Le mythe renaissant de l’islam conquérant


Le mythe renaissant de l’islam conquérant


Le « non » à la construction de minarets qui l’a largement emporté en Suisse, lors de la votation populaire organisée le 29 novembre dernier, a mis le pays en état de choc en même temps qu’il suscitait consternation et colère tant en Europe que dans le monde musulman. Ni la xénophobie ni la poussée de l’extrême droite n’expliquent un tel résultat (les 57 % de votants anti minarets dépassent largement la clientèle traditionnelle de la droite dure à l’initiative du référendum). Elles ne permettent pas davantage de comprendre les actuelles crispations organisées par le gouvernement français sur l’identité nationale ou les interminables polémiques autour de la burqa. Au-delà de sa dimension internationale, avec le thème récurrent du « terrorisme islamiste » et du nouveau « péril vert » qui aurait remplacé le « péril communiste », le débat porte aussi sur la place en Europe de la religion musulmane — toujours plus détachée du thème de l’immigration. Il a pour fondement la peur irrationnelle d’un islam conquérant qui s’appuierait sur un projet militant, sur une progression de la foi et sur la démographie. 


Par Sami Amghar et Patrick Haenni


Une question agite l’Europe : l’islam est-il par essence expansionniste et conquérant ?


 Oui, clament, en Suisse, les initiateurs du référendum contre l’édification de minarets, en s’appuyant sur les écrits d’un nouveau courant critique de l’islam (1). Cet expansionnisme serait sous-tendu par une volonté d’hégémonie politique imputée tantôt à la nature même de l’« idéologie islamique » (nataliste, prosélyte et envahissante), tantôt aux stratégies de certains de ses acteurs (les « islamistes » et leurs « projets » (2). M. Youssouf Al-Qaradawi, le plus populaire des cheikhs sunnites modérés, semble leur donner raison quand, dans son émission phare sur Al-Jazira, « La charia et la vie », consacrée le 6 décembre 2009 au vote suisse, il assure que la conquête aura lieu et que tous les êtres humains se retrouveront unis par la parole de Dieu.


Les interrogations sur l’islam ont leur part de légitimité : après tout — comme le christianisme —, il se proclame salut pour l’humanité et message scellant l’histoire des prophéties. Mais, au fond, que signifie concrètement un expansionnisme religieux ? D’un point de vue sociologique, il peut s’appuyer soit sur une démarche militante (politique, propagandiste ou militaire), soit sur le développement de la religiosité (le retour à la foi ou les conversions), soit sur la démographie (lire « Avortement sociologique d’un “baby-boom »).


En Europe, ce sont les Frères musulmans et l’organisation turque Milli Görüs (3) qui portent un projet politique. Dépositaires d’un imaginaire non seulement universaliste (l’islam représente une religion pour tous) mais à visée de domination (l’objectif de « guider le monde » que s’assignait Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans), ils veulent la création d’un Etat islamique. Pourtant, ils ne se sont pas réfugiés en Europe, à partir des années 1950, pour cette raison, mais parce qu’elle leur offrait une base arrière, un sanctuaire, dans le cadre des combats qu’ils menaient en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Et l’installation durable de populations musulmanes sur ce continent les a pris par surprise en même temps qu’elle leur pose problème.


Le fait d’être minoritaires en Europe invalide, en effet, toute perspective stratégique pour les agents de l’islam politique, en les enfermant dans un dilemme : la prédication ou le lobbying ? Le premier choix les place sur un terrain déjà largement occupé par la mouvance salafiste ou l’organisation du Tabligh (4), des groupes désignés par le politiste Olivier Roy (5) comme néo fondamentalistes.


Le second choix les confronte à la difficulté de se procurer un nombre conséquent de partisans dans le contexte européen ; de plus, en les incitants à se transformer en notables, il a le double inconvénient de limiter leur influence à un niveau local et de les exposer au soupçon de compromissions avec le pouvoir.


La situation des Frères musulmans le montre bien : en jouant la carte des institutions, ils ont perdu avec le temps de leur verve révolutionnaire, abandonné les grandes causes comme la Palestine, renoncé à se mobiliser sur les questions sensibles — par exemple, en France, le foulard ; et ils subissent la critique de jeunes musulmans qui vont parfois jusqu’à se désolidariser d’eux pour leur « embourgeoisement » ou leurs accommodements avec les autorités. Tariq Ramadan lui-même a été désavoué par certains de ses anciens partisans quand il a intégré, en 2005, un groupe de travail chargé de réfléchir, pour le gouvernement britannique de M. Anthony Blair, aux moyens d’enrayer l’extrémisme religieux.


