sur la littérature arabe en France


Depuis que, à la fin du XVIIe siècle, Antoine Galland a traduit Les Mille et Une Nuits, et surtout depuis que Mardrus en a publié sa version (1898-1904), la littérature arabe ne cesse d’être présente dans l’édition et l’imaginaire français. Éclatante, cette présence était pourtant ambiguë. Faisant désormais partie intégrante du paysage culturel français, cette littérature n’était (re)connue que dans son volet le moins « noble », le conte populaire, issu d’une tradition orale et élaboré par plusieurs générations de conteurs populaires anonymes.
L’autre volet - la littérature comprise comme oeuvre individuelle et écrite - restait confiné dans les études orientalistes : il se réduisait à la traduction de quelques-unes des grandes odes de la période préislamique et de certaines oeuvres plus tardives. Aucun de ces ouvrages n’est actuellement disponible en librairie. À partir des années 1930, la littérature moderne faisait timidement son apparition dans l’édition française, mais à travers quelques romans isolés.
Il a fallu attendre les années 1960 pour que le public français fasse connaissance avec cette littérature. Le mérite en revient en premier lieu à la maison Sindbad, fondée par un pionnier, Pierre Bernard, en 1972, puis incorporée à Actes Sud en 1995. Celle-ci continue, jusqu’à ce jour, à marquer sa prédominance, suivie par d’autres maisons comme Phébus ou Publisud. Le décloisonnement de la littérature arabe devient réel surtout depuis l’attribution du prix Nobel de littérature à Naguib Mahfouz en 1988, événement qui incita un grand nombre d’éditeurs à se lancer dans la course. Quelques remarques s’imposent concernant les choix éditoriaux.
Dans le domaine classique, qui reste relativement peu fourni, notons l’effort déployé par Jacques Berque et André Miquel, tous deux du Collège de France, pour rendre accessibles, dans de nouvelles traductions, les grandes odes préislamiques ainsi que des spécimens significatifs de la poésie, notamment le ghazal courtois, la poésie d’amour de Majnûn. D’autres ont fait connaître les grandes figures d’al-Ma‘arrî, poète philosophe et auteur de L’Épître du pardon - dont Dante se serait inspiré dans sa Divine Comédie -, d’Abû Nuwâs, le plus grand poète bachique de la période classique arabe, voire de la littérature universelle, d’al-Mutanabbî, représentant emblématique du classicisme arabe. Mais malgré ces efforts, des pans entiers de cette poésie restent encore à découvrir. Il en est de même de la prose. Outre l’ouvrage fondateur d’Ibn al-Muqaffa‘, Kalîla et Dimna, l’oeuvre de Jâhiz, représentant de l’humanisme naissant, et celle de Hamdhani, auteur d’un genre spécifiquement arabe, les maqamats, sont maintenant connues en partie ; mais des sommités, tel al-Tawhîdî, le grand humaniste de la période classique, demeure toujours inconnues du public français.
Notons cependant l’effort énorme consenti par R. Khawam (et son éditeur Phébus) pour faire connaître une production importante quant à sa valeur anthropologique, bien que considérée comme mineure du point de vue littéraire : la littérature érotique. Mention doit être faite, cependant, du Coran, plusieurs fois retraduit ces dernières décennies, notamment par Jean Grosjean et Jacques Berque.
Beaucoup plus nombreux sont les ouvrages traduits de la littérature moderne, et plus précisément contemporaine ; car, à part un auteur comme Gibran, dont la production romanesque, écrite en arabe au début du XXe siècle, continue à susciter l’intérêt - effet, sans aucun doute, du célèbre Prophète, maintes fois traduit de l’anglais -, presque tous les textes sont d’auteurs contemporains.
Plusieurs dizaines de titres sont déjà édités, dus notamment à des romanciers égyptiens, palestiniens et libanais. Les noms de Naguib Mahfouz, Sonallah Ibrahim, Gamal Ghitany, Édouard Kharrat, Émile Habibi, Ghassan Kanafani, Elias Khoury, Hanan el-Cheikh et Rachid el-Daïf figurent désormais dans les grands catalogues. Il faut espérer que les autres romanciers, délaissés parce que jeunes, parce qu’originaires d’autres pays arabes ou parce qu’ils privilégient une autre écriture que la peinture sociale, soient connus à leur tour. Dans ce contexte, le nom du Libyen Ibrahim al-Koni, qui jouit d’un lectorat assez important dans un pays comme l’Allemagne, est susceptible de montrer un visage encore inconnu de cette littérature. Et l’on pourrait citer une dizaine d’autres noms.
Toujours prospère et appréciée par le public arabe, la poésie trouve moins de lecteurs en France. Les oeuvres des deux grands poètes Adonis et Mahmoud Darwich laissent un peu dans l’ombre d’autres auteurs qui méritent d’être mieux connus. Citons, parmi ceux-ci, les Irakiens Sargoun Boulos et Saadi Youssef ainsi que le Libanais Ounsi el-Hage. Heureusement, quelques anthologies viennent combler le manque. Quant au théâtre, il fait figure de parent pauvre ; phénomène justifié en partie par une production relativement réduite. Faut-il en imputer la responsabilité à la quasi-inexistence, dans le monde arabe, d’une vraie activité dramatique, que seul un régime démocratique pourrait tolérer ? Par conséquent, seules quelques oeuvres disparates, celle de Saadallah Wannous par exemple, sont disponibles en librairie.
Non sans relation avec le phénomène Mille et Une Nuits, la littérature populaire et folklorique, toujours vivace au sein des sociétés arabes, jouit d’un regain d’intérêt.
Plusieurs dizaines de titres, de qualité inégale, souvent destinés aux enfants, sont disponibles en traduction.
Si tel est l’état de la littérature dite « de création », qu’en est-il de la littérature seconde qui l’accompagne ?
Il est évident que le rayon des études critiques reste dramatiquement clairsemé ; à peine une trentaine de titres pour toute la littérature arabe, y compris classique et populaire : quelques monographies, des présentations rapides de la production de tel ou tel pays arabe ou d’un genre littéraire donné, mais peu d’études de fond, hormis celles portant sur Les Mille et Une Nuits.
Une histoire de la littérature aussi bien moderne que classique se fait toujours attendre. Le retrait d’une maison comme Maisonneuve et Larose, naguère active dans ce domaine, la priorité accordée par les différentes instances aux études sociopolitiques et le manque de soutien des centres de recherche universitaires expliquent, en partie, cet état des choses.
La littérature arabe commence à occuper la place qui lui revient dans l’édition française, notamment grâce aux efforts déployés par le Centre national du livre, dont nous saluons ici l’efficacité dans le domaine de la traduction. Mais nous appelons de nos voeux le jour où elle trouvera enfin son public et n’aura plus besoin d’être subventionnée.

Boutros Hallaq

Maître de conférence à l’université de Paris III