l'humanisme,dernier rempart contre la barbarie



En 1978, Edward W. Said publiait « L’Orientalisme », son livre majeur. Le grand intellectuel américain d’origine palestinienne s’en prenait aux reconstructions de l’Orient destinées à justifier les entreprises coloniales et néocoloniales de l’Occident. Vingt-cinq ans ont passé, il persiste et signe : si elle est authentique, la volonté de comprendre les autres cultures exclut toute ambition dominatrice. Là est l’humanisme. Sinon la barbarie l’emporte.
Par EDWARD W. SAID

Décédé en septembre 2003, Edward W. Said était professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2000. Il a publié son autobiographie, A contre-voie, au Serpent à plumes (Paris) en 2002.



Il y a neuf ans, j’ai écrit une postface à L’Orientalisme (1) : j’y insistais non seulement sur les nombreuses polémiques suscitées par le livre depuis sa parution en 1978, mais aussi sur le fait que mon étude des représentations de « l’Orient » était de plus en plus sujette à des interprétations erronées. Que ma réaction soit désormais plus proche de l’ironie que de la colère montre que l’âge est en train de me rattraper. La mort récente de mes deux mentors intellectuels, politiques et personnels, Eqbal Ahmad et Ibrahim Abou-Lughod (2), m’a apporté tristesse et résignation, mais aussi une volonté opiniâtre d’avancer.
Mon autobiographie, A contre-voie (3), décrit les mondes étranges et contradictoires dans lesquels j’ai grandi et donne une idée des influences que j’ai subies au cours de ma jeunesse en Palestine, en Egypte et au Liban. Mais ce récit s’arrête avant le début de mon engagement politique, qui commence en 1967, après la guerre de six jours. L’Orientalisme est bien plus proche des tumultes de l’histoire contemporaine. Il s’ouvre sur une description, écrite en 1975, de la guerre civile au Liban - qui s’achèvera en 1990. Et pourtant la violence et les bains de sang continuent jusqu’à ce jour. Le processus de paix lancé à Oslo a échoué, la seconde Intifada a éclaté, et les Palestiniens subissent de terribles souffrances en Cisjordanie réoccupée comme dans la bande de Gaza.
Le phénomène des attentats-suicides est apparu, avec toutes ses conséquences hideuses, non moins atroces et apocalyptiques que les événements du 11 septembre 2001 et leurs suites : les guerres déclenchées contre l’Afghanistan et l’Irak. Alors que j’écris ces lignes, l’occupation impériale illégale de l’Irak par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se poursuit, avec des effets terribles. Tout cela est censé faire partie d’un « choc des civilisations », interminable, implacable et irréversible. Je m’inscris en faux contre cette idée.
J’aimerais pouvoir affirmer que la compréhension générale qu’ont les Américains du Proche-Orient, des Arabes et de l’islam a un peu progressé. Ce n’est malheureusement pas le cas. Pour de nombreuses raisons, la situation semble bien meilleure en Europe. Aux Etats-Unis, le durcissement des positions, l’emprise grandissante des généralisations condescendantes et des clichés triomphalistes, la domination d’un pouvoir brutal allié à un mépris simpliste pour les dissidents et pour « les autres » se sont reflétés dans le pillage et la destruction des bibliothèques et des musées irakiens.
Nos leaders et leurs valets intellectuels semblent incapables de comprendre que l’histoire ne peut être effacée comme un tableau noir, afin que « nous » puissions y écrire notre propre avenir et imposer notre mode de vie aux peuples « inférieurs ».
Stupéfiante inconscience des communicateurs
On entend souvent de hauts responsables à Washington, ou ailleurs, parler de redessiner les frontières du Proche-Orient, comme si des sociétés aussi anciennes et des populations aussi diverses pouvaient être secouées comme des cacahuètes dans un bocal. C’est pourtant souvent arrivé avec l’« Orient », cette construction quasi mythique tant de fois recomposée depuis l’invasion de l’Egypte par Napoléon à la fin du XVIIIe siècle. Chaque fois, les innombrables sédiments de l’histoire, les récits sans fin, l’étourdissante diversité des cultures, des langues et des individualités, tout cela est balayé, oublié, relégué dans le désert comme les trésors volés à Bagdad et transformés en fragments privés de tout sens.