Les difficultés d’élaboration d’une stratégie crédible en Occident, pour les tenants de l’islam politique, profitent aux mouvements néo fondamentalistes, qui rejettent pour leur part les engagements politiques classiques. Dans la nébuleuse que forment ces mouvements prédomine le salafisme wahhabite « scientifique » (salafiyya ilmiyya) né en Arabie saoudite. Caractérisé par un rigorisme sectaire et un radicalisme dogmatique, mais détaché de toute idée de guerre sainte, ce salafisme récupère en nombre les déçus de l’islam politique ou de groupes néo fondamentalistes implantés depuis plus longtemps sur le continent européen, comme le Tabligh. Mais, loin de proposer la dernière mouture d’un programme visant l’hégémonie politique, il offre le fruit amer d’un islam dépolitisé et d’un discours idéologique prônant une attitude de repli et d’évitement par rapport aux sociétés occidentales, la communauté de foi remplaçant la communauté culturelle (tunisienne, marocaine, etc.). Ainsi le salafisme s’installe-t-il dans une logique de secte. Silencieux sur la question du foulard, ses partisans n’organisent aucun soutien quand leurs imams sont expulsés et ne participent pas davantage aux manifestations de solidarité envers les Palestiniens.


Ce repli préconisé s’effectue moins dans le milieu familial et communautaire que dans la bande de jeunes ré islamisés, pensée comme « groupe rescapé » (firqa nâjiyya). Critique à l’égard des familles et contestant les imams traditionnels, le salafisme s’inscrit en opposition au monde musulman réel et ne rencontre quelque succès qu’auprès des individus en rupture, en particulier dans la jeunesse. Il recrute donc peu là où les solidarités communautaires sont fortes, comme chez les Comoriens ou les Turcs.


Exode vers le monde musulman




Son idéal n’étant ni la conquête de l’Ouest ni la constitution de ghettos islamisés, mais la hijra, l’exode, vers les terres d’islam — ou, à la rigueur, vers des pays réputés plus accueillants tels que le Royaume-Uni ou le Canada —, les jeunes, minoritaires, qu’il gagne à lui se retrouvent placés dans la même situation d’attentisme démobilisateur, par rapport à des engagements possibles dans les sociétés occidentales, que la génération de leurs parents. Si ces derniers ont vécu dans le mythe du retour sur la terre de leurs origines, eux sont habités par le désir de quitter leur pays de naissance...


La conceptualisation d’un projet politique crédible, bloquée par le contexte minoritaire, et les dynamiques missionnaires, qui suivent une dérive sectaire, ne sont donc pas portées par une démarche de « reconquête islamiste ». Pas plus que l’activisme du djihad par les armes. Car, en Europe, le djihadisme se vit comme une quête du sacrifice, non comme de la politique par d’autres moyens. Ses groupes militants (Al-Qaïda ou le mouvement de M. Metin Kaplan (6)) partagent avec les non-combattants salafistes un même esprit sectaire. Le djihadisme disqualifie par le takfîr — accusation de mécréance — tous les adversaires qu’il entend combattre : les juifs et les chrétiens, les musulmans qui ne le sont pas assez à son goût et... les Frères musulmans. Il ne cherche donc pas à créer en Occident des contre-cultures de ghetto. Au contraire, sa radicalité le conduit à rompre avec la communauté et le quartier (7) — ainsi qu’avec la mosquée, trop facilement contrôlable par les services de renseignement et condamnée pour compromission car elle est immanquablement un espace de négociation avec la société environnante. Le recrutement djihadiste se fait alors en d’autres lieux : des cybercafés aux clubs de sport, en passant par les prisons.


Cependant, comme ils ont poussé l’anathème jusqu’à ses extrêmes limites, les nouveaux djihadistes n’ont plus de peuples à libérer. Ils ne visent pas un objectif précis (territoire ou Etat à investir, rapport de forces politique à modifier, régime à abattre), mais l’affrontement armé et son impact médiatique ainsi que la destruction des symboles de l’impérialisme politique (c’est-à-dire les Etats-Unis ou leurs alliés).


