (dont le mouvement occupe le devant de la scène en 1970, peu avant puis après la mort de Nasser).
Sadate qui succède, accentue la portée de la dérive à droite et intègre les Frères musulmans dans son nouveau système autocratique. Moubarak poursuit dans la même voie.

La période de reflux qui suit (1967-2011) couvre à son tour presqu’un demi-siècle. L’Égypte, soumise aux exigences du libéralisme mondialisé et aux stratégies des Etats-Unis, a cessé d’exister comme acteur actif régional et international. Dans la région, les alliés majeurs des Etats-Unis – l’Arabie saoudite et Israël – occupent le devant de la scène. Israël peut alors s’engager dans la voie de l’expansion de sa colonisation de la Palestine occupée, avec la complicité tacite de l’Égypte et des pays du Golfe. L’Égypte de Nasser avait mis en place un système économique et social critiquable mais cohérent. Nasser avait fait le pari de l’industrialisation pour sortir de la spécialisation internationale coloniale qui cantonnait le pays à l’exportation de coton. Ce système a assuré une répartition des revenus favorable aux classes moyennes en expansion, sans appauvrissement des classes populaires. Sadate et Moubarak ont œuvré au démantèlement du système productif égyptien, auquel ils ont substitué un système totalement incohérent, exclusivement fondé sur la recherche de la rentabilité d’entreprises qui ne sont pour la plupart que des sous-traitants du capital des monopoles impérialistes. Les taux de croissance égyptiens, prétendument élevés, qu’exalte depuis trente ans la Banque mondiale, n’ont aucune signification. La croissance égyptienne est vulnérable à l’extrême. Cette croissance, par ailleurs, s’est accompagnée d’une incroyable montée des inégalités et du chômage qui frappe une majorité de jeunes. Cette situation était explosive ; elle a explosé.

L’apparente « stabilité du régime » que Washington vantait reposait sur une machine policière monstrueuse (1 200 000 hommes contre 5 00 000 seulement pour l’armée), qui se livrait à des abus criminels quotidiens. Les puissances impérialistes prétendaient que ce régime « protégeait » l’Égypte de l’alternative islamiste. Or, il ne s’agit là que d’un mensonge grossier. En fait, le régime avait parfaitement intégré l’Islam politique réactionnaire (le modèle wahabite du Golfe) dans son système de pouvoir, en lui concédant la gestion de l’éducation, de la justice et des médias majeurs (la télévision en particulier). Le seul discours autorisé était celui des mosquées confiées aux Salafistes, leur permettant de surcroît de faire semblant de constituer « l’opposition ». La duplicité cynique du discours de l’establishment des États-Unis (et sur ce plan Obama n’est pas différent de Bush) sert parfaitement ses objectifs.
Le soutien de fait à l’Islam politique annihile les capacités de la société à faire face aux défis du monde moderne (il est à l’origine du déclin catastrophique de l’éducation et de la recherche), tandis que la dénonciation occasionnelle des « abus » dont il est responsable (assassinats de Coptes, par exemple) sert à légitimer les interventions militaires de Washington engagé dans la soit disant « guerre contre le terrorisme ».
Le régime pouvait paraître « tolérable » tant que fonctionnait la soupape de sécurité que représentait l’émigration en masse des pauvres et des classes moyennes vers les pays pétroliers. L’épuisement de ce système (la substitution d’immigrés asiatiques à ceux en provenance des pays arabes) a entraîné la renaissance des résistances. Les grèves ouvrières de 2007 – les plus fortes du continent africain depuis 50 ans – la résistance obstinée des petits paysans menacés d’expropriation par le capitalisme agraire, la formation de cercles de protestation démocratique dans les classes moyennes (les mouvements Kefaya et du 6 avril) annonçaient l’inévitable explosion - attendue en Égypte, même si elle a surpris les « observateurs étrangers ». Nous sommes donc entrés dans une phase nouvelle de flux des luttes d’émancipation dont il nous faut alors analyser les directions et les chances de développement.

Les composantes du mouvement démocratique

La « révolution égyptienne » en cours illustre la possibilité de la fin annoncée du système « néolibéral », remis en cause dans toutes ses dimensions politiques, économiques et sociales. Ce mouvement gigantesque du peuple égyptien associe trois composantes actives : les jeunes « re-politisés » par leur propre volonté et dans des formes « modernes » qu’ils ont inventées, les forces de la gauche radicale, celles rassemblées par les classes moyennes démocrates. Les jeunes (environ un million de militants) ont été le fer de lance du mouvement. Ils ont été immédiatement rejoints par la gauche radicale et les classes moyennes démocrates. Les Frères musulmans dont les dirigeants avaient appelé à boycotter les manifestations pendant les quatre premiers jours (persuadés que celles-ci seraient mises en déroute par la répression) n’ont accepté le mouvement que tardivement, lorsque l’appel, entendu par l’ensemble du peuple égyptien, a produit des mobilisations gigantesques de 15 millions de manifestants.

Les jeunes et la gauche radicale poursuivent trois objectifs communs : la restauration de la démocratie (la fin du régime militaire et policier), la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique et sociale favorable aux classes populaires (la rupture avec la soumission aux exigences du libéralisme mondialisé), et celle d’une politique internationale indépendante (la rupture avec la soumission aux exigences de l’hégémonie des États-Unis et du déploiement de son contrôle militaire sur la planète).
La révolution démocratique à laquelle ils appellent est une révolution démocratique anti-impérialiste et sociale. Bien que le mouvement des jeunes reste diversifié dans sa composition sociale et ses expressions politiques et idéologiques, il se situe dans l’ensemble « à gauche ». Les manifestations de sympathie spontanées et fortes avec la gauche radicale en sont le témoignage. Les classes moyennes se rassemblent dans l’ensemble autour du seul objectif démocratique, sans nécessairement remettre intégralement en cause le « marché » (tel qu’il est) et l’alignement international de l’Égypte. On ne doit pas ignorer le rôle d’un groupe de blogueurs qui participent – consciemment ou pas – à un véritable complot organisé par la CIA. Ses animateurs sont généralement des jeunes issus des classes aisées, américanisés à l’extrême, qui se posent néanmoins en « contestataires » des dictatures en place.
Le thème de la démocratie, dans la version que sa manipulation par Washington impose, domine leurs interventions sur le « net ». Ils participent de ce fait à la chaîne des acteurs des contrerévolutions orchestrées par Washington, déguisées en « révolutions démocratiques » sur le modèle « des révolutions colorées » de l’Europe de l’Est. Mais on aurait tort de conclure que ce complot est à l’origine des révoltes populaires. La CIA tente néanmoins de renverser le sens du mouvement, d’éloigner les militants de leurs objectifs de transformation sociale progressiste et de les dévoyer sur d’autres terrains.
Les chances de succès du complot deviennent sérieuses si le mouvement échoue dans la construction de la convergence de ses diverses composantes, à identifier des objectifs stratégiques communs et à inventer des formes d’organisation et d’action efficaces.
On connaît des exemples de cet échec, aux Philippines et en Indonésie par exemple. Il est intéressant de noter à ce propos que nos blogueurs, qui s’expriment en anglais plutôt qu’en arabe ( !), partis dans la défense de la « démocratie » - à l’américaine- développent souvent, en Egypte, des arguments destinés à légitimer les Frères Musulmans.