Selon moi, l’histoire est faite par les hommes et les femmes, mais elle peut également être défaite et réécrite, à coups de silences, d’oublis, de formes imposées et de déformations tolérées, de telle sorte que « notre » Est, ou notre « Orient », devienne vraiment « nôtre », que nous puissions le posséder et le diriger. Je dois redire que je n’ai pas de « véritable » Orient à défendre. En revanche, j’ai le plus grand respect pour la capacité qu’ont ces peuples à défendre leur propre vision de ce qu’ils sont et de ce qu’ils veulent devenir.
Des attaques massives, d’une agressivité planifiée, ont été lancées contre les sociétés arabes et musulmanes contemporaines, accusées d’arriération, d’absence de démocratie et d’indifférence pour les droits des femmes. Au point de nous faire oublier que des notions telles que la modernité, les Lumières et la démocratie ne sont en aucun cas des concepts simples et univoques que chacun finirait toujours par découvrir, tels les œufs de Pâques cachés dans son jardin. L’inconscience stupéfiante de ces jeunes communicateurs arrogants, qui parlent au nom de la politique étrangère sans posséder la moindre notion vivante (ni la moindre connaissance du langage des gens ordinaires), a fabriqué un paysage aride, prêt à accueillir la construction par la puissance américaine d’un ersatz de libre « démocratie » de marché. Inutile de connaître l’arabe, le farsi ou même le français pour pontifier sur l’effet domino de la démocratie dont le monde arabe aurait le plus grand besoin.
La volonté de comprendre d’autres cultures à des fins de coexistence et d’élargissement de son horizon n’a rien à voir avec la volonté de dominer. Cette guerre impérialiste - concoctée par un petit groupe de responsables américains non élus et menée contre une dictature du tiers-monde déjà dévastée, pour des raisons idéologiques liées à une volonté de domination mondiale, de contrôle sécuritaire et de mainmise sur des ressources raréfiées - est certainement une des catastrophes intellectuelles de l’histoire, notamment parce qu’elle a été justifiée et précipitée par des orientalistes qui ont trahi leur vocation de chercheurs. Des experts du monde arabe et musulman comme Bernard Lewis (4) et Fouad Ajami ont exercé une influence majeure sur le Pentagone et le Conseil national de sécurité de M. George W. Bush : ils ont aidé les faucons à penser avec des idées aussi grotesques que l’« esprit arabe », ou le « déclin séculaire de l’islam ».
Actuellement, les librairies américaines sont remplies de volumes épais aux titres tapageurs évoquant le lien entre « islam et terrorisme », l’« islam mis à nu », la « menace arabe » et autre « complot musulman », écrits par des polémistes politiques prétendant tirer leurs informations d’experts ayant soi-disant pénétré l’âme de ces étranges peuplades orientales. Ces bellicistes ont bénéficié du renfort des chaînes de télévision CNN et Fox News, ainsi que d’une myriade de radios évangélistes et conservatrices, de tabloïds et même de journaux respectables, tous occupés à recycler les mêmes généralités invérifiables afin de mobiliser l’« Amérique » contre les démons étrangers.
Sans cette impression soigneusement entretenue que ces peuplades lointaines ne sont pas comme « nous » et n’acceptent pas « nos » valeurs, clichés qui constituent l’essence du dogme orientaliste, la guerre n’aurait pas pu être déclenchée. Tous les puissants se sont entourés de tels chercheurs à leur solde, les conquérants hollandais de la Malaisie et de l’Indonésie, les armées britanniques en Inde, en Mésopotamie, en Egypte et en Afrique de l’Ouest, les contingents français en Indochine et en Afrique du Nord. Ceux qui conseillent le Pentagone et la Maison Blanche usent des mêmes clichés, des mêmes stéréotypes méprisants, des mêmes justifications pour l’utilisation de la puissance et de la violence. « Après tout, répète le chœur, ces gens ne comprennent que le langage de la force. » A ces conseillers s’ajoute, en Irak, une véritable armée d’entrepreneurs privés à qui tout sera confié, de la publication des livres d’école à la rédaction de la Constitution et la refonte de la vie politique, jusqu’à la réorganisation de l’industrie pétrolière.
