« Identité-monde » ou comment penser la commune destinée de l’humanité en ces temps de crise




« Identité-monde » ou comment penser la commune destinée de l’humanité en ces temps de crise

Par Awa Coumba Sarr

Le 16 mars 2007, quarante-quatre écrivains de langue française signaient dans les colonnes du journal Le Monde un manifeste intitulé : « Pour une littérature-monde en français ». Dans cet article ils plaident pour « l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde » qui n’établirait plus de distinction entre une littérature française produite par des français de souche et une littérature francophone produite par des écrivains « d’Outre-France » pris entre plusieurs cultures. Pour ces signataires, cette distinction cache mal une conception centralisée de la littérature en langue française qui rejette dans les marges la littérature « francophone ». Pour les promoteurs de la littérature-monde en langue française la littérature « n’est pas compressible dans des frontières. » et son avènement « signe l’acte de décès de la francophonie que personne ne parle, ni n’écrit. »

Avec le débat sur l’identité nationale lancé en 2010 par un ministre chargé de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale, force leur a été cependant de constater qu’il leur fallait remettre l’ouvrage sur le métier. De la même manière qu’ils avaient pris prétexte de l’attribution de cinq prix littéraires à l’automne 2007 à des écrivains d’Outre-France pour lancer le manifeste « pour une littérature-monde en français » une majorité des signataires vont donc, trois ans après la parution de cet article prendre prétexte du lancement de ce débat pour produire un recueil intitulé : Je est un autre : pour une identité-monde.

Poursuivant dans la droite ligne de l’article du monde, les auteurs discutent de l’exclusion des minorités et de la notion d’identité pour dénoncer le repli identitaire français et proposer le concept d’identité-monde. Si chronologiquement le débat a d’abord porté sur la problématique de la relégation au second plan de la littérature francophone par le milieu littéraire français avant de se focaliser sur celle de l’identité, il va s’en dire que cette dernière est plus fondamentale en ce qu’elle éclaire la première. 


Autrement dit, l’opposition identité française/ identité francophone précède et fonde l’opposition littérature française/littérature francophone. En se proposant de réfléchir sur le concept d’identité et en proposant celui d’identité-monde, les auteurs du recueil se donnent comme d’objectif de dépasser un débat étriqué pour embrasser un débat plus large, universel qui se propose de réfléchir sur la commune destinée de l’humanité dans un monde en profonde mutation.

Ce monde en mutation est traversé par plusieurs crises. La plus récente de ces crises est la crise économique et financière de 2008, la plus grave crise du genre que le monde ait connue depuis les années trente. Celle-ci avait été précédée d’une crise alimentaire fortement ressentie dans les pays pauvres et d’une crise énergétique mondiale encore en cours. Des crises sanitaires avaient été annoncées (SRAS, grippe aviaire etc.), finalement évitées mais non-définitivement écartées. A l’aube de ce nouveau millénaire le monde doit aussi faire face à d’autres crises d’une tout autre ampleur telles que les crises climatiques et écologiques. Parce que l’identité-monde pose que Je est un autre et que penser le moi revient à penser l’altérité, il est important d’étudier comment dans un monde fortement intégré ce concept d’identité-monde pourrait aider l’humanité à affronter ces défis et à en exploiter les opportunités s’il ya lieu. Nous présenterons tout d’abord les crises et défis majeurs auxquels le monde doit faire face ensuite nous étudierons le cas exemplaire du débat identitaire dans une France prise dans la tourmente de la mondialisation et à l’héritage de ses aventures coloniales. Enfin nous étudierons comment en ces temps de péril le concept d’identité-monde, pourrait permettre de surmonter ces problèmes.

1- Un monde Global

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les progrès scientifiques et techniques ont permis un développement fulgurant des moyens de transport et des avancées extraordinaires dans les technologies de l’information et de la communication. Ces avancées ont permis l’internationalisation des échanges de biens, celle des connaissances et l’essor des flux migratoires, faisant du monde un village planétaire où les distances sont abolies.Ce mouvement s’est particulièrement accéléré depuis les années 80 et a reçu le nom de mondialisation ou de globalisation.

Si pour certains la mondialisation est un phénomène permanent de l’Histoire s’inscrivant dans l’évolution de l’humanité, il ne fait nul doute cependant que le niveau d’intégration et de globalisation de la période actuelle n’avait encore jamais atteint dans l’Histoire. Cette globalisation a des effets économiques, sociaux, politiques, environnementaux, et culturels.