L’appel à la manifestation formulé par les trois composantes actives du mouvement a été rapidement entendu par l’ensemble du peuple égyptien. La répression, d’une violence extrême les premiers jours (plus d’un millier de morts) n’a pas découragé ces jeunes et leurs alliés (qui, à aucun moment, n’ont appelé à leur secours les puissances occidentales comme on a pu le voir ailleurs). Leur courage a été l’élément décisif qui a entraîné dans la protestation à travers tous les quartiers des grandes et des petites villes, voire de villages, une quinzaine de millions de manifestants pendant des jours et des jours (et parfois des nuits). Ce succès politique foudroyant a produit ses effets : la peur a changé de camp ; Hilary Clinton et Obama ont découvert alors qu’il leur fallait lâcher Moubarak qu’ils avaient soutenu jusqu’alors, tandis que les dirigeants de l’armée sortaient du silence, refusaient de participer à la relève de la répression – sauvegardant ainsi leur image – et finalement déposaient Moubarak et quelque uns de ses suppôts majeurs.

La généralisation du mouvement à l’ensemble du peuple égyptien constitue par elle-même un défi positif. Car ce peuple est, comme tous les autres, loin de constituer un « bloc homogène ».
Certains des segments qui le composent renforcent incontestablement la perspective d’une radicalisation possible. L’entrée dans la bataille de la classe ouvrière (environ 5 millions de travailleurs) peut être décisive. Les travailleurs en lutte (à travers de nombreuses grèves) ont fait progresser des formes d’organisation amorcées depuis 2007. On compte désormais plus d’une cinquantaine de syndicats indépendants. La résistance opiniâtre des petits paysans aux expropriations rendues possibles par l’annulation de la réforme agraire (les Frères musulmans ont voté au parlement pour ces lois scélérates, sous prétexte que la propriété privée serait « sacrée » dans l’Islam et que la réforme agraire était inspirée par le diable communiste !) participe également de la radicalisation possible du mouvement. Il reste qu’une masse gigantesque de « pauvres » ont participé activement aux manifestations de février 2011 et se retrouvent souvent dans des comités populaires constitués dans les quartiers pour « défendre la révolution ».
Ces « pauvres » peuvent donner l’impression (par les barbes, les voiles, les accoutrements vestimentaires) que le pays profond est « islamique », voire mobilisé par les Frères musulmans. En fait, leur entrée en scène s’est imposée à la direction de l’organisation. La course est donc engagée : qui des Frères et de leurs associés islamistes (les Salafistes) ou de l’alliance démocratique parviendra à formuler des alliances efficaces avec les masses désorientées, voire à les « encadrer » (terme que je récuse) ? Des avancées non négligeables dans la construction du front uni des forces démocratiques et des travailleurs sont en cours en Egypte.
Cinq partis d’orientation socialiste (le Parti Socialiste égyptien, l’Alliance populaire démocratique –une majorité sortie de l’ancien parti du Tagammu, le Parti démocratique des travailleurs, le Parti des Socialistes révolutionnaires –trotskiste, et le Parti Communiste égyptien –qui avait été une composante du Tagammu) ont constitué en avril 2011 une Alliance des forces socialistes, et se sont engagés à poursuivre, à travers elle, leurs luttes en commun. Parallèlement un Conseil National (Maglis Watany) à été constitué par toutes les forces politiques et sociales acteurs du mouvement (les partis à orientation socialiste, les partis démocratiques divers, les syndicats indépendants, les organisations paysannes, les réseaux de jeunes, de nombreuses associations sociales). Les Frères Musulmans et les partis de droite ont refusé de participer à ce Conseil, réaffirmant ainsi ce qu’on sait : leur opposition à la poursuite du mouvement. Le Conseil rassemble environ 150 membres.

Face au mouvement démocratique : le bloc réactionnaire

Tout comme dans la période de flux des luttes du passé, le mouvement démocratique anti-impérialiste et social se heurte en Égypte à un bloc réactionnaire puissant. Ce bloc peut être identifié dans les termes de ses composantes sociales (de classes, évidemment) mais il doit l’être tout également dans ceux qui définissent ses moyens d’intervention politique et des discours idéologiques au service de celle-ci.