Chaque nouvel empire prétend toujours être différent de ceux qui l’ont précédé, affirme que les circonstances sont exceptionnelles, que sa mission consiste à civiliser, à établir l’ordre et la démocratie, et qu’il n’utilise la force qu’en dernier recours. Le plus triste est qu’il se trouve toujours des intellectuels pour trouver des mots doux et parler d’empires bienveillants ou altruistes.
Vingt-cinq ans après la parution de mon livre, l’orientalisme nous force à nous demander si l’impérialisme moderne a jamais disparu, ou s’il ne perdure pas en fait depuis l’entrée de Bonaparte en Egypte, il y a deux siècles. On a dit aux Arabes et aux musulmans que la victimologie et l’insistance sur les déprédations de l’empire ne représentaient qu’un moyen de fuir leurs propres responsabilités actuelles. « Vous avez échoué, vous vous êtes trompés », affirme l’orientaliste contemporain.
Tout commence avec Bonaparte, continue avec le développement des études orientales et la conquête de l’Afrique du Nord ; des recherches du même type se développent au Vietnam, en Egypte, en Palestine et, au début du XXe siècle, avec la lutte pour le contrôle du pétrole et des territoires dans le Golfe, en Irak, en Syrie, en Palestine et en Afghanistan. Puis ce sera l’avènement des différents nationalismes anti-coloniaux, à travers la brève période des indépendantismes progressistes, l’ère des coups d’Etat militaires, les insurrections, les guerres civiles, les fanatismes religieux, les combats irrationnels et le retour de la brutalité absolue contre les derniers groupes d’« indigènes ». Chacune de ces phases suscitera sa vision faussée de l’Autre, ses images réductionnistes et ses polémiques stériles.
Briser les chaînes de l’esprit
Avec L’Orientalisme, je voulais m’appuyer sur la critique humaniste afin d’élargir les champs de lutte possibles et de remplacer par une pensée et une analyse plus profondes, sur le long terme, les brefs éclats de colère irraisonnée qui nous emprisonnent. Ce que je tente ainsi de faire, je l’ai appelé « humanisme », un mot que, têtu, je continue à utiliser malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernes sophistiqués.
Par humanisme, je pense d’abord à la volonté qui poussait William Blake (5) à briser les chaînes de notre esprit afin d’utiliser celui-ci à une réflexion historique et raisonnée. L’humanisme est également entretenu par un sentiment de communauté avec d’autres chercheurs, d’autres sociétés et d’autres époques : il n’existe pas d’humaniste à l’écart du monde. Chaque domaine est lié à tous les autres, et rien de ce qui se passe dans le monde ne saurait rester isolé et pur de toute influence extérieure. Nous devons traiter de l’injustice et de la souffrance, mais dans un contexte largement inscrit dans l’histoire, la culture et la réalité socio-économique. Notre rôle est d’élargir le champ du débat.
Au cours des trente-cinq dernières années, j’ai passé une bonne partie de ma vie à défendre le droit du peuple palestinien à l’autodétermination, mais j’ai toujours essayé de le faire en prenant pleinement en compte le peuple juif et ses souffrances, des persécutions au génocide. Ce qui compte le plus à mes yeux, c’est que la lutte pour l’égalité entre Israël et la Palestine ne doit avoir qu’un objectif humain, à savoir la coexistence, et non la poursuite de l’élimination et du rejet.
