Etre médecin dissident en Syrie



Etre médecin dissident en Syrie


Soigner les blessés de l’opposition syrienne est devenu un crime d’Etat en Syrie. L'Orient-Le Jour a écouté le récit éloquent d’un jeune médecin syrien en visite à Beyrouth.

Propos recueillis par Jeanine Jalkh 

"Les médecins en Syrie sont actuellement considérés comme des trafiquants d'armes." Cette phrase résume parfaitement les accusations dirigées contre les membres du corps médical syrien qui osent soigner les blessés de l'opposition. De passage au Liban, Michel, comme il se présente, est un jeune médecin qui a obtenu son diplôme il y a à peine quelques mois, avant de se voir parachuter dans l'horreur quotidienne d'une révolution des plus meurtrières.

Actif au sein d'un groupe de 25 médecins ambulants dont il préfère également taire le nom, il se livre avec ses collègues à un véritable jeu de cache-cache avec le régime pour pouvoir soigner les blessés parmi les opposants et assurer les médicaments par des voies biaisées et secrètes pour éviter la foudre des services de renseignements et celle des forces de l'ordre. Depuis qu'il s'est engagé auprès des manifestants, il vit comme un véritable fugitif, se déplaçant d'un domicile à l'autre pour ne pas se faire repérer, taraudé par l'obsession de voir ses parents punis et sanctionnés pour ses actes et son implication auprès de l'opposition. Parfaitement organisé, à l'instar des révolutionnaires eux-mêmes, le groupe des 25, dont l'un des membres a déjà été tué par les forces de l'ordre, et deux autres arrêtés, suit les événements de près avec leur lot de blessés, se déplaçant au rythme de la crise, d'une région à l'autre et  changeant régulièrement leurs noms et numéro de téléphone.

Michel explique les difficultés rencontrées sur le terrain. "Durant la bataille qui a eu lieu à Rastan [située au centre de la Syrie à 20 km au nord de la ville de Homs], les forces de l'ordre ont attrapé un médecin et l'ont égorgé sur les lieux où était installé un dispensaire ambulant dans un des domiciles de l'opposition", dit-il avant de souligner que les médecins qui sympathisent avec l'opposition sont désormais assimilés aux pires criminels.

"Un autre médecin, qui transportait en secret des médicaments, a été torturé pendant plusieurs jours pour être ensuite relâché après avoir menti, assurant à ses geôliers que les médicaments n'étaient pas destinés aux opposants", témoigne encore Michel. Depuis que les hôpitaux sont devenus également la cible des forces de l'ordre, les médecins mais aussi les blessés préfèrent ne plus prendre le risque de s'exposer dans des centres hospitaliers et recourent à des dispensaires improvisés sur les lieux, notamment pour fournir ou obtenir les premiers soins.

Le médecin tient absolument à raconter l'histoire de l'un de ses amis, Mohammad Anwar Dabbas, "l'un des symboles de l'opposition pacifique", comme il dit, blessé par balle lors d'une manifestation à Daraya [près de Damas] et transporté vers l'un des hôpitaux de la localité. "Alors qu'il était sous anesthésie, les services de renseignements sont venus le prendre durant l'opération avec la cage thoracique ouverte, sans même attendre la fin de l'opération", dit-il contenant à peine sa révolte. C'est ce type de comportement qui a d'ailleurs poussé les gens à refuser d'aller se faire soigner dans les hôpitaux, préférant recevoir les premiers soins à domicile quitte à risquer la mort plutôt que de subir la torture ou l'emprisonnement en risquant d'aller dans les centres hospitaliers.

Sur place, les médecins ont recours à des "valises chirurgicales" du type de celles utilisées par l'association Médecins sans frontières, des valises qui existent en nombre très restreint du fait notamment de leur coût (400 euros pour les petites valises et 3 000 pour les grandes), explique le jeune médecin. Ces valises leur permettent surtout de faire des opérations simples, "lorsque les membres sont atteints ou en cas de blessures superficielles". Dans le cas d'un blessé grave, ce dernier reçoit les premiers soins sur place en attendant que soit agencée toute la logistique pour le transporter vers un hôpital régulier.

"Il est ensuite acheminé secrètement vers un hôpital où travaillent des administrateurs et chirurgiens sympathisants, qui le font entrer sous un nom fictif avec un dossier médical trafiqué", raconte Michel qui explique toutefois que cette chaîne de solidarité est malheureusement devenue de moins en moins disponible avec le resserrement de l'étau autour du corps médical et hospitalier, et la peur qui sévit désormais parmi les médecins qui craignent de plus en plus pour leur vie. "Malgré cela, plusieurs médecins et chirurgiens continuent de se mettre à la disposition des blessés, bravant tous les défis sécuritaires et les risques de mort au quotidien", fait-il remarquer, fier.

Ce qu'il faut surtout craindre dans les hôpitaux gouvernementaux en particulier, dit-il, ce sont les infirmières et infirmiers "collaborateurs" plantés par le régime pour dénoncer les blessés relevant de l'opposition ou pour se venger d'eux, confie le médecin. Il relate l'histoire de l'un de ses amis qui, lors d'une des rares manifestations à Damas il y a près d'un mois, avait reçu six coups de baïonnette avant d'être transporté par les forces de l'ordre à l'hôpital, puis de là en prison. Le détenu, qui a réussi à contacter ses amis, résume la situation de l'hôpital qui l'a accueilli par ces termes : "La prison est un paradis en comparaison avec l'hôpital", où les infirmiers et infirmières prenaient un malin plaisir à "éteindre des cigarettes sur son corps déjà meurtri, ou à s'amuser à retirer pour la renfoncer la seringue reliée au sérum physiologique", témoigne Michel.

Les deux hôpitaux les plus réputés pour ce genre de pratiques sont Ibn Al-Nafees et l'hôpital 601, connus également pour accueillir les détenus qui ont été torturés et dont l'état s'est dégradé. C'est le cas notamment de Yahya Charbaji, arrêté en septembre 2011 et hospitalisé trois mois plus tard à l'hôpital 601 après avoir reçu une balle lors de sa détention, poursuit Michel. Armé d'un courage désarmant, le jeune médecin est également chargé de traiter avec les agences d'importation de médicaments pour s'approvisionner auprès d'elles en achetant le nécessaire, toujours en cachette. Il paie souvent en argent liquide sans que les factures ne soient officiellement enregistrées.

Saisissant l'occasion de l'entrevue, Michel en profite pour lancer, indirectement, un appel aux donateurs pour leur signifier qu'actuellement les médecins en Syrie manquent principalement de respirateurs, de poches de sang et de produits anesthésiants. Il raconte également, toujours avec la même dignité, la situation financière dont pâtissent les médecins qui ont abandonné leur clinique, leur famille, leur confort, pour se consacrer aux soins de centaines de blessés qui tombent chaque jour en Syrie.