Nahda, la renaissance arabe ( anne-laure Dupont )


Nahda, la renaissance arabe

Nahda est un vieux mot arabe qui signifie « le pouvoir et la force ». Il évoque l’oisillon prêt à prendre son envol. On l’utilise pour désigner les progrès de la civilisation arabe à l’époque des contacts avec l’Occident et des grandes réformes (« tanzimât ») promues par l’Empire ottoman et les pouvoirs autonomes d’Egypte et de Tunisie.

Par Anne-Laure Dupont

Dans l’historiographie arabe, la période comprise entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1950 est souvent vue comme une période de Renaissance (nahda), qui aurait succédé à des siècles de décadence. Elle équivaut au liberal age dont préférait parler l’historien britannique d’origine libanaise Albert Hourani (1915-1993). Elle peut aussi s’apprécier comme un âge romantique mêlant étroitement culture et politique. Elle correspond à des mouvements divers d’émancipation : de la pensée et de la langue qui l’exprime, des sujets accédant à la dignité de citoyens, de la « nation arabe » en contexte ottoman ou colonial, des femmes aussi.
Le concept de nahda, traduisible par risorgimento aussi bien que par « renaissance », évoque la revendication de la liberté en littérature, l’émergence de l’idée de nation, la redécouverte d’un passé médiéval idéalisé, le conflit de générations et la crise de l’autorité, la prédominance du modèle constitutionnel en matière politique. Porteur d’une tension constante entre ouverture à l’autre et retour sur soi, entre libération et réaction diversifiée à l’« occidentalisation », il a aussi une forte composante identitaire.
Nahda est un vieux mot qui signifie « le pouvoir et la force ». Il évoque l’oisillon appuyé sur le rebord du nid et prêt à prendre son envol. Expression d’une dynamique, il est utilisé au cours du xixe siècle dans un sens figuré et mélioratif pour désigner les signes de développement des pays arabes ou, dans un langage d’époque, les « progrès de la civilisation ». Ceux-ci résultent des contacts accrus avec l’Occident et des grandes réformes (tanzîmât) promues par l’Empire ottoman et les pouvoirs autonomes d’Egypte et de Tunisie en réponse à la « question d’Orient ».
Destinées à renforcer l’autorité et la souveraineté de l’Etat, les réformes reposent sur le principe de justice à partir duquel l’idée de liberté fait son chemin. Elles ravivent l’idéal du bon gouvernement islamique qui, au nom du bien commun et grâce au développement du qânûn — la législation non religieuse —, garantit la sécurité de ses sujets et les protège de l’arbitraire dans le domaine de l’impôt et des levées militaires. Elles tendent à gommer les discriminations entre hommes libres et non libres, musulmans et non-musulmans.
La traite et l’esclavage sont progressivement abolis (dès les années 1840 à Tunis). Chrétiens et juifs ne sont plus en droit des protégés (dhimmî) mais les égaux des musulmans, tout en conservant leurs privilèges communautaires. Ce bouleversement juridique, accompagné d’une évolution socio-économique différenciée entre musulmans et non-musulmans, provoque des violences confessionnelles inédites dont les massacres de chrétiens au Mont-Liban et à Damas en 1860 sont un apogée tragique.
Autre aspect des réformes : l’éducation. Les Etats élaborent des politiques scolaires et reconnaissent la liberté d’enseignement, à l’avantage, notamment, des œuvres missionnaires étrangères. La généralisation de l’imprimerie sert la presse et l’édition. Le Caire et Beyrouth sont des foyers d’activité littéraire : on publie les grandes œuvres du passé érigées en classiques de la culture arabe ; on traduit à tour de bras ; on produit des textes nouveaux (articles de presse, essais politiques, récits de voyages, encyclopédies, romans, pièces de théâtre), dans une langue arabe renouvelée et simplifiée. Une élite de lettrés, d’hommes d’Etat, de fonctionnaires, de diplômés des nouvelles écoles, d’oulémas réformistes commence à s’exprimer sur divers sujets de société et explique que les réformes et leurs modèles sont compatibles avec l’islam. De nouveaux rapports fondés sur le patriotisme et le civisme s’instaurent entre gouvernants et gouvernés. L’idée d’une communauté de destin entre hommes habitant la même terre ou soumis à la même autorité gagne du terrain. Des questions surgissent : qui a légitimité à réformer ? Est-il réellement possible de critiquer les réformes ? La liberté de la presse devient un enjeu dès les années 1860. Le principe de la séparation des pouvoirs est introduit par l’éphémère Constitution tunisienne (1861-1864) et surtout par la Constitution ottomane du 23 décembre 1876.