En permettant le développement du commerce, en favorisant la circulation des capitaux et en facilitant le financement des entreprises, la mondialisation a été un facteur de croissance économique. Au plan social elle a favorisé les flux migratoires et le tourisme. Au plan culturel elle a contribué à la promotion de la diversité culturelle et à l’émergence d’une « culture commune ». Par l’augmentation du niveau de vie qu’elle permet la mondialisation conduit à une plus grande exigence des populations sur la qualité de l’environnement et une prise de conscience que, ne disposant que d’une seule planète, tous les humains sont « embarqués dans le même bateau » et doivent donc faire face ensemble aux crises climatiques et écologiques annoncées ainsi qu’aux problèmes de gestion des ressources naturelles communes.

La mondialisation n’a cependant pas que des effets bénéfiques, la concurrence effrénée que se livrent les entreprises et les Etats a conduit à une mise en concurrence des travailleurs, à un dumping social et à une augmentation des inégalités inter et intra-étatiques. Les Etats affaiblis sont marginalisés et perdent la main au profit des multinationales et des institutions internationales. Les problèmes environnementaux sont sans aucun doute ceux qui, sur le long terme, posent la plus grande hypothèque sur l’avenir de l’humanité. Par l’accroissement vertigineux de sa population et par l’utilisation inconsidérée des énergies fossiles, l’humanité a causé un dérèglement climatique aux conséquences désastreuses sur les grands équilibres écologiques et mis ainsi en péril sa survie même sur la planète.
Au plan culturel la mondialisation se caractérise aussi par une domination des normes et représentations de l’occident que des pays pauvres en mal de repères s’ingénient à copier.

On peut donc retenir que si le nouvel ordre mondial a sans aucun doute des aspects positifs en ce qu’il est facteur de croissance économique et de diversité culturelle, il a aussi des aspects négatifs en ce qu’il met en danger la vie de l’Homme sur terre par la dégradation de l’environnement, installe dans une insécurité accrue des populations déboussolées et attise les antagonismes entre identités culturelles.

2- Mondialisation et replis identitaires : la France face à ses ex-colonies

Alors que l’avènement de l’Etat-Nation, d’abord en Europe et ensuite presque partout dans le monde, avait donné naissance à un ordre mondial marqué par un cloisonnement avec chaque Etat-nation ayant ses frontières, ses barrières et soucieux de faire la distinction entre les insiders et les outsiders, en s’attelant à forger une identité nationale qui se voulait un facteur d’unité et d’homogénéité, la mondialisation est venue ébranler cette stabilité. Car la mondialisation a cette caractéristique qu’en même temps qu’elle permet une ouverture au monde, fait se rencontrer des personnes de culture, de langues, de systèmes de valeurs différents, elle cause d’un autre côté une résurgence des replis identitaires.

Dans les années quatre-vingt, Martine Storti et Jacques Tarnero notaient déjà ce paradoxe qui faisait que plus des personnes d’horizons divers étaient en contact, plus ils cherchaient à se distinguer. « La mondialisation des échanges économiques et des communications, la standardisation en cours des styles de vie » disaient-ils « coexistent avec une formidable remontée de la quête des origines, de la recherche des racines. » (L’Identité française). Ceci principalement parce que les télécommunications réduisent les distances entre les gens mais ne les rapprochent pas. « L’ailleurs » disaient-ils « quand il devient visuellement quotidien, ne se rapproche pas, il s’éloigne. Sans perdre pour autant son caractère menaçant. II faut se protéger de ce lointain si proche, il faut retrouver ce proche qui s’éloigne. La peur de perdre son territoire, sa personnalité, sa différence, son identité est partout. » (L’Identité française) Les rapports de la France avec ses anciennes colonies sont typiques des problèmes identitaires que cause la mondialisation.

Comme la plupart des autres pays d’Europe occidentale, la France souffre des effets négatifs de la mondialisation. Sa population souffre de l’insécurité, d’un chômage massif et d’une baisse de son pouvoir d’achat. Des ingrédients suffisants pour que certains sentent la nécessité de trouver des boucs émissaires et à agiter le spectre d’un « choc des civilisations ». L’une des manifestations révélatrice de cette crise a été sans nul doute le « grand débat » sur l’identité nationale auquel les Français avaient été invités en janvier 2010 par Eric Besson titulaire du ministère de l’identité nationale et de l’immigration dont la création et la pertinence de l’intitulé avaient été très controversées. Les participants à ce débat étaient conviés à répondre à deux question : « pour vous, qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? » et « quel est l’apport de l’immigration à l’identité nationale ? »

S’invitant dans ce débat les contributeurs aux recueils Pour une littérature-monde et Je est un autre : pour une identité-monde, répondent aux questions de Besson en lui rappelant que la conception cartésienne ou classique du sujet où je est une conscience de soi, a été critiquée et dépassée.