En termes sociaux, le bloc réactionnaire est dirigé par la bourgeoisie égyptienne considérée dans son ensemble. Les formes d’accumulation dépendante à l’œuvre au cours des 40 dernières années ont produit l’émergence d’une bourgeoisie riche, bénéficiaire exclusive de l’inégalité scandaleuse qui a accompagné ce modèle « libéral-mondialisé ». Il s’agit de dizaines de milliers non pas « d’entrepreneurs inventifs » - comme le discours de la Banque mondiale les présente – mais de millionnaires et de milliardaires qui tous doivent leur fortune à leur collusion avec l’appareil politique (la « corruption » est une composante organique de ce système). Cette bourgeoisie est compradore (dans la langue politique courante en Égypte le peuple les qualifie de « parasites corrompus »).
Elle constitue le soutien actif de l’insertion de l’Égypte dans la mondialisation impérialiste contemporaine, l’allié inconditionnel des États-Unis. Cette bourgeoisie compte dans ses rangs de nombreux généraux de l’armée et de la police, de « civils » associés à l’État et au parti dominant (« National démocratique ») créé par Sadate et Moubarak, de religieux (la totalité des dirigeants des Frères musulmans et des cheikhs majeurs de l’Azhar, sont tous des « milliardaires »). Certes, il existe encore une bourgeoisie de petits et moyens entrepreneurs actifs. Mais ceux-là sont les victimes du système de racket mis en place par la bourgeoisie compradore, réduits le plus souvent au statut de sous-traitants dominés par les monopoles locaux, eux-mêmes courroies de transmission des monopoles étrangers. Dans le domaine de la construction, cette situation est presque généralisée : les « gros » raflent les marchés puis les sous-traitent avec les « petits ». Cette bourgeoisie d’entrepreneurs authentiques sympathise avec le mouvement démocratique.

Le versant rural du bloc réactionnaire n’est pas moins important. Il s’est constitué de paysans riches qui ont été les bénéficiaires majeurs de la réforme agraire nassérienne, se substituant à l’ancienne classe des grands propriétaires. Les coopératives agricoles mises en place par le régime nassérien associaient les petits paysans et les paysans riches et de ce fait fonctionnaient principalement au bénéfice des riches. Mais le régime avait pris des précautions pour limiter les agressions possibles contre les petits paysans. Ces précautions ayant été abandonnées par Sadate et Moubarak, sur la recommandation de la Banque mondiale, la paysannerie riche s’emploie maintenant à accélérer l’élimination de la petite paysannerie. Les paysans riches ont toujours constitué dans l’Égypte moderne une classe réactionnaire et ils le sont plus que jamais. Ils sont également le soutien majeur de l’Islam conservateur dans les campagnes et, par leurs rapports étroits (souvent de parenté) avec les représentants des appareils d’État et de la religion (l’Azhar est en Égypte l’équivalent d’une Église musulmane organisée) dominent la vie sociale rurale. De surcroît une bonne partie des classes moyennes urbaines (en particulier les officiers de l’armée et de la police, mais également les technocrates et les professions libérales) sont sorties directement de la paysannerie riche.

Ce bloc social réactionnaire dispose d’instruments politiques à son service : l’armée et la police, les institutions de l’État, le parti politique privilégié (une sorte de parti unique de fait) – le Parti national démocratique créé par Sadate –, l’appareil religieux (l’Azhar), les courants de l’Islam politique (les Frères musulmans et les Salafistes). L’aide militaire octroyée par les États-Unis à l’armée égyptienne (1,5 milliard de dollars annuels) n’a jamais été destinée à renforcer la capacité de défense du pays mais au contraire à en annihiler le danger par la corruption systématique, non pas connue et tolérée, mais soutenue positivement, avec cynisme. Cette « aide » a permis aux plus hauts officiers de s’approprier des segments importants de l’économie compradore égyptienne, au point qu’on parle en Égypte de « la société anonyme / armée » (Sharika al geish).
Le commandement de l’armée qui a pris la responsabilité de « diriger » la période de transition, n’est de ce fait pas « neutre » bien qu’il ait pris la précaution de paraître l’être en se dissociant de la répression. Le gouvernement « civil » à ses ordres (dont les membres ont été nommés par le haut commandement) composé en partie d’hommes de l’ancien régime, choisis néanmoins parmi les personnalités les moins visibles de celui-ci, a pris une série de mesures parfaitement réactionnaires destinées à freiner la radicalisation du mouvement. Parmi ces mesures une loi scélérate antigrève (sous prétexte de remettre en route l’économie du pays), une loi imposant des restrictions sévères à la constitution des partis politiques qui vise à ne permettre la possibilité d’entrer dans le jeu électoral qu’aux courants de l’Islam politique (les Frères musulmans en particulier) déjà bien organisés grâce au soutien systématique du régime ancien. Et cependant, en dépit de tout cela, l’attitude de l’armée demeure en dernier ressort imprévisible. Car en dépit de la corruption de ses cadres (les soldats sont des conscrits mais les officiers sont des professionnels) le sentiment nationaliste n’est pas toujours absent chez tous. De surcroît l’armée souffre d’avoir pratiquement été écartée du pouvoir au profit de la police. Dans ces circonstances, et parce que le mouvement a exprimé avec force sa volonté d’écarter l’armée de la direction politique du pays, il est probable que le haut commandement envisagera pour l’avenir de rester dans les coulisses, renonçant à présenter ses hommes dans les élections à venir.

Si, évidemment, l’appareil policier demeure intact (aucune poursuite n’est envisagée contre ses responsables) comme l’ensemble de l’appareil d’État (les nouveaux gouverneurs sont tous des anciens du régime), le Parti national démocratique a par contre disparu dans la tourmente et sa dissolution prononcée par la justice. Néanmoins faisons confiance à la bourgeoisie égyptienne, elle saura faire renaître son parti sous des appellations nouvelles diverses.

L’Islam politique

Les Frères musulmans constituent la seule force politique dont le régime avait non seulement toléré l’existence, mais dont il avait soutenu activement l’épanouissement. Sadate et Moubarak leur avaient confié la gestion de trois institutions fondamentales : l’éducation, la justice et la télévision. Les Frères musulmans n’ont jamais été et ne peuvent pas être « modérés », encore moins « démocratiques ». Leur chef - le mourchid (traduction arabe de « guide » - Führer) est autoproclamé et l’organisation repose sur le principe de la discipline et de l’exécution des ordres des chefs, sans discussions d’aucune sorte. La direction est constituée exclusivement d’hommes immensément riches (grâce, entre autre, au soutien financier de l’Arabie Saoudite, c’est-à-dire de Washington), l’encadrement par des hommes issus des fractions obscurantistes des classes moyennes, la base par des gens du peuple recrutés par les services sociaux de charité offerts par la confrérie (et financés toujours par l’Arabie Saoudite), tandis que la force de frappe est constituée par les milices (les baltaguis) recrutés dans le lumpen.