Dans les années 1880, le réformisme étatique s’infléchit. Il se poursuit dans un cadre colonial (Tunisie, Egypte) ou dans le cadre du régime autocratique du sultan-calife ottoman Abdülhamid II (1876-1909). L’idéal de l’islâh, d’une réforme morale et religieuse visant à corriger les déviances par rapport à la tradition prophétique et à perfectionner le monde d’ici-bas, n’en gagne pas moins les consciences.
Pour les réformistes, il y a à la fois un retard du monde musulman à combler et une identité à défendre. Dénonçant le conformisme et le despotisme, ils cherchent une voie médiane entre l’immobilisme et l’imitation des Occidentaux, ou « Francs » dans le vocabulaire courant. Le rejet du taqlîd (reproduction servile de la jurisprudence des Anciens, de la coutume, des modes étrangères) accompagne la promotion de la « réouverture des portes de l’ijtihâd » (le travail d’interprétation de la loi religieuse guidé par la raison) et de la liberté de pensée. L’émancipation féminine, par l’éducation notamment, est médiatisée à partir des années 1890. L’effort de sélection d’un patrimoine historique et littéraire arabe et d’élaboration de nouvelles normes linguistiques se poursuit. L’enjeu n’est pas seulement culturel mais aussi politique. La langue arabe littéraire est à défendre face aux partisans de l’usage écrit des dialectes et à la concurrence d’autres langues (turc, français, anglais) dans l’enseignement et la vie institutionnelle. Elle devient un principe unificateur entre les individus qui l’utilisent.
Au début du XXe siècle, quand on parle des « Arabes », il ne s’agit pas seulement des Bédouins ou des descendants d’une tribu de la péninsule arabique, mais aussi d’un groupe national uni par sa langue. Le mot nahda se répand, surtout dans les milieux intellectuels syro-libanais, et s’historicise. Il exprime l’idée d’un renouveau civilisationnel et d’un (r)éveil des Arabes en tant que nationalité. En une vision arabo-centrée de la civilisation islamique, largement empruntée aux orientalistes et aux discours des idéologues de la fin du XIII siècle, il en vient à désigner une période de l’histoire dont le début est symboliquement fixé à l’expédition de Bonaparte en Egypte : une conquête violente, certes, mais qui a déposé les « germes de la civilisation » et encouragé les Arabes à les faire fructifier. Le concept de nahda apparaît alors comme l’expression nationale arabe du projet civilisateur des Lumières et des entreprises coloniales. Il est aussi une acculturation des réformes ottomanes. Les Arabes souhaitent y être associés et recueillir pleinement les fruits de la civilisation dont Istanbul leur paraît désormais une vitrine, presque au même titre que Paris ou Londres.
La révolution amorcée en 1908, sous la pression des Jeunes-Turcs, par la restauration de la Constitution ottomane de 1876 marque un apogée des idéaux de l’islâh et du réveil arabe. Le monde ottoman ressent l’« ivresse de la liberté ». De nouvelles questions se posent : pour sauver la Constitution, faut-il accepter le rôle politique de l’armée et la répression des adversaires du nouveau régime ? On évoque la Révolution française : doit-on en passer par 1793 pour préserver les acquis de 1789 ? La conquête de la liberté politique est-elle suffisante ? Comment émanciper le peuple de la misère et de l’ignorance ? Quelle place pour l’islam ? Diverses conceptions de l’ottomanisme s’affrontent : l’une, libérale, prend en compte le caractère multinational de l’Empire ; l’autre, unioniste, vise à achever le processus d’uniformisation des citoyens.