Si la dynamique militante islamiste ne porte pas non plus vers la conquête, celle-ci peut-elle s’opérer « par le bas », à travers un renouveau religieux capable de peser sur les équilibres politiques des sociétés européennes, ou du moins de créer des espaces islamisés en leur sein ?


On confond souvent, en fait, la plus grande visibilité de l’islam en Occident avec un retour massif à la piété dans les communautés musulmanes : en France, depuis une vingtaine d’années, la pratique religieuse stagne, voire recule légèrement (8). Sa réapparition s’opère d’abord à partir de l’individu et non d’un projet collectif (même si elle découle d’un désir de solidarité communautaire), et elle correspond avant tout à l’envie de retrouver ses racines « identitaires ».


Deux grands courants se distinguent dans l’actuel regain religieux. D’une part, l’« islam de marché (9) », une religiosité libérée de l’obsession islamiste envers le politique, et marquée par la quête d’une « normalisation » culturelle de l’identité musulmane. Street wear islamique (10), voile branché, pop halal et Muslim Up (marque française de boisson à base de kola) traduisent une affirmation de l’islam à partir de la culture de masse. La religion ne représente pas une solution intégrale, mais un souci d’éthique dans une culture occidentale globalement acceptée. D’autre part, le néo fondamentalisme qui, on l’a vu, se veut en rupture avec l’ordre occidental, mais qui se positionne dans l’attente de l’exode.


Quant aux conversions, elles existent bien mais en nombre limité et s’opèrent dans les deux sens, même si la balance penche en faveur de l’islam : en France, selon le ministère de l’intérieur, environ quatre mille personnes se tournent chaque année vers ce dernier, contre huit cent musulmans qui épousent le christianisme, principalement l’évangélisme (11).


Le retour au religieux apparaît, certes, de façon très visible, notamment dans l’apparence physique et vestimentaire de ceux qui redécouvrent la foi (born again) et des convertis — la barbe et le qamis pour les hommes, le voile intégral pour les femmes... — mais il n’est guère encadré (les initiatives partent de l’individu et passent peu par des engagements organisationnels). Cette nouvelle religiosité est donc à la fois plus publique et moins politique. Elle pose un problème idéologique dans les pays à laïcité forte comme la France, mais elle ne constitue pas à proprement parler une menace politique, ni même sécuritaire — sauf, bien sûr, en ce qui concerne les djihadistes.


Relève également du fantasme le discours sur les ghettos — entendus comme autant d’enclaves musulmanes en voie de passer sous la tutelle d’agents islamistes nourrissant un projet de rupture collective avec la société. Même si la concentration de populations dans certains quartiers peut entraîner l’apparition d’un contrôle social, celui-ci ne correspond pas à une stratégie politique de communautarisation, mais reste la conséquence de processus sociaux, économiques et politiques complexes ainsi que... de l’attitude du pouvoir — non seulement dans des pays à idéologie communautaire (tels les Pays-Bas et le Royaume-Uni) mais aussi en France, en dépit de son discours laïque. La course au « vote musulman », l’attribution parfois du logement social sur des critères ethniques, la recherche d’intermédiaires « communautaires » pour « gérer » les banlieues et la volonté de contrôler l’islam par le haut — le Conseil français du culte musulman (CFCM), créé en 2003, est porté à bout de bras par l’Etat — peuvent générer des comportements communautaires.


Pourtant, les Frères musulmans, implantés plutôt dans les classes moyennes, n’ont que peu de prise sur les banlieues — la totale inefficacité de la fatwa d’appel au calme lancée par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), pendant les émeutes de 2005, en témoigne. Et, si les salafistes y sont présents, ils ne les contrôlent pas davantage. D’abord parce que leur influence reste limitée ; ensuite, parce qu’ils n’ont aucune expérience de structuration d’un mouvement social fort pouvant leur permettre de tenir ce rôle ; enfin, parce que leur objectif demeure, on l’a vu, non la constitution d’espaces urbains islamisés ou rebelles, mais le retour sur le Dar Al-Islam (« la terre de l’islam »).


Dans les quartiers où vivent une majorité de musulmans apparaissent aujourd’hui, de façon spectaculaire et massive, parallèlement à la consommation, les valeurs individualistes. En témoignent l’augmentation des mariages mixtes, y compris pour les femmes immigrées (12), mais aussi la difficulté de la vie associative confessionnelle ou le nombre extrêmement réduit d’écoles religieuses — pour ne pas parler de l’échec retentissant des quelques listes communautaires qui ont tenté de se constituer lors d’élections locales.