Les Frères musulmans sont acquis à un système économique basé sur le marché et totalement dépendant de l’extérieur. Ils sont en fait une composante de la bourgeoisie compradore. Ils ont d’ailleurs pris position contre les grandes grèves de la classe ouvrière et les luttes des paysans pour conserver la propriété de leur terre. Les Frères musulmans ne sont donc « modérés » que dans le double sens où ils ont toujours refusé de formuler un programme économique et social quelconque et que, de fait, il ne remettent pas en cause les politiques néo-libérales réactionnaires, et qu’ils acceptent de facto la soumission aux exigences du déploiement du contrôle des États-Unis dans le monde et dans la région. Ils sont donc des alliés utiles pour Washington (y-a-t-il un meilleur allié des États-Unis que l’Arabie Saoudite, patron des Frères ?) qui leur a décerné un « certificat de démocratie » !

Mais les États-Unis ne peuvent avouer que leur stratégie vise à mettre en place des régimes « islamiques » dans la région. Ils ont besoin de faire comme si « cela leur faisait peur ». Par ce moyen, ils légitiment leur « guerre permanente au terrorisme », qui poursuit en réalité d’autres objectifs : le contrôle militaire de la planète destiné à réserver aux États-Unis-Europe-Japon l’accès exclusif aux ressources. Avantage supplémentaire de cette duplicité : elle permet de mobiliser « l’islamophobie » des opinions publiques. L’Europe, comme on le sait, n’a pas de stratégie particulière à l’égard de la région et se contente de s’aligner au jour le jour sur les décisions de Washington. Il est plus que jamais nécessaire de faire apparaître clairement cette véritable duplicité de la stratégie des États-Unis, dont les opinions publiques – manipulées avec efficacité – sont dupes. Les États-Unis, (et derrière eux l’Europe) craignent plus que tout une Égypte réellement démocratique qui, certainement, remettrait en cause son alignement sur le libéralisme économique et la stratégie agressive des États-Unis et de l’OTAN. Ils feront tout pour que l’Égypte ne soit pas démocratique et, à cette fin, soutiendront, par tous les moyens, mais avec hypocrisie, la fausse alternative Frères musulmans qui ont montré n’être qu’en minorité dans le mouvement du peuple égyptien pour un changement réel.

La collusion entre les puissances impérialistes et l’Islam politique n’est d’ailleurs ni nouvelle, ni particulière à l’Égypte. Les Frères musulmans, depuis leur création en 1927 jusqu’à ce jour, ont toujours été un allié utile pour l’impérialisme et le bloc réactionnaire local. Ils ont toujours été un ennemi féroce des mouvements démocratiques en Égypte. Et les multimilliardaires qui assurent aujourd’hui la direction de la Confrérie ne sont pas destinés à se rallier à la cause démocratique ! L’Islam politique est tout également l’allié stratégique des États-Unis et de leurs partenaires subalternes de l’OTAN à travers le monde musulman. Washington a armé et financé les Talibans, qualifiés de « héros de la liberté » (« Freedom Fighters ») dans leur guerre contre le régime national populaire dit « communiste » (avant et après l’intervention soviétique). Lorsque les Talibans ont fermé les écoles de filles créées par les « communistes », il s’est trouvé des « démocrates » et même des « féministes » pour prétendre qu’il fallait « respecter les traditions » !

En Égypte, les Frères musulmans sont désormais épaulés par le courant salafiste (« traditionaliste »), tout également largement financé par les pays du Golfe. Les Salafistes s’affirment extrémistes (wahabites convaincus, intolérants à l’égard de tout autre interprétation de l’Islam) et sont à l’origine des meurtres systématiques perpétrés contre les Coptes. Des opérations difficiles à imaginer sans le soutien tacite (et parfois davantage de complicité) de l’appareil d’État, en particulier de la Justice, largement confiée aux Frères musulmans. Cette étrange division du travail permet aux Frères musulmans de paraître modérés ; ce que Washington feint de croire.
Il y a néanmoins des luttes violentes en perspective au sein des courants religieux islamistes en Égypte. Car l’Islam égyptien historique dominant est « soufi » dont les confréries rassemblent aujourd’hui 15 millions de fidèles. Islam ouvert, tolérant, insistant sur la conviction individuelle plutôt que sur la pratique des rites (« il y a autant de voies vers Dieu que d’individus » disent-ils), le soufisme égyptien a toujours été tenu en suspicion par les pouvoirs d’État, lesquels, néanmoins, maniant la carotte et le bâton, se gardaient d’entrer en guerre ouverte contre lui.
L’Islam wahabite du Golfe se situe à ses antipodes : il est archaïque, ritualiste, conformiste, ennemi déclaré de toute interprétation autre que la sienne, laquelle n’est que répétitive des textes, ennemie de tout esprit critique – assimilé au Diable. L’Islam wahabite a déclaré la guerre au soufisme qu’il veut « extirper » et compte sur l’appui des autorités du pouvoir pour y parvenir. En réaction, les soufistes d’aujourd’hui sont laïcisants, sinon laïques ; ils appellent à la séparation entre la religion et la politique (le pouvoir d’État et celui des autorités religieuses reconnues par lui, l’Azhar). Les soufistes sont des alliés du mouvement démocratique. L’introduction de l’Islam wahabite en Égypte a été amorcée par Rachid Reda dans les années 1920 et repris par les Frères musulmans dès 1927. Mais il n’a pris toute sa vigueur qu’après la seconde guerre mondiale lorsque la rente pétrolière des pays du Golfe, soutenus par les États-Unis en conflit avec la vague de libération nationale populaire des années 1960, a permis d’en démultiplier les moyens financiers.

La stratégie des États-Unis : le modèle pakistanais

Les trois puissances qui ont dominé la scène moyen-orientale au cours de toute la période de reflux (1967-2011) sont les États-Unis, patron du système, l’Arabie Saoudite et Israël. Il s’agit là de trois alliés intimes. Ils partagent tous les trois la même hantise de l’émergence d’une Égypte démocratique. Car celle-ci ne pourrait être qu’anti-impérialiste et sociale, prendrait ses distances à l’égard du libéralisme mondialisé, condamnerait l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe à l’insignifiance, réanimerait la solidarité des peuples arabes et imposerait la reconnaissance de l’État palestinien par Israël.