Dans cette optique, le maintien du turc comme seule langue officielle est ressenti comme une agression par beaucoup de non-Turcs dont les propres langues sont renaissantes. Des Arabes musulmans y voient une atteinte à l’islam et se sentent fondés à revendiquer, sinon l’indépendance, du moins une forme d’autonomie dans l’Empire ottoman, d’autant que celui-ci est fragilisé par la perte de la Tripolitaine en 1912, les progrès de la colonisation juive en Palestine, le désastre des guerres balkaniques. Il faut bien alors se résoudre à envisager sa succession.
A la même époque, les nationalistes égyptiens dénoncent l’occupation étrangère et s’efforcent de fonder idéologiquement la nation égyptienne sur un contrat entre la terre et ses habitants. Au Maghreb, les Jeunes-Tunisiens se réclament à la fois de la renaissance arabe et égyptienne et de l’ottomanisme pour contester le fonctionnement du protectorat français. Faisant alors son apparition, l’expression de « monde arabe » dessine un nouvel horizon aux arabophones vivant sous les souverainetés ottomane, française ou britannique.
La première guerre mondiale et la défaite ottomane en 1918 inaugurent ce que les historiens arabes appellent volontiers de nos jours la « seconde nahda ». C’est le temps de la fondation des Etats arabes modernes, des luttes pour l’indépendance, de la remise en cause de l’identité française de l’Algérie, de la théorisation du nationalisme arabe. Le libéralisme est le modèle politique dominant, mais d’autres idéologies le concurrencent : socialismes, fascismes, réformismes autoritaires des régimes turc et iranien, islamisme naissant. Les changements sociaux s’accélèrent, les mœurs s’occidentalisent, les femmes se dévoilent. La littérature se libère du caractère moral et didactique qu’elle avait conservé au XIXe siècle. Mémoires et autobiographies en plein essor valorisent des individus qui ont vécu la transition entre « l’ancien » et « le nouveau » et surmonté leurs conflits identitaires. Des hommes bataillent au nom de la liberté de conscience pour faire accepter la critique des sources scripturaires de l’islam.
Les polémiques font rage parce que, si le mot nahda est désormais sur toutes les lèvres, les appréciations de ce que doit être une renaissance varient en fonction du degré de rupture avec la tradition que l’on est prêt à accepter et de la place qu’on assigne à l’islam dans le modelage des sociétés modernes. Le mouvement réformiste du XIXe siècle nourrit aussi bien l’idéalisation des pieux ancêtres (les salaf) et le militantisme des Frères musulmans (1928) que l’acceptation d’une laïcité allant de pair avec l’approfondissement des valeurs spirituelles et humanistes de l’islam. La « Renaissance » est islamique autant que laïque.
Rétrospectivement, le XIX siècle et le premier XXe apparaissent florissants. L’âge des post-indépendances n’a pas tenu toutes ses promesses. Les régimes qui se réclamaient de la renaissance arabe — régime nassérien, régimes fondés sur le parti Baas, dont le nom même annonçait une « résurrection » politique et sociale — ont échoué. Dictatures, censure, intérêts contradictoires des Etats arabes, conflits du Proche-Orient, guerres civiles, non-résolution de la question palestinienne, difficultés économiques, nouvelles formes d’arrogance occidentale, tentation de l’ordre moral, développement d’une idéologie du djihad mortifère, la liste des maux qui affectent le monde arabe est longue.
Est-ce la fin de la nahda ? Son dépassement plutôt. Ce qu’on appelle « âge de la Renaissance » a marqué l’entrée du monde arabe dans une modernité qui continue à se chercher au sein de sociétés radicalement transformées par la croissance démographique, l’urbanisation, la scolarisation, les médias de masse. D’autres dynamiques se sont enclenchées. Les pays du Golfe constituent l’un des pôles les plus actifs du monde arabe. Les débats qui avaient pu se routiniser des années 1970 aux années 1990 sont relancés à partir de la critique de l’islamisme. La critique historique aussi a fait son chemin. Des intellectuels invitent à cesser d’idéaliser les débuts de l’islam ou de noircir la période de la « décadence ». Ils réapprécient le passé, tout le passé, y compris celui de la nahda, qui avait ses ombres et ses contradictions. Du mythe de la Renaissance lui-même, ils finissent par s’émanciper.
Anne-Laure Dupont