Dans les espaces lointains du millénarisme




Paradoxalement, il y a vingt ans, quand le « quartier musulman » n’existait pas, le retour à la religion s’effectuait toujours de façon volontariste et encadrée ; alors que, de nos jours, un environnement musulman, avec ses normes sociales et ses pratiques — comme le ramadan — ainsi que ses librairies, ses lieux de culte, ses centres culturels et ses commerces halal, favorise la réislamisation sur une base individuelle, y compris chez les premiers migrants.


Le contexte européen — ou, plus exactement, la situation minoritaire de l’islam en Europe — fait largement ressortir sa difficulté à penser en termes programmatiques l’articulation du religieux et du politique, dans le cadre d’une modernité fondée sur l’Etat-nation et la démocratie à laquelle il ne peut échapper. D’où la tendance, dans les cercles islamistes autorisés à participer au jeu politique, à vouloir séparer la daawa(prédication) de la politique — et l’apparition, devant leur incapacité à formuler un projet cohérent, d’autres formes de néo fondamentalisme qui, comme le salafisme à la recherche du « religieux pur » décrit par Roy, renvoient le politique dans les espaces lointains du rêve millénariste.


Ceux qui se situent dans une stratégie de reconnaissance publique voient, au contraire, leur avenir dans le « politique pur », selon l’expression de M. Yamin Makri, ex-dirigeant de l’Union des jeunes musulmans : certains Frères se mettent à militer dans des partis politiques classiques, à gauche comme à droite ; et la revendication de droits pour les populations issues de l’immigration se redéploie, elle aussi, sur la base d’identités culturelles laïcisées (les Indigènes de la République des années 2000, après les Frères musulmans qui dominèrent la scène musulmane dans les années 1990)...


Quoi qu’il en soit, ces divers itinéraires de rupture assumée entre le religieux et le politique traduisent la reconnaissance implicite que l’idée de conquête est illusoire. Peu importe alors de savoir si des velléités d’expansionnisme existent, l’essentiel est de relever leur invalidation par les transformations sociologiques.


Sami Amghar et Patrick Haenni.



(1) A ce sujet, lire Olivier Moos, « Du minaret à la question musulmane : la nouvelle critique de l’islam », dans Patrick Haenni et Stéphane Lathion (sous la dir. de), Les Minarets de la discorde. Eclairage sur un débat suisse et européen, Infolio, Paris, 2009.


(2) Cf. notamment Sylvain Besson, La Conquête de l’Occident. Le projet secret des islamistes, Seuil, Paris, 2005.


(3) Fondé dans les années 1970 par M. Necmettin Erbakan, un ancien premier ministre turc, ce mouvement est très implanté dans les populations turques en Europe.


(4) Le salafisme est un courant réformiste qui s’est affirmé au XIXe siècle et qui se réfère aux enseignements du prophète Mohammed et à la première génération des musulmans — d’où son nom, issu du mot arabe salaf, « ancêtre » ; lire Wendy Kristianasen, « Qu’est-ce que le salafisme  », Le Monde diplomatique, février 2008. Le Tabligh est une organisation créée dans les années 1920 en Inde, qui a essaimé de par le monde et se fixe comme objectif principal de délivrer le message de l’islam.


(5) Cf. Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2004.


(6) Groupe radical fondé en 1984 en Allemagne et engagé dans plusieurs actions terroristes.


(7) Olivier Roy, op. cit.


(8) « Décryptage : l’islam en France et en chiffres, 1989-2009 », Religion.info.


(9) Patrick Haenni, L’Islam de marché, l’autre révolution conservatrice, Seuil, Paris, 2005.


(10) Tenue vestimentaire qui vient de la rue et qui combine par exemple jean, baskets et signes religieux, comme le voile.


(11) Cf. Linda Caille et Marie Caleb, « France : qui sont les musulmans convertis au christianisme ? », Religion.info.


(12) Emmanuel Todd montre ainsi, dans Le Destin des immigrés (Seuil, 1997), que le taux de mariages mixtes des femmes algériennes passe de 6,2 à 27,5 % de 1975 à 1990. Pour les femmes marocaines, ce taux progresse de 4 à 13 %.