L’Égypte est une pièce angulaire dans la stratégie états-unienne de contrôle de la Planète. L’objectif exclusif de Washington et de ses alliés Israël et l’Arabie Saoudite est de faire avorter le mouvement démocratique en Égypte et, à cette fin, veulent impose un « régime islamique » dirigé par les Frères Musulmans, qui est le seul moyen pour eux de perpétuer la soumission de l’Égypte. Le « discours démocratique » d’Obama n’est là que pour tromper les opinions naïves, celles des États-Unis et de l’Europe en premier lieu.

On parle beaucoup, pour donner une légitimité à un gouvernement des Frères musulmans (« ralliés à la démocratie ! »), de l’exemple turc. Mais il ne s’agit là encore que de poudre aux yeux. Car l’armée turque, qui reste présente dans les coulisses, bien que certainement non démocratique et de surcroit un allié fidèle de l’OTAN, reste la garantie de la « laïcité » en Turquie. Le projet de Washington, ouvertement exprimé par Hilary Clinton, Obama et les think tanks à leur service, s’inspire du modèle pakistanais : l’armée (« islamique ») dans les coulisses, le gouvernement (« civil ») assumé par un (ou des) parti islamique « élu ».
Évidemment, dans cette hypothèse, le gouvernement « islamique » égyptien serait récompensé pour sa soumission sur l’essentiel (la non remise en cause du libéralisme et des soit disant « traités de paix » qui permettent à Israël la poursuite de sa politique d’expansion territoriale) et pourrait poursuivre, en compensation démagogique, la mise en œuvre de ses projets « d’islamisation de l’État et de la politique », et les assassinats des Coptes ! Belle démocratie que celle conçue à Washington pour l’Égypte. L’Arabie Séoudite soutient évidemment avec tous ses moyens (financiers) la mise en œuvre de ce projet. Car Ryad sait parfaitement que son hégémonie régionale (dans le monde arabe et musulman) exige la réduction de l’Égypte à l’insignifiance. Et le moyen est « l’islamisation de l’État et de la politique » ; en fait, une islamisation à la wahabite, avec tous ses effets – entre autres celui de dévoiements fanatiques à l’égard des Coptes et d’une négation des droits à l’égalité des femmes.

Cette forme d’islamisation est-elle possible ? Peut être, mais au prix de violences extrêmes. La bataille est conduite sur l’article 2 de la constitution du régime déchu. Cet article qui stipule que « la sharia est la source du droit », est une nouveauté dans l’histoire politique de l’Égypte. Ni la constitution de 1923, ni celle de Nasser ne l’avaient imaginé. C’est Sadate qui l’a introduit dans sa nouvelle constitution, avec le soutien triple de Washington (« respecter les traditions » !), de Ryad (« le Coran tient lieu de Constitution ») et de Jérusalem (« l’État d’Israël est un État juif »). Le projet des Frères Musulmans demeure la mise en place d’un Etat théocratique, comme en témoigne leur attachement à l’article 2 de la Constitution de Sadate/Moubarak. De surcroît le programme le plus récent de l’organisation renforce encore cette vision passéiste par la proposition de mise en place d’un « Conseil des Ulémas » chargé de veiller à la conformité de toute proposition de loi aux exigences de la Sharia. Ce conseil constitutionnel religieux, est l’analogue de celui qui, en Iran, contrôle le « pouvoir élu ». Le régime est alors celui d’un super parti religieux unique et tous les partis qui se revendiqueraient de la laïcité deviennent « illégaux ». Leurs partisans, comme les non Musulmans (les Coptes), sont, de ce fait, exclus de la vie politique. En dépit de tout cela les pouvoirs à Washington et en Europe font comme si on pouvait prendre au sérieux la récente déclaration des Frères « renonçant » au projet théocratique (sans modifier leur programme !), une déclaration opportuniste mensongère de plus. Les experts de la CIA ne savent-ils donc pas lire l’arabe ? La conclusion s’impose : Washington préfère le pouvoir de Frères, qui leur garantit le maintien de l’Egypte dans leur giron et celui de la mondialisation libérale, à celui de démocrates qui risqueraient fort de remettre en question le statut subalterne de l’Egypte. Le Parti de la Justice et de la Liberté, créé récemment et inspiré visiblement du modèle turc, n’est guère qu’un instrument des Frères. Les Coptes y seraient admis ( !), ce qui signifie qu’ils sont invités à accepter l’Etat musulman théocratique consacré par le programme des Frères, s’ils veulent avoir le droit de « participer » à la vie politique de leur pays. Passés à l’offensive, les Frères Musulmans créent des « syndicats », des « organisations paysannes » et une kyrielle de « partis politiques » revêtant des noms divers, dont le seul objectif est de diviser les fronts unis ouvriers, paysans et démocratiques en voie de construction, au bénéfice, bien entendu, du bloc contrerévolutionnaire.

Le mouvement démocratique égyptien sera-t-il capable d’abroger cet article dans la nouvelle constitution à venir ? On ne peut répondre à cette question que par un retour sur un examen des débats politiques, idéologiques et culturels qui se sont déployés dans l’histoire de l’Égypte moderne.

On constate en effet que les périodes de flux sont caractérisées par une diversité d’opinions ouvertement exprimées qui relèguent la « religion » (toujours présente dans la société) à l’arrière-plan. Il en fut ainsi pendant les deux tiers du XIXe siècle (de Mohamed Ali au Khédive Ismaïl). Les thèmes de la modernisation (dans une forme de despotisme éclairé plutôt que démocratique) dominent alors la scène. Il en fut de même de 1920 à 1970 : l’affrontement est ouvert entre les « démocrates bourgeois » et les « communistes » qui occupent largement le devant de la scène jusqu’au nassérisme. Celui-ci abolit ce débat pour lui substituer un discours populiste pan arabe, mais simultanément « modernisant ». Les contradictions de ce système ouvrent la voie au retour de l’Islam politique.
On constate, en contrepoint, que dans les phases de reflux la diversité d’opinions s’efface, laissant la place au passéisme prétendu islamique, qui s’octroie le monopole du discours autorisé par le pouvoir. De 1880 à 1920 les Britanniques ont construit cette dérive, entre autre par la condamnation à l’exil (en Nubie, pour l’essentiel) de tous les penseurs et acteurs modernistes égyptiens formés depuis Mohamed Ali. Mais on remarquera aussi que « l’opposition » à cette occupation britannique se range également dans cette conception passéiste. La Nahda (inaugurée par Afghani et poursuivie par Mohamed Abdou) s’inscrit dans cette dérive, associée à l’illusion ottomaniste défendue par le nouveau Parti Nationaliste de Moutapha Kemal et Mohammad Farid. Que cette dérive ait conduit vers la fin de l’époque aux écrits ultra-réactionnaires de Rachid Reda, repris par Hassan el Banna, fondateur des Frères musulmans, ne devrait pas surprendre.