Ce n’est pas un hasard si j’ai montré que l’orientalisme et l’antisémitisme moderne ont des racines communes. Pour tout intellectuel indépendant, élaborer des modèles de rechange aux dogmes étroits et simplificateurs fondés sur l’hostilité mutuelle qui prévalent au Proche-Orient et ailleurs depuis trop longtemps constitue donc une nécessité vitale.
Humaniste œuvrant dans le domaine de la littérature, je suis assez vieux pour avoir reçu, il y a quarante ans, un enseignement en littérature comparée dont les idées fondatrices remontent à l’Allemagne de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il faut aussi rappeler la contribution fondamentale de Giambattista Vico, le philosophe et philologue napolitain dont les idées anticipent celles de penseurs allemands comme Herder et Wolf - elles sont reprises par Goethe, Humboldt, Dilthey, Nietzsche, Gadamer, et, enfin, par les grands philologues du XXe siècle, Erich Auerbach, Leo Spitzer et Ernst Robert Curtius.
Pour les jeunes de la génération actuelle, la philologie évoque une science aussi antique que surannée, alors qu’elle est la plus fondamentale et la plus créatrice des méthodes d’interprétation. L’exemple le plus admirable en est l’intérêt de Goethe pour l’islam et en particulier pour le poète Hafiz - cette passion dévorante l’amènera à écrire le West-östlicher Diwan et influencera ses idées sur la Weltliteratur (littérature du monde), l’étude de toutes les littératures du monde comme une symphonie totale que l’on pourrait comprendre théoriquement comme préservant l’individualité de chaque œuvre sans pour autant perdre de vue l’ensemble.
Ironiquement, notre monde globalisé avance vers cette standardisation, cette homogénéité que les idées de Goethe visaient justement à empêcher. Dans son essai Philologie der Weltliteratur publié en 1951, Erich Auerbach mit en garde contre cette évolution au début de cette période de l’après-guerre qui marqua aussi l’avènement de la guerre froide. Son grand livre Mimésis - publié à Berne en 1946, mais écrit pendant la guerre, alors qu’il était réfugié à Istanbul où il enseignait les langues romanes - se voulait comme le testament de la diversité et de la réalité représentées dans la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf. En relisant l’essai de 1951, on comprend néanmoins que le grand livre d’Auerbach était un hymne à une époque où on analysait les textes en termes philologiques, de manière concrète, sensible et intuitive ; une époque où l’érudition et la maîtrise sans faille de plusieurs langues contribuaient à la compréhension dont Goethe se faisait le champion avec sa propre compréhension de la littérature islamique.
Cette connaissance des langues et de l’histoire était indispensable, mais jamais suffisante, tout comme, par exemple, la simple accumulation de faits ne constitue pas une méthode adaptée pour saisir ce que représente un auteur comme Dante. La principale exigence de l’approche philologique dont Auerbach comme ses prédécesseurs parlaient et qu’ils essayaient de pratiquer consistait à pénétrer de manière subjective et empathique dans la matière vivante du texte à partir de la perspective de son temps et de son auteur (Einfühlung).
Incompatible avec l’éloignement ou l’hostilité à l’égard d’un autre temps et d’une culture différente, la philologie appliquée à la Weltliteratur impliquait un esprit profondément humaniste se déployant avec générosité et - si je peux utiliser ce mot - hospitalité. L’esprit du chercheur doit toujours faire activement, en lui-même, une place à l’Autre étranger. Et cette action créatrice d’ouverture à l’Autre, qui sinon reste étranger et distant, est la dimension la plus importante de la mission du chercheur.
En Allemagne, tout cela sera bien sûr ébranlé, puis détruit par le national-socialisme. Après la guerre, remarque tristement Auerbach, la standardisation des idées, la spécialisation de plus en plus grande des connaissances rétrécirent progressivement les possibilités de ce genre de travail d’investigation et d’enquête inlassables dont il était le représentant. Plus déprimant encore, depuis la mort d’Auerbach en 1957, et l’idée et la pratique de la recherche humaniste ont perdu de leur centralité. Au lieu de lire, au vrai sens du terme, nos étudiants sont constamment distraits par le savoir fragmentaire disponible sur Internet et diffusé par les médias de masse.