Débattre de l’essence de l’identité française en même temps que sur l’immigration, fut-elle sur son apport à cette identité, c’est tenter de brouiller les cartes et vouloir stigmatiser les immigrés. Ce que l’instauration de ce débat révèle c’est que la France a les réflexes de la personne en danger, qui a peur et cherche à se protéger. C’est cette peur qui explique la résurgence du repli identitaire qui se manifeste par l’hostilité grandissante envers les immigrés issus de ses anciennes colonies.

Il faut convenir avec Julia Kristeva que la France est dans une période de dépression. A l’instar des individus, nous dit Kristeva, les nations sont aussi susceptibles de souffrir de cette maladie psychique et les causes aussi bien que les symptômes sont les mêmes chez les deux entités. A l’origine de la dépression il peut y avoir par exemple une blessure narcissique, des absences d’idéaux ou une détresse sociale. Ainsi, la personne ou la nation déprimée se renferme sur elle-même, déconsidérant tous liens : « nous constatons » dit Kristeva, « qu’au-delà des individus, la France vit une dépression nationale, analogue à celles de personnes privées. Nous n’avons plus l’image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise : la voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s’imposer dans les négociations européennes et encore moins dans la compétition avec l’Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l’on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d’insécurité, voire de persécution, s’installe. […] Le pays dans ce contexte ne réagit pas autrement qu’un patient déprimé. La recréation première du déprimé est de se retirer : on s’enferme chez soi, on ne sort pas de son lit, on ne parle pas, on se plaint. » 

Economiquement affaiblie, la France déprimée se plaint de ses immigrés qu’il accuse de l’abâtardir et de l’appauvrir. La crise économique, participe indéniablement à la crise identitaire que traverse la France. Autrement dit, la dépression est aussi bien d’ordre économique que psychologique, les deux étant intrinsèquement liées.

Dans sa contribution au recueil Je est un autre auquel il donne le titre « Le sang, le sol, la souche », Alain Mabanckou dit ceci : « j’ai pris une carte de la France et je l’ai regardée pendant un moment. Aucun lieu ne me parait étranger. Pourtant cette carte ne me plait pas […] La carte de la France que je regarde est « blanche », réfractaire à la prise en compte d’autres couleurs que le citoyen lambda remarque partout lorsqu’il marche dans la rue, s’attarde au marché de la Chapelle ou aux stations de métro Château Rouge, Barbes Rochechouart et Château d’Eau. Cette mauvaise carte est l’image qu’on nous vend de manière subreptice depuis des décennies. Elle représente une société uniforme et plate […] Cette uniformité de la France apaise les consciences, rassure ceux qui investissent leur énergie dans une idée certaine de ce pays. Cette idée certaine proclame que le « recul » de la nation est le fait de l’Autre, celui-là qui ne nous ressemble pas et qui aurait envahi la Gaule. […] on a alors érigé cet Autre en ennemi public de la société. » 

Pour Mabanckou, la présence des immigrés, les « sujets » d’hier, est vécue parfois comme une invasion. Michel Le Bris soutient quant à lui que s’il y a ce débat en France sur l’identité nationale, qui immanquablement glisse vers un débat sur l’immigration, c’est parce que « la France est malade de son histoire coloniale » dans la mesure où « son universalisme républicain se trouve incapable de l’intégrer, et cela depuis l’origine. » Le « modèle républicain » dit-il, « est en crise, peut-être à bout de souffle, en tous cas sans plus de prise sur le réel, mais prisonnière de ses mythes, elle se refuse à l’admettre […] parce que de plus en plus de gens vivent au quotidien le caractère illusoire de l’article fondateur de [..] la constitution […] selon lequel la France serait une République indivisible, laïque et démocratique, assurant l’égalité devant la loi de tous les citoyens, et respectant toutes les croyances. »

Ainsi suggère-t-il un « changement de coordonnées mentales » de la part des Français. Au lieu de penser en termes de catégories stable : « Etat-nation, territoire, frontières, opposition extérieur-intérieur, familles, communautés, identités, concepts » il serait mieux de penser en terme « de flux non plus de structures ». La France, pareille à un individu, est « de plus en plus au carrefour d’identités multiples », c’est cela l’identité-monde, l’identité- mille feuilles. « Et il revient à chacun d’articuler pour lui, en une forme cohérente, cette multiplicité ». Autrement dit, il faudra que chacun se fasse écrivain car après tout le roman n’est que « création de mondes, entrecroisements de voix multiples, remise en cause dans son mouvement même, des certitudes de l’identité. » « Je est un autre » nous dit Le Bris est depuis l’origine l’espace même de la littérature » et le ministre français qui a lancé le débat sur l’identité national n’a pas réfléchi à la phrase de Rimbaud. Ainsi dira-t-il, « la littérature est plus que jamais au cœur des enjeux du monde qui vient. Le roman, le poème, plus que jamais nécessaire ».