Il en est de même encore dans la période de reflux des années 1970-2010.Le discours officiel du pouvoir (de Sadate et de Moubarak), parfaitement islamiste (la preuve : l’introduction de la Sharia dans la constitution et la délégation de pouvoirs essentiels aux Frères musulmans), est également celui de la fausse opposition, la seule tolérée, celle du discours des mosquées. L’article 2 peut paraître de ce fait, bien solidement ancré dans la « conviction » générale (la « rue » comme on se plaît à dire, par imitation du discours étatsunien). On ne saurait sous-estimer les effets dévastateurs de la dépolitisation mise en œuvre systématiquement pendant les périodes de reflux. La pente n’est jamais facile à remonter.
Mais cela n’est pas impossible. Les débats en cours en Égypte sont axés – explicitement ou implicitement – sur cette question de la prétendue dimension « culturelle » du défi (en l’occurrence islamique). Indicateurs positifs : il a suffi de quelques semaines de débats libres imposés dans les faits pour voir le slogan « l’islam est la solution » disparaître dans toutes les manifestations au bénéfice de revendications précises sur le terrain de la transformation concrète de la société (liberté d’opinion, de formation des partis, syndicats et autres organisations sociales, salaires et droits du travail, accès à la terre, école et santé, rejet des privatisations et appel aux nationalisations etc.) Signe qui ne trompe pas : aux élections des étudiants, l’écrasante majorité (80%) des voix données aux Frères musulmans il y a cinq ans (lorsque seul ce discours était accepté comme prétendue opposition) a fait suite à une chute des Frères dans les élections d’avril à 20% ! Mais l’adversaire sait également organiser la riposte au « danger démocratique ». Les modifications insignifiantes de la constitution (toujours en vigueur !) proposées par un comité constitué exclusivement d’islamistes choisis par le conseil suprême (l’armée) et adoptées à la hâte en avril par referendum (23% de « non », mais une majorité de « oui », forcée par les fraudes et un chantage massif des mosquées) ne concernent évidemment pas l’article 2. Des élections présidentielles et législatives sont prévues pour septembre / octobre 2011. Le mouvement démocratique se bat pour une « transition démocratique » plus longue, de manière à permettre à ses discours d’atteindre véritablement les masses désemparées. Mais Obama a choisi dès les premiers jours de l’insurrection : une transition brève, ordonnée (c’est à dire sans remise en cause des appareils du régime) et des élections (donnant une victoire souhaitée aux Islamistes). Les « élections » comme on le sait, en Égypte comme ailleurs dans le monde, ne sont pas le meilleur moyen d’asseoir la démocratie, mais souvent celui de mettre un terme à la dynamique des avancées démocratiques. Un dernier mot concernant la « corruption ».
Le discours dominant du « régime de transition » place l’accent sur sa dénonciation, associée de menaces de poursuites judiciaires (on verra ce qu’il en sera dans les faits). Ce discours est certainement bien reçu, en particulier par la fraction sans doute majeure de l’opinion naïve. Mais on se garde d’en analyser les raisons profondes et de faire comprendre que la « corruption » (présentée comme une déviance morale, façon discours moralisant étatsunien) est une composante organique nécessaire à la formation de la bourgeoisie. Non seulement dans le cas de l’Égypte et dans les pays du Sud en général, s’agissant de la formation d’une bourgeoisie compradore dont l’association aux pouvoirs d’État constitue le seul moyen pour son émergence. Je soutiens qu’au stade du capitalisme des monopoles généralisés, la corruption est devenue un élément constitutif organique de la reproduction du modèle d’accumulation : le prélèvement de la rente des monopoles exige la complicité active de l’État. Le discours idéologique (« le virus libéral ») proclame « pas d’État » ; tandis que sa pratique est : « l’État au service des monopoles ».

La zone des tempêtes

Mao n’avait pas tort lorsqu’il affirmait que le capitalisme (réellement existant, c’est-à-dire impérialiste par nature) n’avait rien à offrir aux peuples des trois continents (la périphérie constituée par l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine – cette « minorité » qui rassemble 85% de la population de la planète !) et que donc le Sud constituait la « zone des tempêtes », c’est-à-dire des révoltes répétées, potentiellement (mais seulement potentiellement) porteuses d’avancées révolutionnaires en direction du dépassement socialiste du capitalisme.

Le « printemps arabe » s’inscrit dans cette réalité. Il s’agit de révoltes sociales potentiellement porteuses de la cristallisation d’alternatives, qui peuvent à long terme s’inscrire dans la perspective socialiste. C’est la raison pour laquelle le système capitaliste, le capital des monopoles dominants à l’échelle mondiale, ne peut tolérer le développement de ces mouvements. Il mobilisera tous les moyens de déstabilisation possibles, des pressions économiques et financières jusqu’à la menace militaire. Il soutiendra, selon les circonstances, soit les fausses alternatives fascistes ou fascisantes, soit la mise en place de dictatures militaires. Il ne faut pas croire un mot de ce que dit Obama. Obama, c’est Bush, mais avec un autre langage. Il y a là une duplicité permanente dans le langage des dirigeants de la triade impérialiste (États-Unis, Europe occidentale, Japon). Je n’ai pas l’intention, dans cet article, d’examiner avec autant de précision chacun des mouvements en cours dans le monde arabe (Tunisie, Libye, Syrie, Yémen et autres). Car les composantes du mouvement sont différents d’un pays à l’autre, tout comme le sont les formes de leur intégration dans la mondialisation impérialiste et les structures des régimes en place.