Et il y a plus grave. L’éducation est aujourd’hui menacée par les orthodoxies nationalistes et religieuses propagées par les médias, qui se concentrent de manière ahistorique et sensationnaliste sur les guerres électroniques lointaines, lesquelles donnent aux spectateurs une impression de « précision chirurgicale » et masquent ainsi les terribles souffrances et destructions engendrées par la guerre moderne. En démonisant un ennemi inconnu auquel elles accolent l’étiquette « terroriste » afin d’entretenir la colère de l’opinion, les images médiatiques focalisent trop l’attention et peuvent être facilement manipulées en période de crise et d’insécurité, comme après les attentats du 11 septembre.
En tant qu’Américain et Arabe, je dois demander au lecteur de ne jamais sous-estimer le type de vision simpliste du monde qu’une poignée de civils travaillant au Pentagone a fabriqué pour définir la politique américaine dans l’ensemble des mondes arabe et musulman. La terreur, la guerre préventive et les changements de régimes imposés, rendus possibles par le budget militaire le plus important de l’histoire, y sont les seules idées débattues sans fin par des médias qui produisent des prétendus « experts » pour justifier la ligne générale du gouvernement. La réflexion, la discussion, l’argumentation rationnelle, les principes moraux fondés sur la vision laïque selon laquelle les êtres humains font leur propre histoire, tout cela a été remplacé par des idées abstraites qui glorifient l’exception américaine, ou occidentale, nient l’importance du contexte et considèrent les autres cultures avec mépris.
Un discours mondial laïque et rationnel
Peut-être le lecteur m’accusera-t-il de me livrer à des transitions trop abruptes entre l’interprétation humaniste et la politique extérieure, en affirmant notamment qu’une société technologiquement avancée, qui, avec une puissance sans précédent, possède à la fois Internet et le chasseur F-16, doit, en définitive, être dirigée par de formidables experts technico-politiques comme M. Donald Rumsfeld ou M. Richard Perle. Mais ce que nous avons perdu en chemin, c’est le sens de la densité et de l’interdépendance de la vie humaine, qui ne pourra jamais être ni réduit à une formule, ni écarté comme hors sujet.
Voilà un aspect du débat global. Dans les pays arabes et musulmans, la situation n’est guère meilleure. Comme l’a montré la journaliste Roula Khalaf dans un excellent essai (6), la région a glissé dans un antiaméricanisme qui montre peu de compréhension pour ce qu’est vraiment la société américaine. Incapables d’influer sur l’attitude des Etats-Unis à leur égard, les gouvernements consacrent toute leur énergie à réprimer et à contrôler leur population. D’où la montée du ressentiment, de la colère et d’imprécations impuissantes qui ne contribuent pas à ouvrir des sociétés dans lesquelles la vision laïque de l’histoire humaine et du développement a été balayée par les échecs et les frustrations ainsi que par un islamisme fondé sur l’apprentissage par cœur et l’effacement de tout ce qui est perçu comme d’autres formes concurrentes de connaissance moderne.
La disparition progressive de la tradition islamique de l’ijtihad (7) ou d’interprétation personnelle a été un des désastres culturels majeurs de notre époque, qui a entraîné la disparition de toute pensée critique et de toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain.
Je ne prétends pas que le monde culturel a simplement régressé, d’un côté en tombant dans un néo-orientalisme agressif, de l’autre par une intolérance absolue. Fin août 2002, le sommet des Nations unies à Johannesburg, malgré toutes ses limites, a révélé l’émergence d’une vaste zone de préoccupation globale commune, annonçant l’apparition d’une « circonscription électorale planétaire » à même de donner un nouveau souffle à la notion souvent galvaudée d’un seul monde. Mais, là encore, il faut admettre que nul ne peut connaître l’extraordinaire unité complexe de notre monde globalisé, même si le caractère de plus en plus intégré de chacune de ses parties rend désormais difficile l’isolement de l’une d’elles.