 Pourquoi ? Parce que contrairement à la science « qui se déploie dans l’espace du Même puisqu’elle postule la répétition de l’expérience qui fonde sa loi », la littérature nous permet de connaitre l’Autre, non pas en ‘l’expliquant’, ou en ‘l’analysant’, ce qui le ferait aussitôt disparaitre, mais en liant connaissance avec lui ». La force de la littérature est qu’elle défend le principe « d’un ‘être-ensemble’ qui ne se réduirait pas à un plus petit dénominateur, mais s’ordonnerait à la part de grandeur de chacun » conclut Le Bris. Une identité-monde serait ainsi aux antipodes d’une identité nationale en ce qu’elle ne crée pas des Autres à persécuter mais se donne comme objectif de lier connaissance avec autant d’Autres que possible. Lier connaissance puisqu’il ne s’agit plus seulement de connaitre l’Autre mais de le reconnaitre et de se reconnaitre en lui.
Ainsi, selon les termes d’Achille Mbembe « pour une grande part de notre humanité, l’histoire moderne a été un processus d’accoutumance à la mort d’autrui - mort lente, mort par asphyxie, mort subite, mort déléguée, perte radicale. Cette accoutumance à la mort d’autrui, de celle ou de celui avec lequel l’on croit n’avoir rien en partage, ces formes multiples de tarissement des sources vives de la vie au nom de la différence raciale et du profit- tout cela a laissé des traces à la fois dans l’imaginaire et dans la culture, pour ne pas parler des rapports sociaux et économiques. » (Je est un autre ) 


Ce rappel historique devrait permettre une plus grande tolérance des immigrés. Et comme le dit Mbembe pour qu’advienne la « communauté du monde » il faudrait donner aux blessures causées par l’expansion de l’Europe dans le monde l’occasion de cicatriser ; ce que le repli sur soi et les accusations tous azimuts n’encouragent guère. Mais toujours est-il que, selon les termes de Mbembe, « l’on aura beau ériger des frontières, construire des murs, des digues et des enclos, diviser, sélectionner, classifier et hiérarchiser, chercher à retrancher de l’humanité ceux et celles que l’on méprise, qui ne nous ressemble pas ou avec lesquels nous pensons que nous n’avons, à première vue, rien en commun – il n’y a qu’un seul monde et nous en sommes tous les ayant-droits. […] Ce qui, par conséquent, nous est commun, c’est le sentiment ou encore le désir d’être, chacun en soi, des êtres humains à part entière, habitants pléniers du monde et héritiers de sa totalité. Ce désir de plénitude en humanité est quelque chose que nous partageons.

Conclusion

Cherchant à tracer les origines de la littérature-monde en langue française, les auteurs du manifeste pour une littérature-monde affirmeront que « ce désir nouveau de retrouver les voies du monde, ce retour aux puissances d’incandescence de la littérature, cette urgence ressentie d’une « littérature-monde », nous les pouvons dater : ils sont concomitants de l’effondrement des grandes idéologies » (PLM). Le début du mouvement de repli identitaire observé en Europe en général et en France en particulier peut être daté de la même période. Il survient comme un retour de boomerang lorsque « les distances qui nous séparent sont de plus en plus imaginaires », lorsque le monde n’a jamais été aussi intégré. Ce paradoxe s’explique aisément quand on sait que les différences ne sont jamais autant aiguisées que lorsqu’elles tendent à s’effacer. Le besoin de s’identifier, d’appartenir à une communauté et de consolider sa cohésion interne peut alors insidieusement pousser à l’identification d’ennemis. Le concept d’identité-monde nous prévient contre ce risque et nous invite à penser le moi qui est l’autre. Une conception pas du tout neuve mais d’autant plus pertinent qu’en ce début de millénaire le monde est traversé de plusieurs crises aux enjeux vitaux et transcendant tous les clivages identitaires. Si la mondialisation des échanges est donc propice au repli identitaire, les crises économiques, sociales, environnementales qui mettent en danger l’avenir de l’humanité présentent l’opportunité de nous unir pour faire face à ces menaces communes.