La révolte tunisienne a donné le coup d’envoi et certainement fortement encouragé les Egyptiens. Par ailleurs le mouvement tunisien bénéficie d’un avantage certain : la semi laïcité introduite par Bourguiba ne pourra sans doute pas être remise en cause par les Islamistes rentrés de leur exil en Grande Bretagne. Mais simultanément le mouvement tunisien ne paraît pas être en mesure de remettre en question le modèle de développement extraverti inscrit dans la mondialisation capitaliste libérale. La Libye n’est ni la Tunisie, ni l’Égypte. Le bloc au pouvoir (Khadafi) et les forces qui se battent contre lui n’ont rien d’analogues avec ce qu’ils sont en Tunisie et en Égypte. Khadafi n’a jamais été qu’un polichinelle dont le vide de la pensée trouve son reflet dans son fameux « Livre vert ». Opérant dans une société encore archaïque, Khadafi pouvait se permettre de tenir des discours successifs - sans grande portée réelle - « nationalistes et socialistes » puis se rallier le lendemain au « libéralisme ». Il l’a fait « pour faire plaisir aux Occidentaux » !, comme si le choix du libéralisme n’aurait pas d’effets dans la société. Or, il en a eu, et, très banalement, aggravé les difficultés sociales pour la majorité. Les conditions étaient alors créées qui ont donné l’explosion qu’on connaît, immédiatement mise à profit par l’Islam politique du pays et les régionalismes. Car la Libye n’a jamais vraiment existé comme nation. C’est une région géographique qui sépare le Maghreb et le Mashreq. La frontière entre les deux passe précisément au milieu de la Libye. Le Cyrénaïque est historiquement grecque et hellénistique, puis est devenu mashréqin.
La Tripolitaine, elle, a été latine et est devenue maghrébine. De ce fait, il y a toujours eu une base pour des régionalismes dans le pays. On ne sait pas réellement qui sont les membres du Conseil national de transition de Benghazi. Il y a peut-être des démocrates parmi eux, mais il y a certainement des islamistes, et les pires d’entre eux, et des régionalistes. Dès l’origine « le mouvement » a pris en Lybie la forme d’une révolte armée, faisant feu sur l’armée, et non celle d’une vague de manifestations civiles. Cette révolte armée a par ailleurs appelé immédiatement l’Otan à son secours. L’occasion était alors donnée pour une intervention militaire des puissances impérialistes.

 L’objectif poursuivi n’est certainement ni la « protection des civils », ni la « démocratie », mais le contrôle du pétrole et l’acquisition d’une base militaire majeure dans le pays. Certes, les compagnies occidentales contrôlaient déjà le pétrole libyen, depuis le ralliement de Khadafi au « libéralisme ». Mais avec Khadafi on n’est jamais sûr de rien. Et s’il retournait sa veste et introduisait demain dans son jeu les Chinois ou les Indiens ? Mais il y a plus grave. Khadafi avait dès 1969 exigé l’évacuation des bases britanniques et états-uniennes mises en place au lendemain de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de transférer l’Africom (le commandement militaire des États-Unis pour l’Afrique, une pièce importante du dispositif du contrôle militaire de la planète, toujours localisé à Stuttgart !) en Afrique. Or l’Union Africaine refuse de l’accepter et jusqu’à ce jour aucun État africain n’a osé le faire. Un laquais mis en place à Tripoli (ou à Benghazi) souscrirait évidemment à toutes les exigences de Washington et de ses alliés subalternes de l’OTAN.
Les composantes de la révolte en Syrie n’ont jusqu’à présent pas fait connaître leurs programmes. Sans doute la dérive du régime baassiste, rallié au néo libéralisme et singulièrement passif face à l’occupation du Golan par Israël est-elle à l’origine de l’explosion populaire. Mais il ne faut pas exclure l’intervention de la CIA : on parle de groupes qui ont pénétré à Diraa en provenance de la Jordanie voisine. La mobilisation des Frères Musulmans, qui avaient été à l’origine il y a quelques années des insurrections de Hama et de Homs, n’est peut-être pas étrangère au complot de Washington, qui s’emploie à mettre un terme à l’alliance Syrie/Iran, essentielle au soutien de Hezbollah au Liban et de Hamas à Gaza.

Au Yemen l’unité s’était construite sur la défaite des forces progressistes qui avaient gouverné le Sud du pays. Le mouvement va-t-il rendre sa vitalité à ces forces ? Pour cette raison on comprend les hésitations de Washington et du Golfe. A Bahrein la révolte a été tuée dans l’œuf par l’intervention de l’armée séoudienne et le massacre, sans que les médias dominants n’y aient trouvé à redire. Deux poids, deux mesures, comme toujours. La « révolte arabe » ne constitue pas l’exemple unique, même si elle en est l’expression la plus récente, de la manifestation de l’instabilité inhérente à la « zone des tempêtes ».

Une première vague de « révolutions », si on les appelle ainsi, avait balayé certaines dictatures en Asie (les Philippines, l’Indonésie) et en Afrique (le Mali), qui avaient été mises en place par l’impérialisme et les blocs réactionnaires locaux. Mais ici les États-Unis et l’Europe étaient parvenus à faire avorter la dynamique de ces mouvements populaires, parfois gigantesques par les mobilisations qu’ils ont suscitées. Les États-Unis et l’Europe veulent répéter dans le monde arabe ce qui s’est passé au Mali, aux Philippines et en Indonésie : tout changer pour que rien ne change ! Là-bas, après que les mouvements populaires se sont débarrassés de leurs dictateurs, les puissances impérialistes se sont employées à ce que l’essentiel soit préservé par la mise en place de gouvernements alignés sur le néolibéralisme et les intérêts de leur politique étrangère. Il est intéressant de constater que dans les pays musulmans (Mali, Indonésie), l’Islam politique a été mobilisé à cet effet.

La vague des mouvements d’émancipation qui a balayé l’Amérique du Sud a par contre permis des avancées réelles dans les trois directions que représentent la démocratisation de l’État et de la société, l’adoption de postures anti-impérialistes conséquentes, l’engagement sur la voie de réformes sociales progressistes.