Les terribles conflits évoqués ici, qui rassemblent les populations sous des bannières faussement unificatrices comme « l’Amérique », « l’Occident » ou « l’islam » et inventent des identités collectives pour des individus qui sont en fait très différents ne peuvent pas continuer leurs ravages. Il faut s’y opposer. Face à eux, nous disposons toujours de nos capacités interprétatives rationnelles, héritage de notre éducation humaniste. Il ne s’agit pas là d’une piété sentimentale nous enjoignant de revenir aux valeurs traditionnelles et aux classiques, mais bien de renouer avec la pratique d’un discours mondial laïque et rationnel.
L’esprit critique n’obéit pas à l’injonction de rentrer dans les rangs pour partir en guerre contre un ennemi officiel ou l’autre. Loin d’un choc des civilisations préfabriqué, nous devons nous concentrer sur un lent travail en commun de cultures qui se chevauchent, empruntent les unes aux autres et cohabitent de manière bien plus profonde que ne le laissent penser des modes de compréhension réducteurs et inauthentiques. Mais cette forme de perception plus large exige du temps, des recherches patientes et toujours critiques, alimentées par la foi en une communauté intellectuelle difficile à conserver dans un monde fondé sur l’immédiateté de l’action et de la réaction.
L’humanisme se nourrit de l’initiative individuelle et de l’intuition personnelle, et non d’idées reçues et de respect de l’autorité. Les textes doivent être lus comme des productions qui vivent dans l’histoire de manière concrète.
Enfin et surtout, l’humanisme est notre seul, je dirais même notre dernier rempart contre les pratiques inhumaines et les injustices qui défigurent l’histoire de l’humanité. Nous disposons désormais du très encourageant champ démocratique représenté par le cyberespace, ouvert à tous, à une échelle que ni les générations précédentes ni aucun tyran, aucune orthodoxie n’auraient jamais pu imaginer. Les manifestations mondiales qui ont précédé la guerre contre l’Irak n’auraient jamais pu devenir une réalité sans l’existence d’autres communautés présentes dans le monde entier, irriguées par une information différente, conscientes des enjeux environnementaux, des droits humains comme des aspirations libertaires qui nous rassemblent tous sur cette petite planète.
(1) L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 1997, hélas actuellement épuisé.
(2) NDLR. Né en Inde en 1933, décédé en 1999 au Pakistan, Eqbal Ahmad, professeur de relations internationales et de sciences politiques, a lié sa vie aux luttes de libération de nombreux peuples, de l’Algérie à la Palestine, en passant par le Vietnam. Né en 1929, décédé en 2001, Ibrahim Abou-Lughod s’était engagé très jeune dans la bataille pour l’indépendance de la Palestine. Diplômé de sciences politiques, il est l’auteur de nombreux livres, dont The Transformation of Palestine ; Palestinian Rights : Affirmation and Denial ; Profile of the Palestinian People et The Arab-Israeli Confrontation of June 1967 : An Arab Perspective.
(3) Le Serpent à plumes, Paris, 2002.
(4) NDLR. Engagé de longue date dans la lutte contre le « danger islamiste », Bernard Lewis a par ailleurs été condamné en France en 1995 pour avoir nié la réalité du génocide arménien.
(5) NDLR. Longtemps considéré comme fou, l’écrivain anglais William Blake (1757-1827) a laissé une œuvre littéraire et philosophique d’une grande richesse, orientée vers la reconquête de l’unité de l’être humain. Pour lui, Dieu n’existe que dans l’homme. Dénonciateur de la morale chrétienne, qui fonde à son avis l’esclavage moral, économique et politique dont l’homme est victime, il lutte pour une liberté dont l’imagination lui semble le principal instrument.
(6) The Financial Times, Londres, 4 septembre 2002.
(7) NDLR. Effort d’élaboration juridique à partir du Coran et des Hadiths (paroles et actes de Mahomet et de ses compagnons).
Voir la bibliographie d’Edward W. Said