Quand Ferrat réchauffait le cœur des embastillés iraniens




Quand Ferrat réchauffait le cœur des embastillés iraniens

Replonger dans mes souvenirs de 1988, l’année terrible du massacre des prisonniers politiques iraniens, est chose pénible. Mais le décès de Jean Ferrat et la demande d’un camarade iranien ont fait que j’ai pris la plume pour écrire ces quelques lignes.

En cette année-là, plus de 12 000 prisonniers politiques iraniens furent livrés au bourreau, sans que l’opinion publique mondiale en soit avertie, et sans qu’elle puisse d’une manière ou d’une autre exprimer sa colère.
 Ces prisonniers avaient commis l’insoutenable crime d’être amoureux de leur patrie, celle « qu’aucun d’eux ne trompa ». Que ce soit « celui qui croyait au ciel » ou « celui qui n’y croyait pas », nous partagions tous le même« grabat », des cellules prévues au départ pour un seul prisonnier mais qui en réalité, étaient occupées par trois ou quatre personnes.

Nous avions reçu chacun une couverture étalée à même le sol sur laquelle nous passions nos nuits sans lune. Nous n’avions pratiquement aucun droit et l’avenir nous paraissait sans issue.
 Mais nous n’étions pas de la trempe de ceux qui abandonnent dans des conditions carcérales dures. C’est ainsi qu’à la suite d’âpres discussions avec la direction de la prison, nous avions pu obtenir un certains nombres de livres parmi lesquels le premier tome du livre de Mauger, Langue et civilisation françaises.
 Ayant fait mes études supérieures en Belgique, je fus tout naturellement amené à enseigner le français à plus de soixante prisonniers de toutes tendances politiques. Outre les bases de la langue de Voltaire, j’essayais de leur apprendre certains éléments de la culture orale et notamment les chansons françaises, parmi lesquelles « La France » de Jean Ferrat. Parmi nos camarades, il y en avait un, beaucoup plus âgé que nous, qui avait fait ses études supérieures en France, avait fait partie des Brigades internationales pendant la guerre civile d’Espagne et était très proche du PCF. Il tenait beaucoup à ce que les prisonniers francophones apprennent La Marseillaise, et il y était tant bien que mal parvenu. Nous la chantions lors de différentes occasions qui se présentaient.

Après la libération des prisonniers politiques, certains ont rapporté que ceux qui avaient appris le français, et qui allaient être exécutés, chantaient « La France » de Jean Ferrat.
 Je ne pourrais jurer de l’exactitude d’une telle affirmation, puisque j’étais alors occupé à défendre mon existence devant les bourreaux. Qu’ils aient chanté l’une ou l’autre chanson — et même si cet épisode tient de la légende —, ne change rien au fait qu’ils sont tous morts la tête haute, parce que ils n’ont pas voulu « vivre à genoux », et surtout qu’ils ont donné leur vie pour que « chantent les lendemains ».

Est-ce qu’Aragon n’avait pas écrit son fameux poème « Légende de Gabriel Péri » (C’est au cimetière d’Ivry / qu’au fond de la fosse commune / dans l’anonyme nuit sans lune / repose Gabriel Péri) ? Ne dit-on pas — enjolivant l’histoire — que la puissance de ce petit poème avait obligé la Kommandantur des forces d’occupation à Paris à placer des gardes mobiles autour du cimetière, pour empêcher que les « ombres » ne viennent fleurir chaque nuit la tombe de Gabriel Péri ? De même, la dictature de la République islamique d’Iran, ayant peur que « les hortensias bleus puissent fleurir inexplicablement » sur les tombes sans nom des martyrs à Khavaran (cimetière près de Téhéran), empêchent chaque année les épouses et les familles des exécutés de se réunir à cet endroit...

Non seulement les mesures prises par les bourreaux n’aboutissent à rien, mais, dans un avenir pas très lointain, chaque martyr de ce combat inégal contre l’impérialisme — qui ne peut voir aucun peuple décider de son propre sort — sera un sérieux problème pour toute la nation iranienne, et peut-être un cas de conscience pour les démocrates du monde entier.
 On entend déjà tout un peuple en marche dans son mouvement vert pour la démocratie et la justice sociale. Et le cœur des enfants de ceux qui reposent sous la terre d’indifférence de Khavaran battent pour un Iran libre et démocratique. Ils savent aussi qu’à l’instar des « loups qui ont regardé vers Paris », les armées israélo-américaines qui envisagent d’envahir le pays ne peuvent rien contre la volonté de ce peuple courageux et inventif.

Mohammad Zahedi.
Ancien prisonnier politique