Farouk Mardam-Bey : “Pour certains intellectuels français, démocratie et monde arabe semblent incompatibles”











Farouk Mardam-Bey : “Pour certains intellectuels français, démocratie et monde arabe semblent incompatibles”





Grand connaisseur de la culture, et tout spécialement de la littérature arabe, Farouk Mardam-Bey est d’origine syrienne. Editeur, il vit à Paris et dirige la mythique collection Sindbad, chez Actes Sud. Il a coécrit et publié notamment deux livres fort intéressants pour comprendre en profondeur les bouleversements actuels du monde arabe : Etre arabe, un livre d’entretiens écrit en 2005 avec Elias Sanbar. Et, l’année dernière, Sarkozy au Proche-Orient, qui explique la rupture avec la « politique arabe » de la France, née avec de Gaulle.

Deux mois après le début des secousses exceptionnelles qui ébranlent les régimes despotiques du monde arabe, on s’interroge encore : pourquoi cette onde sismique est-elle partie de Tunisie ?


Comme tout le monde, je n’avais pas prévu cette révolution et le départ aussi rapide de Ben Ali, mais il est sûr que la Tunisie avait des atouts pour déclencher ce processus : c’est un pays qui existe dans ses frontières depuis des siècles et qui a réussi à se doter d’une vraie société civile. Avant les Ottomans, la dynastie Hafsides (XIIIe-XVIe siècles) avait déjà constitué la Tunisie en un Etat, dans ses frontières actuelles. Durant toute la période ottomane, du XVIe au XIXe siècle, la Tunisie a joui d’une autonomie administrative réelle, avec une continuité dynastique qui a duré jusqu’à l’indépendance.
 Au XIXe, c’est l’un des premiers pays arabes à avoir connu un mouvement de réforme à la fois institutionnel et intellectuel. Ajoutez à cela une population relativement homogène : arabe et musulmane sunnite de rite malékite dans sa grande majorité, elle ne connaît pas les tensions communautaires, ethniques ou confessionnelles d’au-tres pays du monde arabe.

De plus, la colonisation française, sans être douce, n’a pas détruit ce pays. Il n’y a pas eu ces violences inouïes contre les populations que les Algériens ont connues. Enfin, il y a toutes les réformes de l’ère Bourguiba, après l’indépendance de 1956 : égalité hommes-femmes, modernisation de l’école... La Tunisie possède l’un des meilleurs enseignements du monde arabe. Tout cela a permis l’émergence de classes moyennes et l’affirmation de la figure moderne de l’individu.

“La population tunisienne ne demande pas la vengeance, elle veut des droits.”

Pourtant, l’ère Ben Ali a chloroformé cette société, l’enfermant dans la répression policière et la médiocrité. Tout à fait. Et c’est pourquoi ce système apparaissait tellement anachronique. Regardez la maturité extraordinaire de tous ces manifestants depuis la mi-décembre. La population ne demande pas la vengeance, elle veut des droits. Elle ne lynche pas les responsables de l’ancien régime, elle demande le jugement de Ben Ali et de son clan.

En Egypte, pays de quatre-vingts millions d’habitants (contre dix pour la Tunisie), les bases de la société sont beaucoup plus fragiles... Les conditions sociales sont infiniment plus difficiles. Avec une très grande misère, des bidonvilles et des gens qui ne mangent pas à leur faim. 
Et puis la corruption est encore plus répandue qu’en Tunisie. Il y a aussi des formes de répression policière particulièrement dures. La torture était pratiquée couramment dans les commissariats de quartier et dans les prisons ; le viol des prisonniers, hommes ou femmes, était devenu habituel, parfois devant des parents ou des proches. Moubarak avait fait le vide complet autour de lui. Il en était à son cinquième mandat et avait le projet insensé de passer le pouvoir à son fils. En plus, l’Egypte, Etat pivot du monde arabe, a perdu toute influence au plan régional, du fait de la fermeture de son système politique et de sa subordination aux Etats-Unis.

“Ces dernières années, ce ne sont pas les politologues qui ont été les plus avisés mais les démographes.”

Ces deux révolutions, tunisienne et égyptienne, ont projeté les jeunes sur l’avant-scène. Personne n’avait imaginé que cette génération Facebook et Twitter allait peser d’un poids aussi important ? Reprenez les livres et les études parus ces dernières années : ce ne sont pas les politologues qui ont été les plus avisés mais les démographes. 
Dans un livre exceptionnel, Générations arabes, L’alchimie du nombre, le démographe Philippe Fargues démontre que beaucoup de sociétés arabes vont - et c’est une tendance lourde - vers plus d’autonomie de l’individu et de droits des femmes. Dans Le Rendez-vous des civilisations, Youssef Courbage et Emmanuel Todd constatent, eux aussi, que nombre de pays musulmans ont désormais des taux de natalité qui se rapprochent de ceux de l’Europe. En Tunisie, en Turquie ou en Iran, le taux de natalité est de deux enfants par femme, parfois moins.

L’évolution démographique, la constitution des classes moyennes, le rôle de plus en plus important des femmes, le passage à la famille nucléaire (à la place de la famille élargie, qui était avant la règle) sont les meilleurs indicateurs qui permettent de comprendre, en profondeur, comment ces révolutions ont pu se produire.

Vous voulez dire que ces régimes sont en train de mourir parce qu’ils n’ont pas anticipé l’apparition de la figure moderne de l’individu arabe, relié au monde par Internet et l’économie mondialisée ? 


Absolument. La période qui s’achève aujourd’hui et qui a couru depuis les années 1970 était d’ailleurs une forme de retour en arrière car une tendance à la sécularisation et à l’affirmation de l’individu libre était déjà perceptible dès le milieu du XIXe siècle.