Le discours dominant des médias compare les « révoltes démocratiques » du tiers monde à celles qui ont mis un terme aux « socialismes » de l’Europe orientale à la suite de la chute du « mur de Berlin ». Il s’agit là d’une supercherie pure et simple. Car, quelles qu’aient été les raisons (compréhensibles) des révoltes en question, celles-ci s’inscrivaient dans la perspective de l’annexion de la région par les puissances impérialistes de l’Europe de l’Ouest (au bénéfice de l’Allemagne en premier lieu). En fait, réduits désormais au statut de « périphéries » de l’Europe capitaliste développée, les pays de l’Europe orientale connaîtront demain leur révolte authentique. Il y en a déjà les signes annonciateurs, dans l’ex-Yougoslavie en particulier.

Les révoltes, potentiellement porteuses d’avancées révolutionnaires, sont à prévoir partout ou presque dans les trois continents, qui demeurent, plus que jamais, la zone des tempêtes, démentant par là les discours sirupeux sur le « capitalisme éternel » et la stabilité, la paix, le progrès démocratique qu’on lui associe. Mais ces révoltes, pour devenir des avancées révolutionnaires, devront surmonter de nombreux obstacles : d’une part, surmonter les faiblesses du mouvement, construire des convergences positives entre ses composantes, concevoir et mettre en œuvre des stratégies efficaces, mais aussi d’autre part mettre en déroute les interventions (y compris militaires) de la triade impérialiste. Car toute intervention militaire des États-Unis et de l’OTAN dans les affaires des pays du Sud, sous quelque prétexte que ce soit fût-il d’apparence sympathique - comme l’intervention « humanitaire » - doit être proscrite. L’impérialisme ne veut ni le progrès social, ni la démocratie pour ces pays. Les laquais qu’il place au pouvoir quand il gagne la bataille resteront des ennemis de la démocratie. On ne peut que déplorer que la « gauche » européenne, même radicale, ait cessé de comprendre ce qu’est l’impérialisme.

Le discours dominant aujourd’hui appelle à la mise en œuvre d’un « droit international » qui autorise en principe l’intervention lorsque les droits fondamentaux d’un peuple sont bafoués. Mais les conditions ne sont pas réunies pour permettre d’avancer dans cette direction. La « communauté internationale » n’existe pas. Elle se résume à l’ambassadeur des États-Unis, suivi automatiquement par ceux de l’Europe. Faut-il faire la longue liste de ces interventions plus que malheureuses, criminelles dans leurs résultats (l’Irak, par exemple) ? Faut-il rappeler le principe « deux poids, deux mesures » qui les caractérise (on pensera évidemment aux droits bafoués des Palestiniens et au soutien inconditionnel à Israël, aux innombrables dictatures toujours soutenues en Afrique) ?

Le printemps des peuples du Sud et l’automne du capitalisme

Les « printemps » des peuples arabes, comme ceux que les peuples d’Amérique latine connaissent depuis deux décennies, que j’appelle la seconde vague de l’éveil des peuples du Sud – la première s’était déployée au 20 ième siècle jusqu’à la controffensive du capitalisme/impérialisme néo libéral – revêt des formes diverses allant des explosions dirigées contre les autocraties qui ont précisément accompagné le déploiement néo libéral à la remise en cause de l’ordre international par les « pays émergents ». Ces printemps coïncident donc avec « l’automne du capitalisme », le déclin du capitalisme des monopoles généralisés, mondialisés et financiarisés. Les mouvements partent, comme ceux du siècle précédent, de la reconquête de l’indépendance des peuples et des Etas des périphéries du système, reprenant l’initiative dans la transformation du monde. Ils sont donc avant tout des mouvements anti impérialistes et donc seulement potentiellement anti capitalistes. Si ces mouvements parviennent à converger avec l’autre réveil nécessaire, celui des travailleurs des centres impérialistes, une perspective authentiquement socialiste pourrait se dessiner à l’échelle de l’humanité entière. Mais cela n’est en aucune manière inscrit à l’avance comme une « nécessité de l’histoire ». Le déclin du capitalisme peut ouvrir la voie à la longue transition au socialisme comme il peut engager l’humanité sur la voie de la barbarie généralisée. Le projet de contrôle militaire de la planète par les forces armées des Etats Unis et de leurs alliés subalternes de l’Otan, toujours en cours, le déclin de la démocratie dans les pays du centre impérialiste, le refus passéiste de la démocratie dans les pays du Sud en révolte (qui prend la forme d’illusions para religieuses « fondamentalistes » que les Islam, Hindouisme et Bouddhisme politiques proposent) opèrent ensemble dans cette perspective abominable. La lutte pour la démocratisation laïque prend alors une dimension décisive dans le moment actuel qui oppose la perspective d’une émancipation des peuples à celle de la barbarie généralisée.



Lectures complémentaires :

Hassan Riad, L’Egypte nassérienne, Minuit 1964
Samir Amin, La nation arabe, Minuit 1976
Samir Amin, A life looking forward, Memories of an independent Marxist, Zed, London 2006
Samir Amin, L’éveil du Sud ; Le temps des cerises, 2008
Le lecteur y trouvera mes lectures des réalisations du Vice-Roi Muhammad Ali (1805-1848) et des Khédives qui lui ont succédé, en particulier d’Ismail (1867-79), du Wafd (1920-1952), des positions du communisme égyptien face au nassérisme, de la dérive de la Nahda d’Afghani à Rachid Reda. Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah, Actes Sud, 2009. Il s’agit là de la meilleure analyse des composantes de l’Islam politique (de Rachid Reda et des Frères Musulmans, des Salafistes modernes).
Concernant le rapport entre le conflit nord/Sud et celui qui oppose l’amorce de la transition socialiste à la poursuite du déploiement du capitalisme, voir : Samir Amin, La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ? ; Le Temps des Cerises, 2009
Samir Amin, La loi de la valeur mondialisée ; Le temps des cerises, 2011
Samir Amin, Pour la cinquième internationale ; Le temps des cerises, 2006
Samir Amin, The long trajectory of historical capitalism ; Monthly Review, New York, february 2011
Gilbert Achcar, Le choc des barbaries, Ed Complexe, Bruxelles