Comment ont émergé, il y a quarante ans, ces régimes autocrates dont beaucoup sont encore au pouvoir ?

La carte du monde arabe a complètement changé après la mort de Gamal Abdel Nasser, le président charismatique de la république d’Egypte. Nasser était tout sauf un démocrate, mais il avait la stature d’un père de la nation, un homme proche du peuple, fort d’une certaine légitimité acquise dans la lutte contre les puissances occidentales. 
A la fin des années 1960, au début des années 1970, une série de coups d’Etat militaires installent au pouvoir des régimes despotiques, dont certains, d’ailleurs, durent encore... En 1969, Kadhafi prend le pouvoir en Libye. La même année, le colonel Gaafar el-Nemeyri, au Soudan, fait un coup d’Etat. Il essaie d’établir la charia (la loi canonique de l’islam) avec un régime à la fois militaire et intégriste. En 1970, Hafez el-Assad prend le pouvoir en Syrie ; il a gouverné trente ans, et son fils, Bachar el-Assad, est sur ses traces depuis onze ans. Quant à Saddam Hussein, il était devenu l’homme fort de l’Irak, dès la prise du pouvoir par le parti Baath en 1968. Tous ces autocrates ont fait le vide autour d’eux, au point, souvent, de ne plus faire confiance qu’à leur clan familial, qui en a profité pour rafler les richesses du pays.

La deuxième grande rupture date de la révolution iranienne de 1979. La même année, Sadate a signé le traité de paix avec Israël alors que la « réislamisation » de la société égyptienne battait son plein ; on a assisté au début du djihad (guerre sainte) afghan financé par l’Arabie saoudite. Des milliers de jeunes djihadistes de tout le monde arabe partent s’entraîner au Pakistan, avec l’appui direct ou indirect des Américains, pour aller ensuite se battre contre les Soviétiques en Afghanistan. Certains reviendront dans leur pays pour importer la guerre sainte, comme en Algérie.

Le piège s’est ainsi refermé sur les démocrates des pays arabes. Arguant de leur lutte acharnée contre les islamistes, les régimes despotiques se sont sentis renforcés. Ils se présentaient à tous comme les seuls remparts contre le péril islamiste.

“On a trop tendance, en Occident, à tout mélanger : intégrisme, djihadisme, fondamentalisme, islam politique, religiosité populaire.”

Quelle est la réalité, aujourd’hui, de cette menace islamiste ?


 Les barbus n’ont pas pris la tête des manifestations mais, en Egypte, l’influence des Frères musulmans est grande. Certains observateurs la chiffrent même à 20 à 30 % des intentions de vote. On a trop tendance, en Occident, à tout mélanger : intégrisme, djihadisme, fondamentalisme, islam politique, religiosité populaire. Le spectre islamiste est complexe. Il n’y a pas plus de rapport entre Al-Qaïda et les Frères musulmans qu’entre Pol Pot, pour prendre une comparaison avec le système communiste, et le Parti communiste italien réformiste d’Enrico Berlinguer.

Imaginons malgré tout que les Frères musulmans totalisent 20 % des voix et qu’ils obtiennent une centaine de députés au Parlement égyptien. Et alors ? Comment peut-on se dire démocrate et vouloir interdire à un groupe politique aussi important d’être présent ?

Dans un jeu démocratique normal, on peut espérer que certains partis islamistes se transforment (je ne parle pas des djihadistes et des mouvements terroristes, bien sûr), comme cela a été le cas en Turquie. L’AKP, le parti islamiste au pouvoir à Ankara depuis 2002, a beaucoup évolué pour devenir un parti musulman démocrate, respectant les libertés publiques et individuelles.

Dans des élections libres, cet islamo-conservatisme peut-il être majoritaire dans nombre de pays arabes ? 


C’est possible, même si je souhaiterais qu’une gauche rénovée soit au cœur du jeu politique. Mais, aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Ce que l’on peut souhaiter, c’est l’évolution de ces partis islamistes vers l’acceptation de l’alternance et du jeu politique démocratique.

Y a-t-il une tradition démocratique en Egypte ?, s’interrogent Alain Finkielkraut et un certain nombre d’intellectuels français, avec des relents racistes. A leurs yeux, le monde arabe et la démocratie semblent incompatibles. Mais y avait-il une tradition démocratique en Espagne à la sortie du franquisme ? Et le Portugal, ancienne puissance coloniale, trente-six ans sous la férule du dictateur Salazar ? La démocratie est un apprentissage, et il n’y a pas de peuple vacciné une fois pour toutes.

Après la chute du mur de Berlin, certains ont cru à la « fin de l’histoire », cette idée que la démocratie libérale était le seul horizon. On a vu ce qu’il en a été avec des guerres au coeur de l’Europe, comme en ex-Yougoslavie. Ne craignez-vous pas, à la faveur de cette embellie démocratique, une poussée des nationalismes et du populisme ? Ce scénario est possible, mais parions sur l’intelligence et la maturité politique. Avec la mondialisation, les télévisions satellitaires et Internet, il n’est plus possible de gouverner les peuples comme avant. Les aspirations des populations sont claires : fin de ces états d’urgence qui permettent toutes les violations des libertés (la Syrie est sous état d’urgence depuis 1963 !), changement des constitutions et élections libres. Un régime peut tomber rapidement. Former des institutions démocratiques et changer les mentalités sera un processus de longue haleine. Mais nous sommes, c’est certain, entrés dans une ère nouvelle. Le jour où le monde arabe fêté le départ de Ben Ali, la peur a changé de camp.